On retrouve Jonathan Pierce dans sa cabine au nord de New York trois jours après son anniversaire, qu’il laisse passer sans fanfare. Il vient de promener sa chienne May, qui se balade en arrière-plan et se révèle être une véritable passionnée de l’eau. C’est un rituel matinal quotidien qui lui offre un moment de sérénité. Un paysage idyllique sous un ciel gris ; peut-être une métaphore pour cet album à la fois empreint de joie et de sincérité brutale.

 

 

Photo : Qiao Meng

 

Pour mettre cet album – intitulé sobrement Jonny – en contexte, le chanteur derrière The Drums a vécu une enfance tourmentée en tant qu’enfant gay du pasteur d’une église dans le nord de l’État de New York. C’est une réalité qu’il continue de confronter aujourd’hui, avec un état d’esprit plus serein.

 

Toute ta musique semble très personnelle, il prend ton prénom, est-ce que cet album est l’œuvre la plus personnelle que tu aies sortie ?

C’est amusant parce qu’à la fin de chaque album que j’écris, je me dis toujours la même chose : c’est l’œuvre la plus personnelle que j’aie jamais réalisée, c’est le plus vulnérable que j’aie jamais été, c’est le plus honnête que je puisse être. Ensuite, je passe au projet suivant et je réalise qu’il y a tant de choses que je n’étais pas prêt à dire, tant de choses qui m’effrayaient, tant de secrets cachés.

Avec le temps, je peux affirmer que cette réalité persiste. En enregistrant, j’ai entrepris une sorte de voyage de croissance et de découverte de moi-même, ce qui est tout à fait naturel. Plus je creuse, plus je découvre qu’il y a encore tant à exprimer.

 

Qu’est-ce qui te pousse à écrire si profondément sur toi-même ?

Je réfléchis souvent à pourquoi en tant qu’artiste, je choisis de m’exposer davantage que d’autres contemporains (dont le travail est moins personnel). Ce n’est pas comme si je m’étais réveillé un jour en me disant que je voulais être vraiment vulnérable dans mon écriture : « Je vais être profondément personnel, ça a l’air fun ». Ça n’a jamais été le cas.

Cela remonte surement à mon enfance, ce dont cet album parle de plusieurs façons. La vulnérabilité dans mon écriture est finalement le reflet de l’enfant Jonny et du bébé Jonny qui avaient besoin d’amour et d’attention, mais qui n’en recevaient pas. C’est un dialogue entre eux, c’est poser des questions à cet enfant intérieur et lui donner une voix pour s’exprimer à travers la musique.

 

« Il y a quelque chose de tellement libérateur dans cette approche que je n’ai pas eu besoin de mettre un JK (Just Kidding) après chaque vérité ».

 

Je pense aussi que je veux être vu. J’ai eu récemment un moment d’épiphanie où j’ai réalisé : « C’est exactement ça ! » Pourquoi je tiens tant à parler de mes blessures ? Au fond de moi, il y a toujours cette part vivante qui a besoin d’être connue et comprise, afin que je puisse être aimé et me sentir connecté, si cela a un sens.

Ce nouvel album, pour répondre à ta question, incarne parfaitement cette idée pour moi. Il est beaucoup plus brut, j’ai cessé d’essayer d’ajouter de l’humour à mes paroles. Dans le passé, j’aurais peut-être introduit une note légère ou humoristique après un moment sérieux ou grave. Cependant, avec cet album, j’ai laissé les choses se dire sans filtre. Il y a quelque chose de tellement libérateur dans cette approche que je n’ai pas eu besoin de mettre un JK (Just Kidding) après chaque vérité.

Il est certainement l’album le plus personnel et je vais continuer sur cette voie. Je ne sais pas vraiment ce que je ferais autrement.

 

Photo : Qiao Meng

 

Penses-tu pouvoir, un jour, composer un album qui ne serait en aucun cas basé sur des expériences personnelles ?

(Rires) Oui, sur des trains, des avions et des automobiles ? Peut-être que je suis trop narcissiste. Mon thérapeute me parle tout le temps du narcissisme sain, parce qu’on doit s’occuper de nous-mêmes. Je ne fais que commencer à véritablement comprendre ce qui se passe à l’intérieur de moi. Je suis d’ailleurs des cours de psychologie car maintenant que j’ai découvert cette discipline, j’en veux encore plus.

Je n’accorde pas beaucoup d’importance à mon héritage mais je crois avoir la capacité de partager mes émotions. Tout au long de ma vie, j’ai lutté avec la solitude et le sentiment de ne pas être compris. Malgré l’entourage constant de nombreuses personnes qui veulent être près de moi, ressentir la solitude au milieu de cette foule est une expérience permanente pour moi.

De nombreux thèmes dans ma musique explorent la solitude, l’isolation, ainsi que la sensation de ne pas pouvoir trouver la porte d’entrée. J’aime écrire sur ces sujets parce qu’il y a de nombreuses personnes qui peuvent s’identifier à ces sentiments, même si elles n’ont peut-être jamais osé les exprimer. Mes enregistrements leur offrent l’opportunité de se retirer dans leur chambre, de fermer la porte, et de se sentir réconfortées en étant seules avec leurs émotions.

 

Couverture du single The Flowers

 

Peux-tu nous parler de la couverture de ton album et de la série de photos qui l’accompagne ?

