Avec Master of My Make-Believe, Santigold entend bien dissiper les derniers malentendus. Sur ce deuxième album puissant et contestataire qu’elle a entièrement imaginé et dirigé, elle impose une vision esthétique et politique qui confirme qu’elle est bien plus qu’une interprète pop. Entretien.

Comment s’est passée l’écriture du disque, qu’aviez-vous l’intention d’y mettre ?

Ce fut un long et douloureux processus. La première chose avec laquelle j’ai dû composer est que, concrètement, je ne savais pas ce que je faisais. Je me suis rendu compte que je n’avais pas tant le contrôle que ça sur mon premier album. Il y a eu un long moment de flottement et de doute, je ne savais pas où aller, pour être honnête. Je me suis d’abord dit : « On va faire celui-ci de la même manière, avec les mêmes méthodes et les mêmes personnes ».

Mais Switch, Diplo et les autres artistes avec lesquels vous avez collaboré sur Santogold n’étaient plus exactement « les mêmes personnes », justement…

Exactement, ils avaient tous évolué dans des directions différentes. Et moi aussi, j’étais quelqu’un de différent. Ça ne pouvait pas se dérouler de la même manière. Donc la première chose à faire était d’essayer de m’émanciper, de prendre une autre direction et de retrouver la confiance. J’ai rencontré Nick Zinner [guitariste et clavier de Yeah Yeah Yeahs, N.D.L.R.] et nous avons passé une semaine exceptionnelle et très stimulante à écrire. C’était très productif, il m’a vraiment ouvert l’esprit et m’a donné la confiance dont j’avais besoin. Ensuite j’ai travaillé avec Greg Kurstin, Ricky Blaze et Dave Sitek de TV On The Radio. Enfin je suis retournée  voir Switch [producteur, auteur et DJ anglais proche de M.I.A. et Diplo, N.D.L.R.] et John Hill [producteur de Rihanna, M.I.A. et Christina Aguilera, très présent sur le premier album de Santigold, N.D.L.R.] sans aucune pression. C’était, je crois, la bonne méthode. J’avais besoin de trouver ma voie et d’explorer de nouvelles choses avant de retravailler avec eux.

Vous avez ressenti le besoin de vous émanciper vis-à-vis de vos producteurs ?

En quelque sorte. J’avais cette fois vraiment envie de superviser tout l’album, contrairement au précédent sur lequel John Hill a été mon partenaire du début à la fin, et était le pivot du disque. Cette fois, c’est moi la seule constante. Je n’ai jamais eu autant confiance en moi, en ma vision et en mes capacités. C’est aussi pour ça que l’album s’appelle Master of My Make-Believe, je suis celle qui a dicté les règles de ce projet. Ce fut compliqué au début, parce que j’avais l’habitude de me reposer sur les autres et de me laisser guider. Dave Sitek m’a dirigée vers une vieille dame qui m’a enseignée la méditation, et qui m’a appris à avoir confiance, à suivre mon instinct et mes intuitions et aussi à me régénérer parce que j’avais beaucoup donné ces dernières années, que ce soit d’un point de vue personnel ou sur le plan artistique et créatif. J’ai appris à être plus calme et ça s’est avéré précieux. Ce fut une rencontre déterminante.

Vous avez enregistré une partie de l’album en Jamaïque, avez-vous choisi cet endroit pour une raison particulière, pour coller à une certaine esthétique ?

J’ai passé trois semaines en Jamaïque et j’ai également enregistré à Los Angeles. Je ne suis pas allée en Jamaïque pour des raisons esthétiques ou pour être influencée directement par la culture locale. Le studio où j’ai enregistré le disque est dans un coin assez paradisiaque au milieu de nulle part, et c’est surtout pour cette raison que j’y suis retournée. J’habite à Brooklyn et j’adore vivre à New York mais parfois il y a tellement d’agitation et de sollicitations qu’il est compliqué de s’enfermer pour travailler. Il m’arrive de ressentir le besoin d’être dans le silence, ne serait-ce que pour entendre ce qui se passe dans ma tête quand j’essaie d’écrire et de composer. Comme je le disais, ça m’a pris beaucoup de temps avant de me mettre à écrire et à trouver ma voie mais une fois que je me suis lancée, j’ai écrit très rapidement et d’une manière assez nouvelle pour moi. J’ai fait des choses que je n’avais jamais faites auparavant comme me mettre à écrire au piano, par exemple. Le silence et l’espace m’ont beaucoup aidée.

Vous semblez à l’aise avec l’idée qu’en tant qu’artiste, vous êtes aussi « une marque » et pour autant, vous êtes capable d’écrire des choses profondes et de composer une musique exigeante. Comment parvenez-vous à concilier les deux ?

