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Madonna, Teezo Touchdown, Chappell Roan ou encore Tyler the Creator… Des artistes au style musical radicalement différents, pourtant qui partagent un point commun majeur : leur esthétique reconnaissable. Aujourd’hui, quelle importance porte ce soin de l’esthétique dans la construction de l’univers musical d’un artiste ?

 

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Auprès des musiciens, il relève d’un art à part entière de construire tout un univers par le biais de mots, mélodies et instruments. Pour autant, depuis déjà des générations, ces génies de la musique ont aussi compris à quel point l’esthétique représente un élément non négligeable pour la complétion de leur univers musical. Évidemment, le style vestimentaire représente une part majeure de la construction minutieuse de cette esthétique. Et c’est ainsi que s’entremêlent musique et style vestimentaire, comme deux entités qui ne feront plus qu’une. Cela étant dit, cette relation mode et musique est loin d’être née sur scène.

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Mode, musique et contre-cultures

C’est notamment à l’ère de l’émergence de contre-cultures notoires que l’on peut témoigner d’une relation indissociable entre la mode et la musique. Pour le Hip-hop, le punk ou le heavy metal, les sonorités musicales et styles vestimentaires s’entremêlent et se confondent avec les idéologies des groupes marginalisés. Très justement qualifiées de « révoltes expressives » par le sociologue Patrick Cingolani, les contre-cultures se bâtissaient à contre-courant de la société et de la culture dominantes en s’érigeant sur divers fronts : là, les engagements politiques et sociétaux des groupes concernés étaient désormais des modes de vie complets. Chaque message était véhiculé à la fois par ce qui était dit, chanté, dansé, porté. Ces éléments, semblant pourtant aujourd’hui si anodins, étaient pour chacun un acte de distinction fort, tel un cri revendiquant les combats et différences d’une communauté exaspérée. Mais bientôt, cette marginalisation auto-instiguée sera rattrapée, pour voir un grand nombre de ses codes esthétiques et styles musicaux adoptés par le grand public, pour finalement très vite se retrouver dépouillés de tous messages sous-jacents. Une démocratisation progressive et destructrice qu’on ne connaît que trop bien, encouragée par une industrie avide de profits.

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Punk
Photo ©Roger Hutchings

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Beaucoup de choses ont changé depuis. Aujourd’hui, l’adoption d’un fort parti-pris vestimentaire et esthétique ne relève plus nécessairement d’un signe d’appartenance sociale et encore moins d’une sous-culture, mais bel et bien d’un moyen de distinction, une démonstration individualiste de sa singularité et de sa créativité.

Pour autant, les ancrages de cette forte synergie entre éléments visuels et sonorités persistent encore à ce jour et, au-delà de ces puissants vestiges sociétaux, on ne peut retirer à l’humain cette capacité à visualiser, imaginer et concevoir à partir d’un rien. On ne peut s’empêcher d’être en rut d’une rencontre entre nos cinq sens, comme assoiffé par une sorte de synesthésie.

 

 

À tout personnage son costume

Un bon artiste est aussi un bon storyteller. Et les lecteurs les plus assidus le savent, une bonne histoire passe par un dressage maîtrisé du décor, de l’univers. En musique, on a souvent tendance à considérer que le produit d’un artiste est une extension de sa propre personne. Pourtant, on ne peut déconsidérer la création d’un personnage, d’un alter-ego, dans le but d’amplifier les messages de son art ou de conter ses récits. Et bien sûr, à chaque personnage, sa costumière et son accoutrement, ce dernier faisant figure de l’extension à part entière de l’univers artistique auquel il appartient.

 

« Le style vestimentaire va bien au-delà d’un simple choix quotidien. Ils le considèrent comme une part intégrante de leur personnage ou de leur ‘persona’ artistique. »

 

Dorothée Evouna, styliste de longue date ayant fait ses premiers pas dans l’industrie musicale, en atteste : « Le style vestimentaire va bien au-delà d’un simple choix quotidien. Ils le considèrent comme une part intégrante de leur personnage ou de leur ‘persona’ artistique. Je pense que dans l’industrie musicale, beaucoup créent un personnage scénique qui leur permet de se différencier et d’embarquer le public dans un univers bien défini. Franchement, je vous donne comme exemple Beyoncé et son alter ego Sasha Fierce. »

Selon cet angle, l’omniprésence du métier de styliste semble prendre tout son sens, à mi-chemin entre une costumière préparant une pièce de théâtre et une conseillère de style, cherchant à préserver l’authenticité de l’humain en jeu : « Selon moi avoir un.e styliste permet de développer une signature visuelle unique qui est en accord avec l’ univers personnel et artistique de l’artiste. Le style vestimentaire devient alors une forme d’expression supplémentaire, qui complète la musique, le jeu d’acteur, ou encore la prestation sur scène. Notre rôle est bien plus qu’une question de look, c’est un atout stratégique. C’est une façon d’enrichir l’identité artistique, de créer aussi un lien avec le public, et surtout de maintenir une cohérence visuelle qui va au-delà de la simple apparence pour s’inscrire dans une démarche artistique globale. Le style qu’on créera deviendra alors, un élément clé dans le storytelling de l’artiste, qui raconte quelque chose au public avant même que l’artiste n’ouvre la bouche », nous explique Dorothée.

