En ce moment, la mode voit la vie en noir. Le style gothique a envahi les podiums de cet automne-hiver 2016, les collerettes ont pris le large et les plateformes s’apprêtent à toucher le ciel. Mais que viennent faire ces goths sur les podiums ?

Depuis plusieurs saisons, on voit le gothique s’inscrire durablement comme tendance de l’hiver. Sans grande surprise, le noir s’est toujours plus accommodé avec l’automne/hiver plutôt que le printemps/été. Le calendrier a aussi son importance, puisque la fête d’Halloween gagne de plus en plus de popularité, bien aidé par les séries horrifiques qui peuplent nos écrans, de American Horror Story à Scream Queens, sans oublier feu Penny Dreadful.

Mais la lame de fond est si forte que désormais, la tendance gothique est assez large pour embrasser tous les styles se rapportant au genre. Les veuves victoriennes côtoient les styles hardcores des amateurs de métal comme les cyber-punks light. Quelles histoires nous racontent ces gens vêtus de noir qui attirent bien souvent les regards et surtout que viennent-ils faire sur les défilés ?

Back from the grave : l’esthétique du revenant et le besoin d’histoire

À l’origine du gothique, il y a d’abord une architecture française qui va croître durant tout le Moyen-Âge pour finalement s’éteindre à l’orée de la Renaissance. Quelques siècles plus tard, l’Angleterre redécouvre les petits bijoux de construction et se l’approprie. Parmi les amateurs, Horace Walpole qui a eu la bonne idée de mettre ces bâtisses imposantes au cœur de son œuvre littéraire, Le château d’Otrante. Depuis, la littérature gothique a pris racine en Angleterre et a su imposer son style caractéristique et nous livrer quelques petits bijoux de la seconde moitié du 18ème siècle jusqu’au début du 20ème siècle. Parmi eux, on peut compter les histoires de fantômes d’Ann Radcliff dans Les Mystères d’Udolphe, la créature du docteur Frankenstein de Mary Shelley dans un versant plus fantastique ou encore le mystérieux Tour d’Écrou d’Henry James.

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Nosferatu, le fantôme de la nuit – Werner Herzog, 1979

Rétrospectivement, Chris Baldick, auteur de The Oxford Book of Gothic Tales, donne une définition du gothique en littérature avec les différents ingrédients qu’il doit combiner pour faire effet : “(…) le conte doit combiner le poids terrible de l’héritage de l’histoire avec le sentiment claustrophobique d’enfermement dans un espace, ces deux dimensions se renforçant l’une et l’autre pour produire une impression d’une descente écœurante vers la désintégration.” Pour résumer, l’espace-temps a son importance dans le gothique, tout en étant paradoxalement ce qui inspire la peur et nous rapproche un peu plus de la pensée de la mort. Chargé d’histoire, mais d’une histoire qui fait déjà peur.

Parmi les points les plus importants du roman gothique, il y a aussi le mystère : quelque chose flotte dans l’air et personne ne parvient à mettre vraiment des mots dessus. Un voile opaque sépare le héros du secret et ne demande qu’à être soulevé pour le plonger dans l’horreur, et nous entraîner avec lui. Ce voile, c’est aussi celui du vêtement qui sépare l’apparence et l’intériorité. L’importance du tissu dans les contes gothiques est primordiale : parce qu’il maintient le mystère, il en devient indispensable à l’horreur. Sans voile, pas de dévoilement, pas d’effet de tension, ni d’attente, pas de contexte. L’apparence du terrifiant devient dans le gothique aussi important que sa présence.

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Bela Lugosi n’est pas mort

Si le gothique littéraire a su marquer son territoire au sein de l’Angleterre victorienne, le gothique a su se réinventer. Lorsqu’une bonne poignée de (très bons) artistes décident de plonger dans les profondeurs pour faire surgir ses démons intérieurs, le gothique peut renaître de ses cendres et trouver son nouveau terrain de jeu. Face à la mouvance punk dont le spectre s’élargit de plus en plus, la scène musicale mélange les influences contestataires en l’incluant dans une nouvelle recherche musicale, un univers sombre et un style visuellement marquant et décadent, à l’image des grandes influences glam’ rock. Siouxsie la sorcière, Adam et son costume venu d’un autre temps, Bauhaus et ses vampires ou The Cramps viennent alors peupler l’imaginaire des années 80 avec une esthétique gothique qui se transmet jusqu’à leurs fans. Le moyen d’expression n’est dès lors plus musical mais vestimentaire, un signe de reconnaissance d’une tribu aux goûts musicaux encore éclectiques mais bien démarqués.

