Ce mercredi 27 mars après-midi, deux jours avant la sortie d’Our Decisions, le sixième album de Frustration, on a rendez-vous au légendaire Born Bad Records Shop.

 

Tout parisien fondu de rock alternatif y a forcément acheté une galette à un moment de sa vie. Ce magasin de disque situé aujourd’hui au 11 rue Saint Sabin a vu le jour rue Keller dans le 11ème arrondissement de Paris, il y a tout juste 25 ans. Un festival aura d’ailleurs lieu dans trois lieux parisiens les 25, 26 et 27 avril prochains, afin de célébrer cet anniversaire, en présence de nombreux groupes de la scène underground nationale et internationale comme Les Lullies (fr), Tramhaus (nl), The Masonics (uk), Gob Psychic (dk), Die Verlierer (de) …

 

« On était une petite bande de copains. » Mark.

Plus qu’une rencontre, c’est toute une histoire à découvrir. Elle commence en 1999 avec l’ouverture par Mark (Adolf) et deux potes d’une boutique avec « une forte identité punk-rock, mais surtout plein de petits groupes, de petits labels. Du punk, du post-punk, première vague, hardcore, cold wave, new wave, et puis de la soul, du rock’n roll, du garage, du r’n’b… bon, de la bonne musique quoi (rires). Le nom Born Bad vient de compilations sorties par les membres des Cramps de façon semi-confidentielle dans les années 80. » Mark.

 

On était donc dans ce shop, entourés de centaines de vinyles, pour rencontrer Frustration, le fer de lance de la cold wave et du post-punk français.

 

La qualité des sélections du Born Bad Records Shop en fait rapidement la réputation… au point que JB aka Wizz, un ami de Mark, a l’idée d’utiliser le nom du shop pour développer son tout nouveau label.
« La boutique avait déjà un nom, était un peu connue à l’international, un petit peu partout. C’était déjà une boutique de référence, et puis ça correspondait aussi aux goûts de JB, c’est un copain. » Mark.
Born Bad Records naît en 2006 et la boutique devient, entre autres, la vitrine du label.
A cette époque Mark – qui semble être la pierre angulaire de cette histoire – est déjà le batteur de Frustration, groupe monté par son pote Fabrice (Gilbert) quatre ans plus tôt. Ce projet post-punk totalement dément sera la première signature de JB Wizz pour le label Born Bad Records. Depuis, de beaux noms de la scène indé les ont rejoints : J.C. Satàn, Cannibale, La Femme, Le Villejuif Underground
L’histoire du label est indissociable de celle du groupe et de l’amitié qui lie les musiciens entre eux. On rencontre Fab (textes, chant), Nicus (guitare) et Mark (batterie). Frustration c’est aussi Frédéric aka Junior (clavier) et Pat (basse).
« On compose tous ensemble. On a vu plus d’un groupe de copains tenter des carrières solos et prendre des gaufres monumentales. Je pense que c’est ce côté humain, cette aventure humaine qui nous a sauvés. Et les gens, le public, le voient aussi. Je pense que notre force, c’est ce qui se dégage : qu’on est un groupe. » Fab.
On entend aussi parler de José qui a créé le design de toutes les pochettes d’albums, de Jess le tourneur depuis 15 ans (Vedettes), de Jonathan, l’ami ingé son. « C’est familial tout ça. C’est pas du copinage. Ça aurait pu rester un petit groupe d’ailleurs, mais il s’avère que ça a pris. Je l’ai formé pour faire quatre ou cinq concerts par an. On en a fait presque mille, c’est cool. » Fab.

 

