Ils s’accordent aux tenues du podium, ils susurrent aux oreilles de tous mais ne sont pas le clou de la collection. A la fois invisible et omniprésent, parfois crédités mais jamais sur les devants de la scène, le Sound Designer est pourtant essentiel au défilé. Travaillant main dans la main avec le directeur artistique de la marque, il est de ceux qui permettent au défilé de devenir performance. A l’occasion de la Paris Fashion Week, nous sommes allés à la rencontre de trois artistes qui donnent le ton à la mode : RONI, EMMANUEL CAUREL et SENJAN JANSEN.

 

 

Le Sound Designer, c’est quoi ?

Senjan Jansen, Sound Designer depuis un vingtaine d’années, nous partage sa vision du métier. Il s’agit de faire en sorte que « les gens disent après coup qu’ils ont vu un bon show, pas besoin de dire que c’était de la bonne musique. » Ce qui différencie le Sound Designer d’un autre musicien se manifeste dans la composition : « c’est très physique, pour moi ce n’est pas du tout une chose musicale », explique Jansen qui n’utilise quasiment jamais de mélodie. Si sa démarche ne partage pas la même finalité qu’un chanteur ou qu’un groupe de musique, le processus de création embrasse les mêmes difficultés. En tant qu’artiste, le Sound Designer doit « faire de la musique, et tout ce qui vient avec : ne pas dormir, cohabiter avec le stress, placer le son dans un espace, le mixer, dans n’importe quel état. » Une autre de leur caractéristique commune, c’est la pression du direct : « S’il me reste une heure, je continue à travailler comme s’il me restait dix jours ».

Il y a diverses manières d’être Sound Designer, celle de Jansen consiste à faire « du préfabriqué, programmé, à chaque seconde ». Bien qu’il lui arrive parfois de s’adonner au live, notamment lors de présentations où le timing est moins important.

 

 Sound Designer et designer, une symbiose d’identités 

Pour Jansen, collaborer avec un designer est une question d’alchimie, « en réalité les gens sont le plus important ». La plupart du temps, les marques avec lesquelles il reste en contact sont celles avec qui s’est formé une identité. Pour Emmanuel Caurel, Roni et Jansen la collaboration avec le directeur artistique est un échange, une discussion, accompagné d’un travail de recherche, où les deux partis prennent le temps d’exprimer leurs visions et idées.

Jansen explique sa vision d’un défilé abouti « si le designer est très bon, alors vous voyez que lorsque vous jouez tout ensemble : maquillage, son, lumière et espace, c’est un ajustement parfait, c’est magique si tout s’accorde ». L’influence du designer sur le Sound Designer se manifeste aussi via l’identité des deux artistes. La collaboration entre Roni et Alice Vaillant comme le dit Roni est : « un échange d’idées » avec un cahier des charges qui « implique de mettre un petit peu d’émotion cette saison ». C’est un travail qui se fait progressivement « où les idées se confrontent, se mélangent et se rencontrent ». Senjan Jansen s’inspire également de l’environnement musicale dans lequel a grandi le DA : « c’est intéressant de travailler avec tout, des choses anciennes ou plus récentes ».

 

Sejan Jansen

 

Certaines collaborations s’articulent de manière naturelle entre le Sound Designer et le directeur artistique, d’autant plus lorsqu’une amitié est en jeu. La collaboration entre Emmanuel Caurel et Alexis Mabille est « simple et amicale ». Il y a une volonté de la part de Mabille et Caurel de se comprendre l’un l’autre. Leur collaboration repose sur une confiance mutuelle et réciproque pour pouvoir avancer convenablement. « Nous avons l’habitude de travailler de manière très simple, de manière amicale, comme on l’a toujours fait lors d’un dîner, d’un rendez-vous, d’une prise de contact en discutant des nouvelles idées pour la collection de mes sorties musiques qui coïncident avec la sortie de la collection », explique Caurel.

Le travail entre Caurel et Mabille tend à restituer une image précise de la femme Mabille : « c’est une femme qui évolue et qui reste moderne, qui est très parisienne, très française, (…) qui garde sa modernité et sa féminité, qui est en pleine expansion et enfin qui vit à cent pour cent sa vie en liberté. C’est une party-girl mais en même temps quelqu’un de très raisonnée et très intelligente ». La femme Mabille – selon Caurel – est libérée, moderne, chic et indépendante.

Pour la Paris Fashion Week 2024, Roni est contactée par Alice Vaillant qui semble apprécier les sons techno. Elle souhaite orienter les sons du défilé Vaillant Studio SS24 vers un style électro. D’ailleurs le choix du lieu du défilé, Beaubourg, ainsi que la musique, lui donnent un côté underground.

Le Sound Designer est l’une des pièces de puzzle du défilé. Néanmoins, il est souvent celui qui doit s’ajuster.

