Fondé il y a quelques mois, le collectif indépendant Naar a pour ambition d’abolir les frontières culturelles en offrant une plateforme (mondiale) aux artistes qui n’en ont pas. Un vrai manifeste pour le post-culturalisme, emmené par le directeur artistique Mohamed Sqalli et le photographe Ilyes Griyeb. Mais c’est aussi un site, géré par Natacha Lecsei, regroupant des interviews d’artistes. Le premier projet du collectif a vu le jour en février. Il s’agit du clip « Money Call » réalisé par Ilyes Griyeb, à Meknès au Maroc. Il rassemble sur un morceau trap, les rappeurs marocains Shobee et Madd aux côtés du Français Laylow. Un clip issu d’une résidence de trap au Maroc, à travers laquelle des rappeurs français étaient invités à collaborer avec des MC locaux. Retour en interview, sur les prémices du projet.

Modzik : Comment est né le projet ?

Ilyes Griyeb : Cela a commencé après le papier qu’on a écrit concernant l’affaire Skepta (en juin dernier, l’article « Et si on laissait enfin les artistes arabes raconter eux-mêmes leur(s) histoire(s) ? » parlait de l’appropriation des discours et des esthétiques arabes et notamment du vol des photos de Skepta à Ilyes Griyeb pour sa ligne de vêtements). Je ne voulais pas rédiger un article uniquement sur ce qui me concernait. L’idée était de voir le problème de manière globale.

Mohamed Sqalli : L’article a pas mal tourné. Il a été publié au Maroc et traduit en anglais, alors qu’au début personne ne voulait en parler. J’avais l’impression d’être le seul à penser cela, mais au bout du compte je me suis rendu compte que de nombreuses personnes (et pas seulement marocaines) partageaient le même avis. Un peu comme dans le cas du clip « Territory » de The Blaze (qui filme le retour d’un jeune Algérien dans son pays), sur lequel je devais m’expliquer quatre fois par jour, vu que je travaille dans la musique. Ça soulevait des questions (pourquoi avoir tourné en Algérie ?) qui nous trottaient dans la tête depuis un moment.

Depuis quand assiste-t-on à ce phénomène d’appropriation ?

Mohamed : Cela fait 4 ou 5 ans qu’on retrouve une grande consommation d’esthétique arabe dans la mode, l’art, la musique… Ce n’est même pas fait correctement. C’est plutôt utilisé à tort et à travers pour des raisons opportunistes.

Que signifie Naar ?

Ilyes : Naar signifie « feu » en arabe. Mais c’est aussi « narrate and reclaim », raconter sa propre histoire et récupérer son dû.

Qu’est-ce qui vous a poussés à monter ce collectif ?

Ilyes : Le sentiment d’être bridés ! Les artistes marocains valent autant que les autres. Il faut rééquilibrer les règles du jeu.

Mohamed : Pour moi, il ne faut pas avoir peur de parler de concurrence mondiale. Le but est de créer de l’empowerment (une « auto » prise de pouvoir) autour des artistes marocains pour qu’ils puissent figurer convenablement en France et dans les pays européens. C’est une chose de blâmer les créateurs occidentaux à propos de leur utilisation frivole des esthétiques arabes ; c’en est une autre d’encourager la création locale. Avec Naar, le but est d’accompagner les artistes que l’on aime, les conseiller, les produire et les promouvoir.

Quelles sont les difficultés rencontrées par les artistes au Maroc ?

Ilyes : Au Maroc, les gens ne peuvent pas quitter leur pays physiquement. Le pays ne laisse sortir ses dissidents que s’ils ont une raison de revenir. Or, si tu es sans emploi, pourquoi retournerais-tu au Maroc ? Le gouvernement essaie d’éviter l’immigration clandestine à l’extérieur.

Mohamed : Il y a un facteur excluant dans le fait d’être au Maroc : la concurrence est d’office locale et non internationale. L’artiste marocain qui ne peut pas voyager n’a pas les mêmes moyens, se situe dans un game local. De plus, le consulat français demande aux artistes marocains une carte d’artiste. Elle est délivrée par le Ministère de la culture marocain et a vocation à ficher les artistes.

Ilyes : C’est vraiment du renseignement.

Comment les artistes marocains (et étrangers) sont perçus à l’international ?

Mohamed : Quand on entend parler d’un artiste du tiers-monde, on a l’impression qu’on est obligé de dire combien son parcours a été difficile. Il y a un aspect misérabiliste exotisé.

Ilyes : Comme s’il fallait l’envisager sous son prisme social et non juste faire une critique musicale du projet.

Avec quels musiciens comptez-vous travailler dans le futur ?

Mohamed : Naar n’est pas fermé. Il ne s’agit pas de défendre les artistes arabes contre le reste du monde, mais d’essayer de rétablir les asymétries. On commence avec le Maroc car c’est une culture dont on est issus, avec laquelle on se sent à l’aise.

Ilyes : Mais on n’est pas dans la discrimination positive.

Ce soir, Naar invite trois groupes marocains sur la scène de la Bellevilloise* (19-21 Rue Boyer, 75020 Paris). On a hâte.