- Membre déjà accompli du rap anglophone français, Junior Freeman publiait il y a peu sa première mixtape, Jet-Life. On l’a rencontré afin de mieux comprendre les motivations et les aspirations de ce rappeur originaire de Rouen.
A la première écoute de sa mixtape, on ne savait pas trop d’où sortait Junior Freeman, le communiqué de presse s’étant désolidarisé du CD avant qu’on ne puisse l’écouter. Peu d’indices sur le projet donc, mis à part la pochette du disque, arborant la couleur de la lean, cette boisson/drogue prisée par les rappeurs US. Les morceaux s’enchaînent et le flow monstrueux de Junior Freeman nous assaille. Et à force de chercher, on retrouve le communiqué de presse grâce à la satanée couleur violette de la pochette, et la stupéfaction s’amène. Junior Freeman est français, originaire de Rouen. On s’était fait piégé par l’aisance des textes et du flow. Bernés comme des bleus.
Aussi jeune soit-il, son assurance ne laisse aucun doute sur sa capacité à puiser dans les codes d’un rap conçu pour s’imposer de lui-même. On imagine bien le Rouennais faire ses armes sur les albums les plus mythiques de Compton ou New-York durant son adolescence, apprenant par cœur les versets de ses rappeurs préférés. On s’est dit qu’il valait mieux que ce soit lui qui vienne nous le raconter.
Modzik : Salut Junior, il y a assez peu d’informations sur toi alors raconte nous un peu qui tu es.
Junior Freeman : Salut Modzik ! Je m’appelle Junior, j’ai 22 ans et je viens de Rouen.
On te rencontre pour ton second EP, Jet-Life. Mais parle nous d’abord de Genesis, ton premier EP, qui est introuvable sur internet aujourd’hui.
C’est un 8 titres que j’ai sorti en 2014, composé de faces B sur lesquelles je pose et que j’avais posté sur Soundcloud, il y a donc trois morceaux qui ont été supprimés par la plate-forme pour une question de droits. C’est pour ça que je l’ai retiré au moment de la sortie de Jet-Life. Et puis les morceaux ne me correspondaient plus trop.
Beaucoup de rappeurs ont une certaine distance avec leurs premiers projets, comme s’ils avaient été des introductions, des brouillons.
J’ai été fier de le présenter comme une carte de visite jusqu’à la sortie de Jet-Life. Maintenant que ce projet, qui me correspond bien plus, est sorti, je considère ne plus avoir besoin de Genesis.
Jet-Life, qui est selon toi une mixtape. Qu’est-ce qui t’a décidé à la considérer comme telle plutôt que comme un album ?
Personnellement, j’appelle ça un projet. J’ai l’impression que les frontières sont de plus en plus fines entre les divers projets qu’un rappeur peut sortir. Si on l’a appelé mixtape, c’est simplement pour des raisons de communication.
La raison qui nous pousse à le voir comme un album, c’est la présence d’un seul producteur : Edeez. Parle nous de votre rencontre.
C’est un producteur et beatmaker canadien que j’ai découvert sur Soundcloud. J’ai beaucoup aimé sa façon de travailler. J’ai posé mes textes sur huit des productions présentes sur son catalogue, je lui ai renvoyé pour validation et il m’a dit d’emblée “c’est parti”.
Comment s’est passé la réécriture – j’imagine que c’est un vrai travail de titan de rentrer sur une instru qui n’a pas été expressément créée pour toi.
C’était très chaud ! Ses productions sont très particulières, avec un côté très alternatif. J’ai trouvé très intéressant, c’était un vrai challenge – que j’ai réussi. Ça m’a permis de m’améliorer en travaillant des morceaux autrement.
Les instrus de Edeez ont la particularité de réunir un sampling très old-school et des patterns drum dans l’ère du temps, avec beaucoup de drills notamment – des productions très trap finalement.
J’aime ces deux grands mouvements dans le hip-hop : Old-school et moderne. Quand c’est très trap, je peux rentrer dedans avec un phrasé super rapide. Quand ça sonne old-shool, je vais plutôt trouver des toplines mélodiques, plus audacieuses. J’ai une préférence pour la trap, mais par exemple sur “My Zone”, je développe un hip-hop un peu scolaire qui ne me déplaît pas non plus.
Tes textes sont lourds de sens quand on creuse, mais beaucoup tournent de manière générale autour de la drogue. Tu n’as pas peur d’être catégorisé à cause de ça ?
Un néophyte en anglais pourrait se laisser tenter de ne pas creuser, mais si tu y regardes à deux fois, je parle pas de la drogue pour faire un effet de style, je dis des choses plus profondes.
Comment se passe l’écriture justement ?
J’écris très souvent chez moi. Il faut que je sois seul, avec dix heures devant moi en étant certain qu’il n’y a pas un connard qui va m’appeler ahah. Là je laisse tourner ma prod en boucle, moi aussi je tourne en rond. Et si ça sort c’est cool, si rien ne sort je recommence. Je finis toujours par sortir un texte, et surtout je ne reviens jamais à froid dessus.
Tu proposes des flows totalement differents, jusqu’à nous faire penser à Kendrick Lamar sur My Zone, le morceau dont tu parlais tout à l’heure et dans lequel tu fais un travail monstrueux sur tes syllabiques et ta respiration.
Ça me touche beaucoup. Edeez n’est pas étranger à ça selon moi, je me contente de me mettre au niveau de ses productions. Je le trouve très en avance sur son temps en fait, c’est une vision très futuriste qu’il propose.