Il y a environ dix ans, à l’époque de Portamento, je suis parti chez mes parents avec une caméra que mon ami m’avait donnée, sans grand plan. Personne n’était à la maison, mes parents étaient en route pour la messe du dimanche. Je me suis installé dans le bureau de mon père, et sans vraiment y réfléchir, j’ai commencé à me déshabiller. J’ai commencé à prendre des photos avec un minuteur et un trépied. J’ai changé d’endroit à plusieurs reprises dans la maison. Chaque endroit était associé à une grande animosité, qu’elle soit émotionnelle ou physique, envers moi. Cette séance a duré environ une heure, et j’ai eu de la chance que personne ne soit revenu à la maison.

 

Les photos que tu as prises sont restées près de toi pendant tout ce temps ? Pourquoi les sortir maintenant ?

Même dix ans après, j’ai encore de nombreux sentiments contradictoires. C’est un peu comme l’album avec ses seize chansons, abordant souvent des thèmes opposés, mais d’une manière ou d’une autre, ils parviennent à s’accorder. Déjà les photos sont étranges. Pourquoi j’aurais fait ça ?

Ma théorie préférée, mais peut-être pas la plus véridique, c’est que je cherchais à acquérir un pouvoir pour moi-même dans des espaces où je n’avais pas de prise en tant qu’enfant. Mais récemment, une nouvelle théorie émerge, que j’apprécie moins. Pourquoi parmi tous les endroits où je pouvais photographier ma nudité ai-je choisi l’endroit où j’ai été maltraité ? J’aurais pu me dévêtir dans la forêt, sur la plage ou dans ma cabane. Cependant, je suis allé dans un endroit que j’associais au danger.

En réalité, on peut aborder cela de deux manières : comme une forme de défi, une expression presque « punk-fuck-you », ou comme se mettre dans une position de vulnérabilité dans un lieu empreint de souvenirs malsains. J’ai toujours les mêmes interrogations, c’est pourquoi, il m’a paru adéquat d’utiliser ces images pour illustrer un album aussi complexe que Jonny.

 

Couverture d’album – Jonny

 

Dans la photo que tu as choisie pour la couverture, on perçoit un côté de révolte avec la posture à genoux, comme si tu priais. En quoi est-ce que le corps nu représente un symbole de pouvoir et de reconquête ?

Je me souviens du moment où j’ai fui ma maison pour m’installer à New York City avec des chansons en main. J’ai signé un contrat au bout de six mois, grâce à un peu de chance, et surtout grâce à beaucoup de travail et de prise de risques. Je me souviens d’une soirée en particulier où je me suis retrouvé dans un bar gay à deux heures du matin, à consommer de la drogue, et à passer la nuit dans un sous-sol. Ce n’était pas réellement ce que je voulais, mais je ressentais qu’à ce moment-là, le fait d’accomplir cela me permettait de m’éloigner autant que possible de l’endroit où j’ai grandi, comme s’il n’y avait plus de règles. Je connaissais seulement l’intransigeance en tant qu’enfant, la punition. Du coup, cela semblait assez beau, même si techniquement, ce que je faisais était peut-être dangereux pour moi. C’est très complexe, mais pour revenir aux images, le fait d’avoir été nu dans cet endroit, c’était un peu comme être à un endroit tout en étant loin d’un autre.

Je n’ai pas vraiment creusé cette idée du corps humain… Peut-être que c’est l’image la plus puissante qui soit. Mais même si elles me mettent parfois mal à l’aise, je suis déjà conscient que je vais regarder en arrière et être fier de moi pour cette série de photos.

 

« Maintenant que je ne bois plus et que je suis plus présent, je réalise que c’était facile parce que j’étais défoncé » (rires).

 

Je suis désolé, on aborde des sujets vraiment lourds pour un matin à 11h, mais chanter des paroles comme « Je suis seul, maintenant je suis seul » sur scène, comment ressens-tu cela ?

Toute ma vie, je me suis battu pour rester présent. Par défaut, je m’évadais, je me réfugiais dans un monde imaginaire parce que la douleur était souvent accablante. J’ai donc appris à échapper à cette souffrance en me transportant ailleurs. Pour la majeure partie de ma carrière, cela se traduisait par une consommation d’alcool avant de monter sur scène, pendant que j’y étais, et une fois que j’en étais descendu. Les gens me disent toujours : « Tu es un tel showman, c’est tellement merveilleux de te regarder sur scène. Tu as le trac sur scène ? » On me pose tout le temps cette question.

Je répondais toujours non, c’était la chose la plus facile du monde. Maintenant que je ne bois plus et que je suis plus présent, je réalise que c’était facile parce que j’étais défoncé (rires). Si tu m’avais posé cette question dans le passé, j’aurais dit : « Oh, c’est facile, c’est génial, c’est ce pour quoi je suis né ». Maintenant, je suis moins sûr d’avoir été conçu pour ça. Je bois beaucoup moins et je suis capable de vivre mes émotions en tant qu’artiste.

Durant cette dernière tournée aux États Unies – c’est la première fois que cela s’est produit régulièrement – je pleurais sur scène. Je me sentais comme si ma propre chanson touchait mon cœur en chantant. Je n’ai jamais cru que ça allait se produire. C’est ça qui me fait pleurer. C’est un testament à ma vie, je me suis endurci.

 

Comment vois-tu ton prochain retour sur scène ?

Je sais qu’une fois que je serai là-bas, il y aura de nombreux moments de joie et de douceur.

 

Et en Europe ?

Je sais qu’ils travaillent sur des projets, mais je me rends vraiment là où on me dit d’aller. Dès que je reçois un appel ou un e-mail, je dis simplement « d’accord » (rires).

 

 

Texte Antoine Breteau