 

Les processus créatifs, entre inspirations et méthodes

Tous les Sound Designers ne composent pas de la même manière. Il est possible que le travail de recherche du Sound Designer débute par une mise en structure d’un thème. Par exemple, Alice Vaillant a partagé plusieurs mots clés à Roni posant ainsi un thème sur la collection. Un des mots-clés est « puissance ». Selon Roni ce mot exprime une dualité autant dans la collection que dans la musique. Selon Roni, Alice Vaillant « est une femme très forte, qui n’a pas peur de sa sensibilité qui assume sa vulnérabilité et qui va à son propre rythme ». Alice manifeste ses émotions à travers sa marque de fabrique : la dentelle. En gardant en tête les mots-clés, ainsi que le style de Vaillant Studio, Roni tente de faire découvrir sa vision de la musique électro d’aujourd’hui dans sa globalité, tout en essayant de garder une touche avant-gardiste.

 

RONI

 

Pour Jansen, ce qui prime, c’est le lieu du show, c’est l’endroit qui détermine le son, « je travaille davantage sur le plan sonore que sur le plan musical. Pour moi, c’est plus important que les couleurs ou une pièce de la collection ». D’une autre part l’aspect créatif peut être au centre de la collaboration. Par exemple, Glenn Martens, l’un des designers avec lequel Jansen s’associe régulièrement, lui permet d’exprimer son inventivité. « J’ai la possibilité de travailler de manière plus conceptuelle pour Yproject. Et si un concept fonctionne très bien, il fonctionne notamment sur le plan émotionnel », explique-t-il.

Entre Mabille et Caurel la thématique est fixée selon les deux points de vue. Ce travail nécessite plusieurs écoutes, une expertise de différentes situations qui permet, ensuite, de finaliser un montage progressivement alimenté et amélioré jusqu’au show final. Caurel prend le temps d’analyser une collection afin de composer et/ou de trouver une musique adaptée au thème de la collection. Il est question de mettre en scène une collection qui raconte une histoire en combinant une énergie musicale. Selon Caurel l’univers mode et musical sont étroitement liés. Pendant le défilé, la musique joue un rôle important. Elle participe à faire découvrir la collection, à travers l’intonation construite par le designer sonore. « Une musique peut faire pleurer, peut faire rire pour suspendre le temps. C’est très important de savoir comment connecter la musique à la mode », signale Emmanuel Caurel.

 

 

« Il faut juste s’amuser, plutôt que d’essayer d’être avec les plus grands où tout le monde veut être, trouver une sorte de signature. » (Sejan Jansen.)

 

Si certains artistes mixent des tracks existant, Caurel et Jansen préfèrent utiliser leurs compositions. C’est-à-dire qu’ils sélectionnent eux-mêmes les musiques. Ils composent et rédigent la bande-son finale, pour le/les designers avec lesquels ils travaillent. « Je veux chercher le son ou la musique qui est vraiment nécessaire pour ce spectacle, à ce moment et dans cet espace. Si j’ai l’impression de juste jouer un morceau qui pourrait être un autre morceau, je ne suis pas satisfait », précise Senjan Jansen.

 

Le Sound Designer construit sa production musicale également en fonction du rythme du défilé. Il doit parfois faire des changements last-minute : « Vous avez une sorte d’évolution dans l’énergie, les émotions, ou, parce que le son s’accorde sur tel ou tel vêtement », explique Jansen. « Si vous commencez à changer les longueurs, alors vous changez cette évolution et ça peut être très, très, très mauvais. J’ai eu des spectacles où je n’ai même pas joué la dernière partie parce que le show était soudainement trop court ». Si Caurel aime travailler indépendamment, le designer est celui qui a le dernier mot sur le défilé. Une vision que Jansen partage : « Parfois, j’ai un concept et je tiens beaucoup à la durée, puis on essaie d’adapter. Mais si les choses doivent être plus longues, elles le seront. Ça peut être compliqué parce que vous faites l’équilibre d’un show avec une introduction, un milieu, une fin ». Il explique que, bien que son projet soit généralement préparé en amont, le Sound Designer n’est pas hermétique aux aléas du live. « Il peut arriver que les gens commencent à douter de quelque chose que l’on voudrait jouer et je peux toujours modifier. Je veux simplement que ce soit le meilleur spectacle possible. »

 

 

Une composition semée d’embuche

Chaque Sound Designer rencontre des difficultés propres à son environnement et certaines sont universelles, notamment le facteur temps. Pour le défilé Vaillant Studio Roni souligne « le timing, parce que sur un défilé tout est timé à la seconde près ». Le défi est d’accorder la musique en même temps que le défilé. Se demander comment faire pour être dans le bon timing, vis-à-vis de la musique et de l’état d’avancement du défilé, ainsi que du ending : la sortie d’Alice à la fin du défilé. Emmanuel Caurel lui est de nature confiante. Il a cette faculté à rester dans le détail, afin de revoir scrupuleusement les difficultés et les défis du défilé, jusqu’au jour du show. Selon lui « on n’est jamais à l’abri d’une défaillance du matériel ou de l’électrique ». Jansen évoque la même angoisse, « la pire chose qui puisse arriver, serait que le système de sonorisation ne fonctionne pas ». Emmanuel Caurel partage d’ailleurs une anecdote de sa collaboration avec la marque Gauchère. Lors d’un défilé, il a du allonger la musique de quelques minutes supplémentaires. Pendant les répétitions, lui et le directeur artistique se sont rendu compte que la musique se terminait avant la fin du défilé. Cet imprévu a été causé par la démarche lente – au ralenti – des mannequins gênés par les chaussures.