C’est pas fatiguant de travailler à distance ? De lui demander des modifications à chaque fois que tu en as besoin ?
Je ne lui demande rien, ne serait-ce qu’à cause du décalage horaire, du poing-pong incessant que ça implique. Il m’envoie les pistes séparées, et c’est moi qui modifie la timeline du titre selon mes envies.
Parle nous de Rouen, ta ville, et des ses artistes – Lxtr et Rilès notamment, qui comme toi ont décidé de rapper en anglais.
J’adore cette ville, qui est assez vivante culturellement, de par les artistes dont tu parles et que je connais bien évidemment. C’est hyper intéressant de se rendre compte qu’à nos âges – on est issus de la même génération, on bénéficie de la même culture, très américaine au final. Je pense aux séries, aux films, à la musique aussi. On sent qu’on est en 2018 et que les frontières sont abolies. D’un autre côté, quand j’ai commencé à rapper, je trouvais le rap français pas assez intéressant, mais quand j’ai vu ce qui se fait aujourd’hui je me suis dit qu’il fallait peut-être sauter le pas. Je commence à rapper en français depuis peu.
T’avais quand même des références en rap français avant ? Et maintenant ?
Booba forcément, c’est le plus constant depuis tout ce temps. Et puis toutes les têtes d’affiche d’avant. Maintenant tu fais un tour sur Générations, sur Booska-P, ça pullule de rappeurs en tous genres. C’est grâce à des mecs comme Freeze Corleone, Booba, Siboy, 13Block que je me suis dit que j’avais aussi un truc à faire en français. J’écoute vraiment tout ce qui se fait, comme n’importe quel fan.
T’as fait des clips pour certains titres. Konbini en a même qualifié un de “clip de barre d’immeubles”, mais plutôt que d’avoir trente mecs de ta clique derrière toi, tu te retrouves tout seul. C’est un choix artistique ?
Pas vraiment, non. On a pas encore énormément d’expérience dans la production de clips, on a fait ça au feeling, mais je suis content que tu relèves une particularité dedans.
Autre particularité, tu apparais à l’écran avec un eco-cup du 106, ta salle de concert favorite à Rouen. Tu entretiens un rapport particulier avec elle.
Tout simplement parce que j’y travaille, je suis barman. Il y a vraiment un avant et un après 106. Avant j’étais tout seul, je faisais mes trucs comme je pouvais et eux m’ont apporté un accompagnement – ils accompagnent pas mal d’artistes, Rilès par exemple, ils m’ont prêté du matériel et m’ont permis de monter sur leur scène.
Qu’est-ce que tu penses de ce contrat historique signé par Rilès avec Republic Records ?
Je vois ça d’un très bon œil. Ça prouve qu’un français peut rapper en anglais en étant légitime. Et puis il a mis Rouen sur la carte du rap encore plus, ça nous offre une visibilité inespérée. On était tous conscients que c’était possible de faire les choses différemment – c’est à dire dans son coin sans se soucier des labels et des médias. On avait le Rilès qui faisait 400k vues, on était déjà contents. Maintenant il pète tous les scores le gars. Pour simplifier, il est malin et productif, et ça paye.
On parlait du 106 à Rouen qui t’accompagne, mais tu es également sur Spinnup. Tu peux nous en parler ?
C’est une plateforme de streaming créée par Universal, qui fait de la veille artistique et de l’accompagnement – tu peux uploader un titre, un EP ou même un album et puis tu es distribué un peu partout, Youtube, Napster, Spotify, Shazam etc. Et ils ont des admins qui scrollent un peu le site pour repérer les artistes à fort potentiel.
Tu as des dates prévues suite à la sortie de ton projet Jet Life?
J’ai quelques dates à Rouen, oui, mais l’objectif c’est de venir jouer à la capitale. C’est pour cette raison qu’on fait de la promo en ce moment. J’ai le sentiment que la portée d’un concert à Rouen ne sera pas du tout la même que celle d’un concert à Paris. Ne serait-ce que via la présence d’influenceurs, les retombées d’un concert à Paris seront multipliées.
Tu as déjà un projet à venir également.
Oui, il est déjà parti en mixage là. C’est un six titres, donc plus compact, et j’ai très hâte qu’il sorte. On va ajouter un côté très visuel, on aimerait faire beaucoup de clips – on sait qu’on peut faire des trucs fous avec peu de moyens maintenant, on va miser là-dessus.
On aimerait beaucoup en savoir plus sur tes influences, hors-musique.
Je trouve que le cinéma est une source d’inspiration phénoménale pour les rappeurs. Je ressens un lien fort et unique entre les deux disciplines – je m’inspire beaucoup du cinéma pour mes textes. Je suis pas un grand lecteur, mais quand j’ai vu que tous les rappeurs que j’apprécie l’avait lu, j’ai dû me jeter dessus. Et c’est un bouquin qui m’a transmis quelque chose – j’ai aimé le livre, mais pas la sensation qu’il m’a laissé. J’ai quand même compris pourquoi tant de gens l’ont lu. C’est l’Alchimiste de Paulo Coelho.
Les références justement – Tu dis “Junior Gambino” dans Redrum (cc The Shining, ndlr) le premier titre du projet, c’est en rapport avec la famille mafieuse new-yorkaise ?
Bien joué, tout le monde pense que je parle de Childish Gambino !
Et Pablo, c’est pour Escobar ? ou Kanye West ?
Ouais je parle trop de drogues en fait ! Mais c’est un symbole, ça parle à beaucoup de monde. Comme les armes. C’est du second degré en fait – ça permet de dire des choses sans aller trop loin.