Rock’n Roll et liberté

Référence absolue dans le monde du rock alternatif depuis 20 ans, Frustration part sur les routes avec son propre camion, sans manageur, ne poste presque rien sur les réseaux sociaux, célèbre le concept du D.I.Y. jusqu’à l’enregistrement de son dernier album studio…
« On paye notre tribu au rock’n roll. On passe nos dimanches dans un camion qui sent la sueur de bière. On charge, on décharge. On rigole souvent de ça. On a vraiment sacrifié nos vies privées mais ça nous a permis de construire un projet en totale liberté, vraiment. Le label de JB avec lequel on travaille ne nous a jamais mis de deadline par exemple. On n’a jamais eu l’idée de construire une image, on n’a pas tenté de jouer avec un look particulier. Ça vient comme ça.
On a loupé des avions, des enregistrements, on a fait des concerts minables parce qu’on n’était pas en forme. Tout ça est vrai, mais il n’y a absolument pas de côté
entertainment. Rien n’est préparé. Parfois, on voit des groupes qui arrivent sur les réseaux sociaux et on a l’impression qu’ils vont tout péter, qu’ils vont tout changer… puis ils s’arrêtent. Alors que nous, on continue tranquillement à rouler sur nationale avec notre 504.
On est à côté. Moi ça me va très bien. Ça fait une petite respiration dans ce monde qui est quand même un peu superficiel parfois. Le fond et la forme chère amie, c’est ça.
Frustration veut dire : être insatisfait d’une situation et vouloir que cela s’améliore. J’ai du mal à ne pas être plein de rage. En fait, je suis obsédé par la liberté. Politiquement, je pense que tout doit pouvoir s’exprimer. Il faut bien montrer que le populisme, l’extrême droite et l’extrême gauche sont une mauvaise chose, mais il faut laisser les gens s’exprimer. Par exemple, sous Poutine, s’il y avait plus de gens qui pouvaient s’exprimer actuellement, il n’en serait pas où il en est. Donc il faut faire très très attention aux horreurs fascistes, nazis, totalitaires et tout ça… mais il faut laisser quand même les gens s’exprimer. C’est peut-être un doux rêve de ma part de croire que l’intelligence des gens leur permettra de s’apercevoir de certaines choses par eux-mêmes. »
Fab.

 

Post-punk et rap

Depuis quelques années, on voit fleurir les étiquettes « post-punk » dans les chroniques des nouveaux albums. Surfant sur la vague anglaise des Idles, Fontaines D.C. et de projets issus de l’underground anglais, la scène rock alternative française a vu émerger de nouvelles pépites comme Structures, Rendez-vous ou We Hate You Please Die.
« On a souvent joué avec eux. Cette nouvelle génération, c’est nos bébés. Je trouve que le rock français n’a jamais été aussi fourni que depuis quatre ou cinq ans. Il y a une tonne de groupes bien décomplexés dans tous les styles. Ce sont eux qui vont nous foutre dehors et ils ont bien raison ! Ça n’a pas l’air d’être trop le cas pour le moment, mais on est très content, on n’est pas agrippés comme des moules à un rocher. » Fab.
Dans cette période assez chaotique de l’histoire du monde où les inquiétudes concernant le climat côtoient celles liées aux conflits, on assiste à une polarisation dans de nombreux domaines, à laquelle le monde de la musique n’échappe pas. Les projets ouvertement légers, colorés, pop-acidulée côtoient l’affirmation d’un mouvement contestataire dont le rap et le post-punk sont les grands représentants.
« Il y a forcément un truc un peu subversif, froid et tendu, en réaction. Ça fait plus de dix ans qu’on parle beaucoup, beaucoup de post-punk. Trop d’ailleurs en fait. Ça ne veut plus rien dire.
Pour tout groupe crétin qui fait du rock’n roll bête, on emploie le mot « garage », et dès que l’intellectuel arrive dans une musique rock, dès qu’il y a une espèce de réflexion, du recul ou de la contestation, alors c’est qualifié de post-punk. Un album des Arctic Monkeys, par exemple, est sorti il y a quelques années : post-punk. Non. Post-punk, what the fuck ! »
Fab.
« Mais c’est bien que les jeunes recommencent à écouter du rock et du punk ou du post-punk. Moi je pense que ça va revenir à fond. Parce que là, on en a marre du rap de merde de radio, c’est pas possible. »
Mark.
« Il y a plein de trucs super dans le rap : une partie a même pris la place du punk, avec des morceaux très vindicatifs. Mais il y a aussi une partie du rap qui a pris la place de la variété. Et ces trucs mainstream là, avec tous les vocodeurs, c’est ignoble… et c’est souvent une épouvantable vitrine sexiste, entre autres… »
Nicus.
« Depuis les années 90, il y a des choses que le r
ock’n roll a dit qui étaient complètement en bout de course au niveau du message, et que la jeunesse n’a pas repris. Il y a tous ces petits gamins qui ne se voyaient pas du tout s’émanciper par le punk ou le rock. Ils ont décidé de faire autre chose et c’est super. On revient à notre histoire de “se faire foutre dehors”. Moi je n’ai jamais vu un combat. Tu sais, ça m’amuse parfois, dans les revues, le combat entre le rock et le rap. C’est stérile, inintéressant au possible. Car pour moi ce sont des musiques complémentaires. » Fab.

