C’est un sujet qui fait beaucoup parler outre-Atlantique dans l’industrie de la musique et du showbiz mais qu’on évoque discrètement dans les coulisses de la mode française. À l’heure où on se questionne sur la place d’une jeune France qui est dite multiculturelle, quelle place la mixité occupe-t-elle dans la mode ?

Un des grands passe-temps français est de se comparer aux États-Unis et de remarquer que, bien souvent, c’est pire chez eux. La question de la mixité n’échappe pas à ce jeu de comparaisons, d’autant plus depuis les derniers soulèvements de la communauté afro-américaine. L’année 2015 a en effet été très agitée pour cette communauté; la mise en évidence du racisme du système policier et judiciaire, la ‘Formation’ du mouvement Black Lives Matter, avec Beyoncé ou encore l’apparition des questions d’appropriation culturelle en musique mais aussi en mode… la communauté internationale n’a pas eu d’autre choix que de remettre en question la place accordée à la mixité dans les pays occidentaux. Car contrairement à ce que l’on aimerait nous faire croire, le racisme n’est pas un problème américain et la pop culture en est la preuve accablante puisqu’elle est le reflet d’une société. Longtemps décriée, la pop culture connaît une transition importante depuis dix ans. Le divertissement ne suffit plus, l’heure de la pop culture intellectuelle semble avoir sonné. Une métamorphose liée sans aucun doute à la multiplication des moyens pour les artistes actuels de se passer ou en tout cas d’essayer du système mis en place. L’autre raison vient également de la multiplication d’artistes et de créateurs «racisés» dont l’histoire diffère forcément du discours dominant. C’est ce que Nicki Minaj a essayé de faire entendre à Miley Cyrus suite à leur accrochage lors des derniers VMA: «Le fait que tu te sentes vexée que je parle d’une chose qui touche les femmes noires me fait dire que tu en as une sacrée paire», a-t-elle déclaré lors d’une interview avec le New York Times. «Tu es dans un clip avec des hommes noirs, tu fais monter des femmes noires avec toi sur scène, mais tu ne veux pas savoir comment peuvent se sentir les femmes noires sur un sujet aussi important? Non mais, tu ne peux pas avoir le bon sans prendre le mauvais. Si tu veux apprécier notre culture et notre style de vie, lie-toi à nous, danse avec nous, amuse-toi, twerke, rappe – mais alors tu devrais aussi avoir envie de savoir ce qui nous affecte, ce qui nous indigne, les injustices dont nous nous sentons victimes» a-t-elle expliqué. Alice Pfeiffer, journaliste pour Le Monde rebondit sur la question: «Il y a une nouvelle génération qui a émergé autour de héros culturels pop, le fait d’être noir n’est pas au centre de leurs propos mais elle l’accompagne. Il devient naturel de ne plus voir la couleur. On peut le voir dès que ce ça ne concerne pas la culture noire mais que cela change les représentations par exemple avec Angel Haze ou Rihanna, mais aussi Barak Obama ou Christiane Taubira». La mode n’a pas été épargnée par le débat. D’ailleurs, il ne date pas d’hier. Et si certains s’insurgent du fait que le débat continue d’être soulevé, ils oublient qu’il l’est en général par des acteurs de l’industrie. En avril dernier, lors d’une interview avec Vogue Runway, Riccardo Tisci avoue ne pas comprendre la raison qui pousse les médias à saluer son casting qui est l’un des plus diversifié de la Fashion Week. « Les gens font une telle grosse affaire d’utiliser des filles noires dans les castings, mais cela ne devrait pas faire tant d’histoire cela devrait être normal», s’est-il exclamé.

Le fait que tu te sentes vexée que je parle d’une chose qui touche les femmes noires me fait dire que tu en as une sacrée paire – Nicki Minaj

En septembre dernier, le site The Fashionpost a publié une enquête menée sur 577 campagnes automne/hiver 2015. Sur les 811 modèles recensés, 84,7 % étaient caucasiens, 5,7 % asiatiques, 5,1 % noirs et 2,3 % d’origines latines soit moins de 15 % de personnes de couleurs. Des chiffres frappants. « Il faudrait aussi que les agences de mannequins arrêtent de se limiter à un certain quota pour les mannequins non caucasiens alors que nous vivons dans un monde multiracial », me déclare Giannie Couji, rédactrice en chef d’Ubikwist, un magazine établi à New York qui célèbre la diversité. Et quand je lui parle de l’argument principal quant à la raison de son manque de représentation à savoir que cela empêcherait le consommateur – a priori majoritairement blanc – de s’identifier au produit, la réaction ne se fait pas attendre: «C’est du n’importe quoi ! Qu’on arrête avec les conneries à deux balles…».

