Deux ans après l’opéra Watch the Throne, Kanye West décoche Yeezus, un album qui met à mal son propre système. Plus control freak, duplice et insaisissable que jamais, c’est avec Rick Rubin et Daft Punk et dans le noir et les cris que le rappeur de Chicago se propose de redistribuer les cartes de la pop.

Dans un entretien – lunaire – qu’il accordait au très sérieux Wall Street Journal le 14 juin dernier, Rick Rubin raconte comment Kanye West a fait appel à lui, quelques jours avant de rendre la copie finale de son album Yeezus. A en croire le producteur des Beastie Boys, de Run-D.M.C. et des derniers albums de Johnny Cash, West s’est présenté avec un brouillon qui nécessitait encore « plusieurs mois de travail », la plupart des parties vocales n’ayant pas été enregistrées, et le tout manquant de cohérence. S’il a toujours été mystérieux, le processus créatif de Kanye West n’a jamais paru aussi opaque. Enregistré entre un studio de Malibu et un hôtel parisien dans le plus grand secret, promu sans single mais à grands renforts de projections vidéo spectaculaires aux quatre coins du monde, Yeezus aurait donc été presque entièrement refondu en trois semaines, à quatre mains, après des mois de travail avec d’innombrables producteurs.

Qu’il s’agisse de l’icône indie folk, Justin Vernon (de Bon Iver), des superstars rap, Frank Ocean, Kid Cudi et Chief Keef ou de la vieille gloire du R’n’B, Charlie Wilson, les invités vocaux sont traités comme des figurants qui doivent s’estimer heureux de ne pas avoir été coupés au montage, ou des samples maintes fois filtrés et séquencés. Le rappeur de Chicago et figure de proue de la scène drill, King Louie – dont la voix couvre plusieurs mesures du très bon « Send It Up » – admet qu’il n’avait aucune idée de la façon dont son couplet, travaillé des heures en studio, serait utilisé. De la même manière, on se gardera bien de deviner quelles séquences programmées par Daft Punk ont été retenues pour le mix final des chaotiques « On Sight » et « Black Skinhead » qui ouvrent l’album.

Le résultat est un disque de rap froid et brutal, aux productions technoïdes et industrielles, sur lequel l’auditeur cherchera des prises et des aspérités après de longues séances d’écoute frénétiques, s’il ne décroche pas trop tôt. Yeezus ne comporte aucun vrai tube aux refrains évidents. La structure faussement anarchique des morceaux ; les phrases musicales presque systématiquement interrompues et hachées au même titre que les schémas de rimes ; les beats squelettiques (« New Slaves »), sont l’antithèse du rap de cathédrale surproduit auquel Kanye West nous avait habitué ces dernières années. Déroulant un flow disgracieux et violent, rappant parfois à bout de souffle et avec une urgence qu’on ne lui connaissait pas, Kanye dépose entre les samples et les sirènes de drôles de litanies/manifestes et des couplets fragmentés où l’absurde, l’hédonisme et l’auto-célébration s’agrègent et se contredisent.

Le sixième album de Kanye West est une mise à mort de l’entertainment rap dont le Watch The Throne qu’il cosignait avec Jay-Z en 2011 était le point d’orgue. Il est aussi un disque extrême et d’une noirceur inouïe, qui pourrait bien être touché par une forme malade de grâce qui confine à la folie. Ou au génie.

Par Damien Besançon
Photo : Willy Vanderperre

Kanye West, Yeezus (Def Jam / Universal)
www.kanyewest.com

L’interview avec Rick Rubin est consultable sur le blog Speakeasy du Wall Street Journal (http://blogs.wsj.com/speakeasy)