par EVA BOUILLON

Tchoin ou go sûre, rien nest moins sûr : le slang de 2017 est injecté dexpressions provenant de pays ex-coloniaux français proposant une langue hybride et fièrement multiculturelle.

« Bonne Saint Valentchoin!». Cest le message damour que tweete le rappeur Kaaris à ses quelques 660 000 followers le 14 Février dernier, en référence à son dernier tube consacré single de platine, « Tchoin ». « La go là, c’est p’têt’ une fille bien, mais on préfère les tchoin, tchoin, tchoin. » Refrain entêtant au sens moins innocent que sa sonorité, « tchoin » est un mot ivoirien tout comme lartiste, et qui signifie « p*** ».

Ce n’est pas le premier mot non-français à s’immiscer dans largot actuel. Aujourdhui, toute une nouvelle vague de slang est issue de langues des anciennes colonies françaises, venant sajouter au plus classique verlan. Prenons le mot wesh, célèbre salutation (sorte de yo, version locale) : il serait en réalité issu du berbère ach signifiant quoi. Quant au mot go ou lexpression ma go sûre, entendez par là une fille ou une amie (voire plus si elle est daccord), c’est une expression également ivoirienne.

Cette formule prêt-à-pécho se retrouve sous la plume de Boulbi (alias Booba), dans le morceau « OKLM ». Et le rappeur MHD, pionnier de l’afro-trap en France, popularise le bambara (langue malienne) avec le titre « Laissez-les kouma », traduction de « laissez-les parler ». Ces rappeurs se font, consciemment ou non, les ambassadeurs d’une jeunesse issue de limmigration qui cherche aujourdhui à revendiquer un multiculturalisme, face à une scolarité qui n’a pas permis lapprentissage de l’arabe ou d’autres langues africaines. Ces exemples ne sont que la pointe de liceberg de ce nouveau parler urbain. De larabe serait né seum (avoir la rage, être en colère), miskine ou miskina pour le ou la pauvre ou febelek (faire attention). Le classique babtou, quant à lui, est le verlan du mot wolof tubaab, et désigne une personne à la peau blanche.

Voici donc un parler hybride, fièrement francophone plutôt que franco-français. Et qui rappelle au passage la fonction première de l’argot : selon le Larousse, ce langage est utilisé par des individus d’un même groupe social, pour se distinguer et/ou se protéger du reste de la société – ce qui est souvent intimement lié à une distinction de classe et de race. L’écrivain et chanteur Magyd Cherfi, ancien membre du groupe Zebda (dont le nom signifie beurre en arabe) explique : « Dans mon quartier du Nord de Toulouse, il y avait “une langue du pauvre” parlée par les Manouches, Noirs, Arabes, et Portugais du quartier, c’était une arme de défense pour ne pas être compris des Blancs ». L’auteur de Ma part de Gaulois (2016), est kabyle, et démontre l’étendue de son héritage culturel dans ses oeuvres : « Avec Zebda, on était à la recherche d’une langue populaire et érudite. C’était une revendication intellectuelle. On prenait un mot arabe, et on le remettait dans la langue française ».

L’argot c’est aussi un premier apport métissé au plus classique verlan, qui existe lui depuis le Moyen-Âge. Selon Stéphane Ribeiro, auteur du Dico français ado (2016), ce nouvel argot ne cesse ainsi de se remettre à jour en intégrant la richesse du monde. « Il a évolué au gré des flux migratoires français, avant il y avait du polonais, de l’italien, maintenant on trouve des langues subsahariennes et de l’arabe ; il illustre la mondialisation de la société. » Des minorités au grand public, ce langage puise sa force dans diverses influences – d’un mot issu de la culture Internet à une chanson de Booba – à l’image de la société qu’il reflète.

L’argot serait-il donc un parler non seulement prometteur, mais aussi fédérateur ? Ce message d’espoir est loin d’être gagné, selon Magyd Cherfi. « Intégrer cet argot dans la langue française ? Ce sera difficile, la France a peur de ça, elle est trop attachée à son vocable gréco-latin et freine ces apports culturels », explique-t-il. Par ailleurs, la réelle difficulté à intégrer cet argot viendrait d’un syndrome classiste. Il est souvent associé à un langage de banlieue, dont on ne connait que trop bien la connotation dite caillera: « On dit souvent des jeunes qu’ils ne savent plus que parler comme ça, alors que c’est faux ! Ils savent qu’il y a un double langage à utiliser, faute d’être connotés comme “jeunes de banlieue”, car le langage est un marqueur social », analyse Stéphane Ribeiro.

Simple tendance pour les uns, pouvoir linguistique pour les autres, l’ambivalence de cet argot est à l’image de ceux qui le parle : rarement pris au sérieux et trop souvent stéréotypés. Passerelle entre langues dominées et langue dominante, il a néanmoins pris assez dampleur pour que l’Éducation Nationale s’y intéresse : un lexique a été affiché dans la salle des profs d’un établissement parisien, pour comprendre les élèves. On attend de pied ferme le jour où le directeur de l’établissement lancera un ngatie abedi.