La figure du rap hispanophone, Ana Tijoux, revient après une pause de dix ans avec Vida, un cinquième album qui se place comme un hommage à ses proches disparus.

 

Un parcours extraordinaire

Née à Lille de parents chiliens fuyants la dictature de Pinochet, Ana devient sans le vouloir, le récit d’un parcours extraordinaire. De retour au Chili dans les années 90, Ana Tijoux s’impose comme une pierre angulaire de la scène funk/hip-hop de Santiago avec des formations comme Los Gemelos et Makiza ou sa collaboration avec Los Tetas. Avance rapide jusqu’en 2009 où son deuxième album 1977 et son hit éponyme lui ouvrent les portes du marché international. À partir de là tout va très vite, avec des nominations aux Grammys en 2014 et une victoire au Latin Grammys la même année. Quand on lui demande comment elle s’explique ce parcours hors du commun, elle répond : « Il y a de la persévérance. Il y a peut être aussi des rencontres… Mais comment je peux l’expliquer ? Bah, j’ai pas d’explication ! (Rires.) Des rencontres, oui, elle en a faite. Comme lorsqu’elle croise le chemin de la chanteuse mexicaine Julieta Venegas en 2007 avec qui elle collabore sur le titre Eres para mí. De là naît un succès immense en Amérique Latine.

 

Un retour fracassant

Après un succès retentissant et la reconnaissance de ses pairs, Ana Tijoux décide de prendre du recul. Non pas de la musique, car elle continue les concerts, mais de l’industrie. Une industrie qu’elle considère un peu trop tournée vers la culture de l’instantanée.

 

« Tout va extrêmement vite et je ne savais pas si j’avais envie d’aller aussi vite. De manière consciente et inconsciente je ne me sentais pas de le faire. Et puis je ne suis pas en major donc je n’ai pas la pression comme beaucoup d’autres artistes, et je ne la veux pas non plus ! »

 

Lorsqu’elle opère cette mise en pause de sa créativité elle constate aussi : « Je trouve génial la possibilité que beaucoup de gens puissent faire de la musique. Après, le fait qu’il y ait beaucoup d’artistes ne signifie pas pour autant qu’il y ait beaucoup de qualité… Et tout va tellement vite… Je crois que même en tant qu’auditeur on a pas le temps d’écouter tout ce qui arrive. J’ai peur qu’on n’ai pas la possibilité de tout digérer, et en même temps en tant qu’artiste d’avoir une pression absurde d’aller vite. En fait on court tous, mais je ne sais pas dans quel sens ! »

Et puis c’est le deuil qui arrive comme un couperet pour aiguiser sa créativité, elle raconte : « Il y avait beaucoup de gens qui étaient morts autour de moi et j’avais besoin de faire un album lumineux, une envie personnelle et thérapeutique. » Le décès de ses proches lui rappelle que « la meilleure revanche contre la mort, c’est la vie ». C’est à ce moment que la rappeuse couche sur le papier cet appel à la résistance qu’est Vida.

 

 

Une femme multi-facette à la fois mère et activiste

Dans cet album, qu’elle veut plus dansant que les autres, elle évoque l’utopie, la fin du monde, l’esclavage, le nouvel esclavage, la fausse démocratie etc… En somme, les années passent mais Ana demeure une activiste. En effet, c’est dans un contexte de dictature que tout a commencé pour la rappeuse lorsque ses parents ont fuit le Chili, après le coup d’état en 1973 d’Augusto Pinochet. À cette marque de fabrique s’ajouteront la révolte des étudiants chiliens de 2011 contre le projet néoliberal de Sebastián Piñera et puis des pertes personnelles. Un enchaînement d’événements qui fait naître Vida, son 5ème album, débordant d’engagements, d’allégresse et de luttes. Son activisme rayonne également dans sa façon de consommer la mode, car Ana sillonne autant que possible les friperies pour parfaire sa garde robe et ajouter des maillots de foot à sa collection. Elle évoque également Suay Sew Shop. Une coopérative basée à Los Angeles où se retrouvent des couturiers bénéficiant d’un salaire égal qu’ils soient travailleurs étrangers ou non.

 

« Il y a beaucoup de peur à voir une femme libre. Une femme capable de se défendre, une femme indépendante émotionnellement, économiquement, etc… »

 

 

Avec tous les combats qu’elle mène à bras le corps et sa musique, s’ajoute à son arc la flèche de la maternité. Et lorsqu’on lui demande comment ses enfants ont influencé sa carrière, elle s’épanche : « Le fait d’apprendre avec eux ce que signifie être maman et de les chouchouter agit sans le savoir sur mon travail. Ce processus d’apprentissage influe sur moi et donc sur ma musique. Mais je ne sais pas encore comment exactement ».

Quand on lui demande à cette figure maternelle et à la fois du rap hispanophone quels conseils pourrait-elle donner à une jeune fille qui souhaiteraient se lancer dans le rap, voici sa réponse : « Je lui dirais ce que j’aurais aimé que l’on me dise lorsque j’étais jeune, c’est d’être préparé parce-que c’est un milieu très dur et très macho. Il y a beaucoup de peur à voir une femme libre. Une femme capable de se défendre, une femme indépendante émotionnellement, économiquement, etc… Mais je crois aussi qu’il y a toute une nouvelle génération de femmes rappeuses dans le monde avec une force immense. Donc j’inviterais les filles à former un comité entre elles ! »

 

 

Ana Tijoux sera en concert à Paris, le 3 avril 2024 au Café de la Danse.

 

 

Texte Samantha Kiangala

Photos @stvulrich