Je suis une musicienne mais je suis avant tout une artiste, qui essaie de toucher à tout. J’ai aussi tendance à m’ennuyer rapidement et je crois que je ne pourrais pas faire que de la musique toute la journée. J’ai besoin de tout essayer, de faire du graphisme, de discuter des costumes, des chorégraphies. J’ai coréalisé la vidéo de Disparate Youth. Plus je suis amenée à faire de choses différentes, mieux je me sens. Et parmi ces choses, il y a aussi de la représentation, le développement d’une image, et l’aspect marketing de tout ça ne me dérange pas du tout tant que je peux concilier ça avec une vraie écriture et un contrôle de ma musique. Tu ne peux pas combattre la tyrannie de l’image qui conduit à faire des artistes des marques. Aujourd’hui, un album n’est qu’une carte de visite et sortir des disques permet de faire plein d’autres choses. Si tout ça est fait intelligemment, il n’y a aucune perte de créativité.

Mais vous combattez néanmoins la pop superficielle qui n’est qu’un prétexte à vendre de l’image – je pense par exemple au message d’une chanson comme Big Mouth.

Oui, je crois qu’il y a un vrai problème avec une partie de la musique mainstream qui est devenue complètement dépendante de l’argent et qui prend de moins en moins de risques. Il me semble que la prise de risques est la moindre des choses. Je constate comme beaucoup une uniformisation du son, et une omniprésence des mêmes gros producteurs qui appuient toujours sur les mêmes boutons parce qu’ils savent ce qui fera un hit. Heureusement, il y a aussi beaucoup de créativité. J’adore l’album d’Adele  par exemple, et j’aime aussi des groupes comme Beach House et Crystal Castles. Ce qu’on observe dans le hip-hop et le R’n’B d’aujourd’hui est aussi très stimulant.

En parlant de hip-hop, confirmez-vous que vous allez collaborer avec Earl Sweatshirt d’Odd Future ?

Je peux confirmer que nous avons discuté et qu’il m’a envoyé des morceaux hier que je n’ai pas encore écoutés. J’aime beaucoup Odd Future. J’ai été une immense fan de hip-hop jusqu’à ce que je décroche un peu, vers le milieu des années 90. Mais je suis toujours très attentive quand je vois du potentiel comme chez Odd Future, Azealia Banks et A$AP Rocky aujourd’hui. Tout ça est très enthousiasmant. L’énergie qu’on retrouve dans le hip-hop m’a toujours paru proche de celle du punk. C’est direct, radical et fait avec le coeur. Même à l’époque où je chantais dans Stiffed [groupe de punk avec lequel Santigold a sorti deux albums au début des années 2000, N.D.L.R.], j’écoutais pas mal de hip-hop même si une partie de ce qui se faisait m’ennuyait et que je n’y trouvais pas la même créativité qu’au moment du « golden age ».

Pouvez-vous nous parler de cette Disparate Youth à laquelle vous avez consacré un morceau ?

C’est notre génération, celle qui prend le risque de faire les choses différemment, d’agir dans l’espoir de gros changements. Celle qui ne se contente pas du monde qu’on lui lègue mais qui veut créer le sien. Nous sommes conscients que nous avons le pouvoir de changer les choses, aussi bien dans le champ artistique qu’ailleurs.

Vous avez assisté à tous les soulèvements populaires et autres bouleversements de ces derniers mois alors que vous écriviez cet album, tout ça a dû vous inspirer…

En fait, la plupart des morceaux ont été écrits un peu avant, vers la fin 2010, donc je n’ai pas essayé de commenter tout ça, mais c’est vrai qu’on peut y voir un lien. Je crois simplement que je sentais cette tension latente et ces frustrations comme tout un chacun, et que je savais que ça bougerait bientôt. On vit tous dans le même monde, on ressent et on voit les mêmes choses. J’ai vu les émeutes, les explosions nucléaires, les révolutions et où mène le règne du pétrole et de la finance…

Dans quel état d’esprit êtes-vous à quelques jours de la sortie de ce deuxième album ?

Je suis vraiment heureuse de voir que tout est prêt, ce fut long. Je suis fatiguée mais très enthousiaste. Parfois quand je dois valider une énième fois des masters ou donner mon approbation pour un visuel, j’aimerais qu’on le fasse pour moi et que je n’aie plus à supporter le poids de cette décision. Mais ça passe assez vite et je suis finalement très fière d’avoir exactement ce que je voulais, même si ça demande beaucoup de temps et d’énergie.

Propos recueillis par Damien Besançon

Photos_Antonin Guidicci

Réalisation_Flora Zoutu