mixite_modzik_

 

Aux États-Unis, c’est Bethann Hardison, une égérie mode des années soixante-dix, qui a su faire entendre que les femmes de couleurs avaient leur place lors des défilés. Avec Iman et Naomi Campbell, cette ancienne directrice d’agence de mannequins se bat depuis 2007 pour mettre un terme au manque de diversité flagrant qui sévit dans l’industrie. Dans une interview donnée au Monde en 2013, elle expliquait : « La sous-représentation de modèles de couleur sur les podiums est parfois réduite au seul cas des mannequins noirs. Or, tout l’objectif de notre organisation est d’assurer une plus grande visibilité de la “différence” : des Noirs, des Asiatiques mais aussi des Indiennes ou encore des Arabes ». Il est vrai que la question de la diversité se focalise souvent sur les femmes noires qui semblent être la minorité la plus visible. Malgré tout, il devient de plus en plus difficile pour les créateurs et les bookers d’expliquer comment il est possible d’avoir si peu de modèles non caucasiens à une époque où les Asiatiques sont les acheteurs les plus nombreux lors des Fashion Week et où l’Afrique et le Moyen-Orient deviennent des marchés importants. «Plus une minorité est vue, plus on se rapprochera de la société qu’on aimerait voir – et plus d’autres jeunes filles seront encouragées à faire ce travail. Personne ne devrait penser “Oh mon Dieu ! Je n’arriverai jamais à devenir mannequin” à cause de sa couleur de peau », déclarait Bethann Hardison dans sa lettre ouverte adressée aux principales chambres syndicales de la mode.

Dans son article « When will black beauty be considered universally beautiful», la journliste Zodwa Kumalo-Valentine s’interroge sur l’idée de représentation donnée aux générations futures. Partant de la satisfaction ressentie lorsqu’elle a vu pour la première fois la photographie représentant le modèle Karly Loyce dans la campagne Céline et celle de Prada avec Lineisy Montero pour le printemps/été 2016, elle ne peut s’empêcher de modérer l’évolution que cela signifie pour les « minorités ». «Généralement Prada n’utilise pas de modèles de couleurs pour ses défilés ou ses campagnes. En 2013, c’est Malaika Firth qui est devenue la seconde femme noire à apparaître dans une campagne Prada, et ce 19 ans après Naomi Campbell. Jourdan Dunn a également suivi le chemin de Naomi en devenant le second modèle noir à défiler pour la marque en 2008, quinze ans après Naomi » déclare-t-elle dans cet article paru dans le Marie Claire sud-africain de janvier- février 2015. «Je pense que pour le marché américain, il y a de plus en plus de pression pour que les créateurs utilisent des castings beaucoup plus divers alors qu’en France, c’est un tabou, tout le monde se renvoie la balle », me révèle Giannie Couji. «Les agences disent qu’il y a très peu de marchés pour les mannequins non-caucasiens, les directeurs de castings se plaignent du manque de diversité et certains stylistes/ consultant(es) de mode, qui malheureusement ont énormément d’influence chez certains créateurs, ne veut pas du tout d’un casting divers, donc la plupart du temps on se trouve dans un casting à majorité caucasien et pour être “politiquement correct” éventuellement une Asiatique, une Noire». Le problème en France c’est donc le silence radio. Après avoir contacté plusieurs agences de mannequins, dont les bookers et agents étaient généralement ravis d’être interrogés, beaucoup ont fini par me répondre que leur agence ne tenait pas à participer à l’article. «S’il y a des marchés émergents comme ceux du Golf ou encore la bourgeoisie d’Afrique du Sud, il faut bien avouer que l’industrie se moque des minorités en France», me dit de but en blanc Alice Pfeiffer. « Quand ils font appel à des modèles de couleurs, on est encore dans la “fétichisation”, dans l’inconscient collectif voire l’imagerie coloniale. Il suffit de voir tous ces shootings de filles noires dans la jungle ,» continue-t-elle.