La popularité et la richesse du style, brassant références musicales, fantastiques ou victoriennes, et son esthétique marquée de noir permettent désormais au corps de devenir le lieu de recherche et d’expression de soi. Le vêtement s’autonomise et s’émancipe beaucoup de son héritage musical et littéraire pour devenir le substrat du mouvement gothique, tout en continuant à faire le lien de différents univers et tendances culturelles.

Que le gothique dans tous ses aspects trouve sa place sur les podiums annonce peut-être sa fin. La forme se confond avec le fond ; la mode prend pour sujet un mouvement dont le vêtement est devenu l’expression première.

De noir et de dentelle : l’effet mode du gothique

La mode n’a cependant pas sorti le gothique de son chapeau depuis deux ans. Plusieurs designers, directeurs artistiques, photographes et magazines se sont échinés à perpétuer l’esthétique propre au gothique. En tête, Alexander McQueen a su sublimer tous les aspects du genre tout en lui apportant les codes de sa modernité. Avec des défilés comme Supercalifragilisticexpialidocious ou Joan, tous les éléments du gothique littéraire étaient présents. Côté musique, l’impact du post-punk, rock et du métal n’est pas en reste chez le designer qui n’hésitait pas à inclure Marylin Manson ou Siousxie and the Banshees. D’un autre côté, Ann Demeulemeester utilise le noir de manière prédominante, rajoute des touches edwardiennes et fait de PJ Harvey une de ses égéries. De quoi faire passer durablement le gothique de la contre-culture à une véritable tendance de fond. Un parti pris stylistique qui a aussi permis d’inscrire le phénomène goth dans le monde du luxe, lui qui ne séduisait jusqu’alors qu’une partie de la jeunesse et des amateurs de musique (pas exactement les riches acheteurs du marché de la mode).

Campagne Alexander McQueen pour l'automne hiver 2002
Campagne Alexander McQueen automne/hiver 2002

Le gothique aime questionner l’histoire, faire appel aux costumes d’un autre siècle et ça, la mode aime. Rendre hommage et puiser dans l’héritage fait aussi partie de son mécanisme, et le gothique, aussi effrayant soit-il, n’y échappe pas. Au-delà de l’aspect historique et l’attention au vêtement propre au style all black everything, que vient nous dire sa recrudescence sur les podiums ces deux dernières années ? Peut-être l’attachement d’une génération à une musique riche. Un sens de la fête inhérent à ces Blitz Kids du post-punk qui couraient les salles de concert. Mais peut-être aussi une démarche de distinction. Car malgré tout, le gothique fait toujours un peu peur. Les plateformes shoes de 15 cm de Marc Jacobs, les capes de velours noir signées Saint Laurent et les sweatshirts à typographie gothique chez Vêtements ne sont que rarement l’apanage du commun des mortels pour se rendre sur leur lieu de travail.

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Campagne Marc Jacobs automne/hiver 2016

C’est peut être ainsi que la mode a déniché un nouveau filon dans le gothique : en créant une tendance d’un phénomène qui n’était jusqu’alors pas vraiment répandu, sans pour autant être inconnu mais tout en possédant un imaginaire riche. Un équilibre difficile à maintenir et pourtant fort utile pour le marketing et les créatifs des marques. Le noir du gothique peut aussi être une bonne idée, en plus de balader un bagage culturel aussi important qu’intriguant. Ainsi comment de créations les plus dark et décadentes de la décennie se sont retrouvées sur les podiums et les épaules les plus VIP. Reste à savoir combien de temps la tendance gothique va durer, mais vu sa capacité à se réinventer, on ne se fait pas trop de soucis pour son avenir.