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Beyoncé en tant que son alter-ego, Sasha Fierce
Beyoncé en tant que son alter-ego, Sasha Fierce. ©Peter Lindbergh

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La construction d’un alter-ego est un outil fort et efficace dans la quête du renforcement d’une identité artistique. Pourquoi ? Généralement, il sera plus bruyant, plus remarquable, plus… vendeur ? Celui-ci saura laissé une empreinte mentale que le commun des mortels dans sa simplicité quotidienne atteindra plus difficilement.

En tant qu’artiste musicien ayant toujours été reconnu pour son style innovant, David Bowie était un véritable exemple de ce phénomène. Naviguant entre excentricité et sophistication, son alter ego le plus emblématique, Ziggy Stardust, incarnait une esthétique futuriste et androgyne, avec un maquillage inédit, des tenues flamboyantes et des couleurs vives. Toujours en mutation, Bowie a exploré de nombreux looks du dandy élégant de la période de The Thin White Duke (autre personnage marquant) au rocker néo-romantique des années 80 – on se rappelera aussi de la robe sur la pochette de The Man Who Sold the World de 1970. Mettant un soin certain dans chaque style, beaucoup de ses looks et costumes de scènes ont par ailleurs vu le jour grâce à sa collaboration étroite avec le couturier japonais Kansai Yamamoto. Pour autant, l’inconscient collectif n’a jamais laissé s’échapper cette seule image de l’artiste anglais, ce personnage aux cheveux roux, grimé d’un éclair rouge et bleu. Ses tenues ont inspiré des pièces Hugo Boss, Raf Simons, Dries Van Noten, Jean-Paul Gaultier, Balmain période Christophe Decarnin, Rick Owens, Riccardo Tisci, Gucci…

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Alter-ego ou non, l’artiste n’est réellement jamais bien loin. On comprend d’ailleurs très vite que ce fameux personnage n’est qu’une facette de lui-même, parfois simple prétexte à s’autoriser des discours ou comportements difficiles à assumer en temps normal. La révélation d’un moi profond qui n’a jusqu’alors demandé qu’à sortir ; c’est bien plus facile lorsqu’on s’accorde un autre nom. L’image façonnée ne représente finalement bien qu’une seule et même personne : seules ses humeurs, son message, son univers, évoluent. Et si ces nouveaux discours ne le représentent pas, il n’empêche qu’ils le touchent d’une façon ou d’une autre. Finalement, être un artiste est de se montrer sous ses différents jours, dans tout ce que l’on est et ce que l’on refuse d’être.

« On peut même parler d’un équilibre entre art et authenticité pour les artistes, le style vestimentaire est souvent un équilibre entre l’expression de leur personnage artistique et l’authenticité personnelle. Il peut varier d’un projet à l’autre, d’un album à l’autre, ou même d’un jour à l’autre, selon l’inspiration du moment. Mais d’une manière générale, la plupart des artistes savent utiliser leur style pour raconter quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes : ils créent un univers visuel qui complète et enrichit leur univers musical avec toute une équipe derrière, dont nous, stylistes. »

 

Entre artiste marginalisé et expression artistique

Oui, il relève parfois de s’engloutir dans un style qui nous est propre, quitte à être mis à part. D’autres fois, il s’agit de chercher à se distinguer, au cœur d’une industrie regorgeant de talents en tout genre. Chacun trouve midi à sa porte lorsque l’on parle d’expression artistique. Pour chacun de ces concepts, l’artiste peut faire face à une réflexion autour de la question de marginalisation, induite ou subie. La recherche d’un contre-courant stylistique est à elle seule un énorme pas dans la fondation de son identité artistique, au risque de prendre le pas sur son univers musical.

Teezo Touchdown, un personnage éclectique à l’identité visuelle si singulière qu’elle en est polarisante, incarne parfaitement cette idée. Coiffé de clous, serti de grillz argentés et recouvert de chaînes et de cuir, le chanteur américain peut surprendre par la douceur, le funk et la variété de sa discographie. Surprendre ? Oui, soit par le contraste évident entre son style vestimentaire et ses sonorités musicales, soit parce que nous avons un talent inné pour les apriori.