 

Emmanuel Caurel

 

Si le lieu est synonyme d’inspiration pour Jansen, il peut également être un élément de contrainte, « certains endroits sont très difficiles du point de vue du son, comme dans une église, exemple extrême de réverbération. L’intérieur et l’extérieur sont également importants » : L’environnement impacte la performance du Sound Designer et la réception du public. Par exemple, si le show est en extérieur, il y a beaucoup moins de proximité physique et en fonction du jour ou de la nuit, il faut ajuster les réglages différemment.

 

Voici deux façon différentes dont Sejan a abordé la conceptualisation et la composition sonore selon les besoin spécifiques de chaque marque. Rythmé et très électro pour Diesel à l’occasion de la dernière Fashion Week femme de New York, et beaucoup plus minimaliste, ambient et texturé pour Issey Miyake et son défilé Homme Plissé de l’été dernier à Paris. 

 

Lors de la Fashion Week de New-York, Jansen s’est produit dans un lieu aussi contraignant qu’exaltant « le mois dernier, le show Diesel était très délicat parce que c’est une grande marque, donc beaucoup de gens le regardent et il y a quelque chose que vous voulez leur faire ressentir. C’était une sorte de rave extérieure avec 7 000 personnes. » Il détaille : « il y avait un écran de 27 mètres sur 16 mètres. C’était un vrai challenge, avec le son, de se battre contre tout ces éléments. C’était plus proche d’un grand concert ». Il continue, « on ne sait presque jamais comment ça va finir, et cette fois-ci ça a très bien marché, chaque spectacle est une sorte de défi de rendre les gens heureux ou quelque chose du genre, parce que ce n’est pas toujours le cas ».

 

« C’était une sorte de rave extérieure avec 7 000 personnes. », S. J.

 

Mode et musique à la croisée des arts

 

Comme bon nombre de Sound Designers, Jansen se positionne sur plusieurs domaines. « J’ai l’habitude de composer pour des films ou pour le théâtre. C’est plus compliqué lorsque vous n’êtes que sur votre ordinateur portable, dans le studio ou à la maison, en train de faire de la musique, et vous sortez soudainement avec votre propre son, qui n’est pas masterisé ». Senjan n’avait pas d’intérêt spécifique à tremper son talon dans la haute-couture avant de rencontrer le designer Heide Ackerman et c’est là qu’a débuté sa relation de proximité avec la mode. « J’aime juste faire de la musique, je suis arrivé dans la mode par accident ». A l’inverse de Jansen, Roni et Caurel ont commencé à travailler dans le milieu de la fashion avant de se reconvertir vers la musique. Roni est une DJ française aux tendances rythmique techno, résidente de sa webradio Rinse France, puis fondatrice du label Nehza Records. Roni espère néanmoins pouvoir travailler sur des campagnes ou des pubs car « c’est super intéressant de pouvoir raconter des histoires dans ce cadre-là ». Emmanuel Caurel lui est à la fois designer sonore, producteur, compositeur et organisateur d’évènements dans différents lieux de la capitale. Son travail touche à l’événementiel mode – musiques de défilés –, des after-shows (il a été au cœur de plusieurs événements lié à la Paris Fashion Week), des festivals, des soirées DJ Set ou encore des playlists pour les restaurants. Comme Roni, Caurel a également un pied dans le monde de la nuit et du clubbing. Il est diplômé de plusieurs écoles de mode. Il poursuit sa carrière professionnelle toujours dans ce même environnement, avant de se reconvertir dans la production musicale et le design sonore. Ami du créateur Alexis Mabille, il devient le designer sonore de la marque.

 

« La mode, c’est comme une belle piscine dans laquelle nager, mais ce n’est pas quelque chose que j’avais l’intention de faire. » (S. J.)

 

Aujourd’hui encore, le lien de Jansen à la mode relève d’une connexion artistique plus que du vêtement en lui-même « J’aime la mode en tant que forme d’art, moins comme une chose à consommer. Tout comme dans la musique, il faut une raison d’être. »

De la même manière que les réalisateurs ou metteur en scène sont en quête de sens dans leur production, les créateurs et Sound Designers insufflent l’activité du monde extérieur dans leur art. « Nous sommes les enfants de notre époque, donc je pense que ça évolue comme l’industrie de la musique. Tout ce qui se passe dans la société devrait aussi se passer dans la mode et, il me semble que c’est le cas. Il arrive qu’il y ait des influences politiques comme lors du défilé Balenciaga mettant un scène le drapeau de l’Ukraine ».

 

Voici une playlist de la dernière Paris Fashion Week : à écouter ici.

 

Texte / Louise Pham Vam et Sandra Inack