Je pense que pour le marché américain, il y a de plus en plus de pression pour que les créateurs utilisent des castings beaucoup plus divers alors qu’en France, c’est un tabou, tout le monde se renvoie la balle. – Giannie Couiji

De plus, les porte-parole sur la question de la diversité en France sont rares. Olivier Rousteing, directeur artistique de Balmain profite cependant de plus en plus de son statut pour mettre en lumière ces absences : « Les gens pensent que la modernité s’arrête aux vêtements, mais je pense que la vraie modernité c’est la diversité. J’espère pouvoir changer les mentalités… La diversité devrait être un sujet pour toutes les personnes créatives », a-t-il déclaré dans une interview sur CNN. «On parle souvent des mannequins et très peu des créateurs. Il faut pourtant reconnaître que la mode se veut plus hybride avec des marques comme Hood by Air ou encore Pigalle. On espère que ce n’est pas une mode, comme quand on redécouvre le hip-hop tous les dix ans. On va dans quelque chose de plus mixte oui, il faut juste espérer que ce soit de vrais acquis» renchérit Alice Pfeiffer.

Il faut dire aussi que la disparition des métiers d’arts en France et plus largement en Europe amène à une plus grande collaboration avec le continent africain. Si des maisons comme Chanel essaient de préserver les savoir-faire français, les marques redécouvrent ceux présents dans les pays africains où l’artisanat reste une pratique quotidienne. « Lors d’une des premières réunions au sein de LVMH, le président de Vuitton a fait un discours qui m’a profondément émue», me confie Nei Wilson, assistante du directeur de prêt-à-porter de cette marque et aussi consultante free-lance pour la promotion des talents du continent africain. «Il a déclaré “Nous avons un challenge à mener en Afrique”. On voit bien que tout le monde observe ce continent, c’est l’ère de l’afroptimisme. Après on est encore dans de l’information non chiffrée, mais je crois que l’Afrique sera le continent de demain». Si l’Afrique a en effet toutes les chances de devenir le nouveau terreau de la mode artisanale, la question de l’appropriation culturelle en fait tiquer plus d’un. « Je n’ai aucun problème à ce que l’on s’inspire d’une culture quelle qu’elle soit. Mais quand vous regardez par exemple la collection printemps-été 2016 du créateur Junya Watanabe, clairement inspirée par les scarifications et la culture africaine, et qui n’est nullement mentionnée, avec une ribambelle de mannequins caucasiens qui défilent, oui, il y a un gros malaise », me dit Giannie Couji. «Ce n’est pas que tu n’as pas le droit de citer une culture, mais quand personne de cette culture ne s’identifie au résultat, il y a un problème», appuie Alice Pfeiffer. « Si on prend l’exemple de la campagne Valentino par exemple, tout y est. Les photos ont été prises par un photographe de National Géographique qui a déjà des liens avec les Maasaï. Mais les guerriers Maasaï ont-ils vraiment envie d’aider à vendre des pièces Valentino sur lesquelles ils n’auront aucun bénéfice ? Avec Miley Cyrus qui reprend une danse, à savoir le twerk, sans dire son origine, on est également dans l’appropriation » continue-t- elle.

Mais les guerriers Maasaï ont-ils vraiment envie d’aider à vendre des pièces Valentino sur lesquelles ils n’auront aucun bénéfice ?

Alors comment créer le changement? «Tout le monde a sa part de responsabilité mais c’est à nous de prendre notre destin en main et de ne pas attendre que les autres décident de nous utiliser selon leur bon vouloir. C’est à nous de créer nos réseaux, que ce soit pour les créateurs, la presse et la distribution, à nous d’être solidaires et constructifs» déclare Giannie Couiji. Quant à Nei Wilson, elle insiste sur la nécessité du continent africain de se prendre en main: «Nos principaux outils seront l’éducation et le pouvoir économique. Il faudrait former les artisans africains aux métiers, et ne pas oublier qu’on a les matières premières». «La moitié des magazines sont excluant, on est déjà habitué à lire du contenu qui n’est pas pour nous. Il faut l’inclure dans la conversation et arrêter de prétendre que cela n’existe pas. Il faut prendre tout le lectorat en compte» conclut Alice Pfeiffer. En somme: rien n’est perdu, mais tout reste à faire.

Texte – Mélody Thomas (Modzik 47)