Les places pour le concert événement de Nicolas Jaar au Trianon le 30 novembre s’étant vendues en quelques minutes, l’agence Super! organisait un concert de rattrapage à l’Elysée Montmartre la veille de celui du Trianon. Modzik a réussi à s’y faire accréditer, et c’était tellement bien qu’on a décidé de vous raconter.
La soirée du 29 novembre débute pour moi dans la ligne 2 du métro, de Nation jusqu’à Anvers. Debout, la Chimay Bleue à la main, j’observe les passagers en essayant de deviner qui donc se dirige vers l’Elysée Montmartre. Les yeux grands ouverts, j’observe tout ce qui est possible d’être observé, essayant de graver dans ma mémoire l’avant concert que je m’apprête à voir. Une annonce placardée sur les quais retient étrangement mon attention. C’est une maxime d’Oscar Wilde sur une affiche promotionnelle pour l’exposition Oscar Wilde, l’impertinent absolu.
L’éducation est une chose admirable, mais il est bon de se souvenir de temps en temps que rien de ce qui est digne d’être connu ne peut s’enseigner.
Aucune contestation possible : l’impertinent absolu avait le sens du verbe. Le métro file le long des rails aériens et du boulevard de la Chapelle, et mon excitation le long de mon échine à peu près à la même vitesse. J’essaie de faire vite, le début du concert prévu à 20h30 nargue ma montre qui affiche 20h25. Je coupe la file qui s’entasse encore devant la salle, c’est l’avantage d’être seul et de passer inaperçu.
Nicolas Jaar jouait la veille à l’Aéronef de Lille, ville dont je suis originaire, c’est donc avec un intérêt tout particulier que je suis allé voir les publications et autre commentaires sur la page de l’événement, et quelle fut ma surprise lorsque je vis des diatribes haineuses envers le producteur americano-chilien. Il n’a dit ni bonjour, ni au revoir – 1h30 de retard et il finit quand même à l’heure prévue – Inadmissible – Je vends ma place, le concert n’a pas encore commencé – … La liste est longue et me fait mal au cœur. Mais la meilleure manière de se faire une idée, c’est d’aller se faire une idée soi même, voilà aussi l’une des raisons de ma présence ici ce soir. 20h40 et pas une minute de plus, les lumières s’éteignent, l’artiste entre en scène. Effusions de joie.
D’emblée, Nicolas nous gratifie d’une introduction de quinze minutes, dans un noir total, seulement éclairé par l’arrière d’un spot de lumière blanche. Le silence est quasi religieux dans la foule, mais je vois les gens s’impatienter, trépigner, se regarder, attendre. J’en prends personnellement plein la vue et les oreilles. Mais au bout d’environ dix minutes d’intro, c’en est visiblement trop pour l’un des spectateurs qui rompt la beauté du moment par un cri d’ivrogne : Nico, appuie sur play !
Les lumières me transportent, les sonorités industrielles et vaporeuses couplées aux stroboscopes qui donnent l’illusion d’un voyage en hyperespace me scotchent à la rambarde de la mezzanine. Puis un rouge sang inonde la scène, les téléphones qui s’étaient rangés dans les poches quand les mains qui les tenaient avaient compris que l’intro durerait trop longtemps pour éviter la crampe refont surface. Les premiers kicks (très) filtrés font leur apparition. Il n’en fallait pas plus pour que la foule se déchaîne comme si elle était devant Len Faki pendant un peak time au Berghain. Puis Jaar sort son saxophone, nous envoûte d’un solo magistral, puis se saisit du micro et me chavire le cœur. C’est comme une évidence. Pourquoi diable un gamin de 27 ans serait il en haut de l’affiche depuis ses 19 ans s’il n’avait pas le talent adéquat ? La musique de Nicolas Jaar est élégiaque, victorieuse, conquérante mais rend aussi perplexe la moitié de la salle. Les conversations fusent, les protestations contre le prix du billet aussi. Mais Nicolas joue son rôle.
Retentit alors Space is Only Noise. Orgie de téléphones et de cris de groupie. Vous étiez donc ici pour ça ? J’étais aveugle mais maintenant je vois.
Après une heure de voyage électronique, Nicolas Jaar lève le bras brièvement et quitte la scène. Vague protestation alentour, mais le jeune homme revient vite derrière ses machines et déclenche des nappes oniriques saupoudrées de parasites sonores. Ce pour quoi je l’aime. J’entends le mec qui voulait que Jaar appuie sur Play au début du spectacle grogner Non, pas ça, tout sauf ça, ils sont où les kicks ?
Le rappel dure dix minutes. Nico lève le bras, quitte la scène. Puis revient. Un timide (et paradoxalement sexuel) merci prononcé au micro et Nico fait exploser la salle. Imparable. C’est une véritable leçon que vient de nous donner le maître. Mais c’est d’un goût amer que je constate que l’on est certainement peu à l’avoir ressenti. Est ce que tout ceci est prétentieux de ma part? Le doute m’habite.
Je quitte sans plus tarder la salle afin de sauter dans un métro. Toujours la ligne 2, et je monte dans un wagon aux côtés de trois garçons qui quittent eux aussi le concert. Je les écoute discrètement.
Putain c’était nul à chier, dit l’un la mâchoire pendante. Je sais même pas pourquoi j’ai acheté ce putain de billet 50 euros devant la salle, c’était de la merde fais chier. Mais du coup on a pris ce foutu MDMA y’a une demie heure, faut qu’on aille chez l’un de nous les gars, tant pis pour les cours demain, dit un autre, les yeux roulants dans leurs orbites. En tout cas, plus jamais je vais voir ce bouffon de Jaar, ajoute le dernier tandis que nous passons devant l’affiche de promo de l’expo Oscar Wilde. Les gens n’avaient pas l’air stupides ce soir, certains avaient même plutôt l’air éduqués, diplômés. Mais même si l‘éducation est une chose admirable, il est primordial de se souvenir de temps en temps que rien de ce qui est digne d’être connu ne peut s’enseigner.
Pardonne les, Nicolas Jaar, ils ne comprennent rien à ton art.