 

Our Decisions, le nouvel album.

La cover de l’album qui représente une décharge plastique, le titre de l’opus, de morceaux comme Path of Extinction ou State of Alert, ne font aucun doute sur le fait que Frustration est bien ancré dans la réalité et porte son nom mieux que jamais.
« Our Decisions, c’est le résultat de nos décisions. C’est aussi : quelles vont être les décisions ? Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? » Nicus.
« Il se trouve qu’on est conscient des problèmes qu’il y a sur la planète mais, comme d’habitude, il n’y a pas de plan d’action. On ne s’est pas dit : “on va faire un disque sur le côté moribond de la planète”. Mais on est inquiets de ce qu’il se passe alors ça vient naturellement. Pour la pochette, on a privilégié un côté subversif plutôt que l’esthétique. La pochette n’est pas très sexy et pas très glamour, même si j’adore les polices utilisées. »
Fab.

Une des particularités de ce sixième album de dix titres est que le groupe l’a enregistré lui-même dans le studio de la porte de Clignancourt où il répète une fois par semaine depuis quinze ans.
« On a essayé un truc différent : faire ça avec notre matos dans notre petit studio. Ça s’est étalé sur plusieurs mois parce qu’on avançait morceau par morceau. Ça été long, mais pas tant et le son est bien, je suis content. C’était un challenge, donc c’est sûrement un peu moins produit mais c’est carré.
On l’a fait en famille, en toute indépendance et en toute liberté, c’est cool. Après on l’a apporté à JB en lui disant : “Voilà tout est fait, c’est bon ! ” »
Mark.

 

« Le contenu est plus important que le but. » Fab.

« L’art doit être nécessaire pour l’artiste et parfois des gens le reçoivent comme une émotion. » Nicus.
« À partir du moment où un artiste a quelque chose à faire passer, qu’il le fasse. Ensuite le public prendra ce qu’il veut. Je préfère être happé par le contenu plutôt que par un message délibéré. C’est important un peu de finesse, en fait.
Ce qui est bien, c’est quand une œuvre te permet de faire ta propre idée. L’intelligence c’est quand plein de gens qui ont reçu des contenus arrivent à refaire un ensemble, un “re-contenu” de plein d’idées pour repartir sur une autre idée. Il ne faut jamais que ça s’arrête… Si quelqu’un décide pour toi ou te fait croire que des gens sont meilleurs que toi, qu’ils peuvent réfléchir à ta place, c’est gênant.
Par exemple quand Sting balance “J’espère que les Russes aiment leurs enfants aussi.” Tu vois cet exemple ? Mais qu’est-ce que tu veux ? Qu’est-ce que t’as trou du cul à penser que nous, on est mieux qu’eux ? Bien sûr que oui, il y a plein de mamans, il y a plein de babas qui aiment leurs enfants aussi !
Pour les mêmes raisons, je préfère les morceaux aux vidéos des groupes. Je préfère me laisser happer par la couleur d’un morceau et qu’on me laisse imaginer ce que j’ai imaginé, même si je ne comprends pas les paroles. »
Fab.
« Il y a plein de trucs qui nous laissent froids alors que pour l’artiste il fallait que ça sorte, ça a été une libération, peut-être même une torture. Et après toi, en tant que spectateur, tu le reçois ou tu ne le reçois pas. Les gens piochent ce qu’ils ont à prendre dans ce que l’artiste propose. L’émotion que tu vas ressentir est soit liée au fait que l’œuvre dénonce quelque chose ou qu’elle est tout simplement belle… peu importe. »
Nicus.

 

Our Decisions est sorti vendredi 29 mars sur le label Born Bad Records.

 

 

Texte Anne Vivien
Photo de couverture Titouan Massé