Somme toute, Teezo est un véritable exemple d’artiste avec une identité forte, dont les multiples dimensions méritent leur attention particulière. Personnage intriguant et fascinant, il présente une dualité à la fois déconcertante et rafraîchissante, avec pourtant une lisibilité réclamant son pesant de réflexion. Là où beaucoup s’empresseront de le catégoriser comme un artiste marginal, d’autres se demanderont la pertinence de leurs préjugés. Car en réalité, il ne fait aucun doute que Teezo Touchdown fait preuve d’un style inimitable. Il confirme par ailleurs l’impact fort que peut avoir le style vestimentaire sur l’image d’un artiste face au public. Pourtant, ce même style mis en parallèle avec sa musicalité prend finalement un tout autre sens.

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L'artiste Teezo Touchdown
L’artiste Teezo Touchdown. ©Teezo Touchdown

 

Bien que l’humain puisse se satisfaire de sa capacité unique à la déduction, les artistes prouvent que notre rapidité à faire des raccourcis mentaux peut être totalement malavisée. C’est aussi ce qui renforce l’impact et le génie de ce qu’est un artiste : savoir emmener le public là où il ne s’y attend pas, en le guidant avec un esprit singulier, parfois challengeant les limites.

Il faut néanmoins le relever : dans une société où les limites sont de plus en plus repoussées pour donner la place à chacun pour être qui il souhaite, les concepts même de « limites » ou de « marges » sont assez flous au sein du paysage artistique actuel. En théorie, il est assez complexe de parler de marginalisation, au sein d’une société qui se veut inclusive et dans l’acceptation de tous. Bien sûr, on évoque ici une marginalisation artistique et stylistique ; une marginalisation par le style vestimentaire ne s’apparente pas à une marginalisation systémique (dont ont pu faire face certains artistes simplement en faisant partie de groupes minoritaires ou sous-représentés).

Dans les faits, tout artiste finit par trouver sa fanbase, et la construction d’une communauté à la fois large et solide est d’autant plus facilitée à l’ère actuelle du digital. Ainsi, la volonté d’être à part est plus facilement respectée voire exaltée, au sein d’une ère où l’uniformisation est à portée de main. Aujourd’hui plus que jamais, les notions d’expression artistique et de marginalisation d’un artiste se côtoient, sans que l’on puisse toujours les distinguer.

 

Yin & yang créatifs

Dans l’industrie de la mode, cette singularité visuelle en fascine beaucoup, parfois jusqu’à attirer l’attention de certaines marques, friandes de cette démonstration de créativité. Elles se retrouvent ainsi à accompagner des artistes, qui parfois deviennent de véritables inspirations pour les créateurs.

On peut dans ce cas citer Madonna et sa relation de longue date avec l’enfant terrible, Jean-Paul Gaultier. À son pic de popularité, la chanteuse s’est érigée au rang de muse pour le créateur. En s’entrechoquant, leurs deux mondes ont fini par ne faire plus qu’un : aujourd’hui, au-delà d’être un signe distinctif de la maison Gaultier, les fameux seins coniques de la marque sont aussi devenus un élément iconique de l’identité visuelle de la pop star américaine. Ainsi, depuis leur rencontre en 1987, leur amitié a sans aucune doute donné naissance à une collaboration solide et presque évidente, durant laquelle le designer aura conçu chacun des costumes de scène de Madonna jusqu’en 2012.

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Madonna dans un look iconique signé Jean-Paul Gaultier
Madonna dans un look iconique signé Jean-Paul Gaultier. ©Getty Images

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C’est là un des nombreux exemples qui attestent d’en quelles mesures l’essence artistique n’a que très peu de frontières et est à l’origine de connexions inimitables. Comme observé, une identité forte fait gage d’une grande créativité, et c’est parfois ce qui conquière les marques pour vouloir s’associer à tous types de milieux et de profils. Ce sera d’une part pour être associées à des personas riches et aussi expressifs qu’impactants, mais par ailleurs encourager une visibilité difficilement égalable.

Mais la médaille a un revers pour beaucoup souhaitant arborer cette étiquette « d’artiste » : assumer les limites extrêmes de sa propre créativité, c’est parfois, souvent, être l’ovni, le paria, le marginal. C’est au travers des mots, des sons ou des vêtements choisis, que l’on se forge une attention dévouée ou un désintérêt délibéré. C’est au travers de ces mêmes éléments entremêlés que l’artiste devient un monde, auquel quiconque choisit de prendre part, ou pas.

C’est tout cela, l’expression artistique.

 

 

Texte Sarah Agricole