Iskwē, à notre arrivée, termine une première interview dans une loge de l’Elysée Montmartre, juste avant son concert au MaMA Festival. Son élégance et l’aura qui émane d’elle nous frappent immédiatement.
Originaire de Winnipeg, au Manitoba (Canada), Iskwē, de son vrai nom Meghan Lynne Meisters est une Métis Cree, des Premières Nations du Canada. Son nom, qui signifie « femme au ciel bleu », correspond parfaitement à sa présence et incarne déjà sa connexion profonde à ses racines. Son premier album éponyme sort en 2013. Son single Nobody Knows, qui met en lumière les 1200 femmes autochtones disparues et assassinées au Canada, est inclus dans la série Netflix Between. À l’instar de Jeremy Dutcher, elle incarne une volonté profonde de servir sa communauté.
Identité et lien avec les racines
« J’ai vécu aux États-Unis, mais ce lien avec mes origines est toujours resté fort, même là-bas. En tant que peuples indigènes au Canada et aux États-Unis, nous partageons des histoires communes et complexes, même si nos cultures, langues et traditions sont multiples. Cette identité collective de peuples indigènes d’Amérique du Nord est puissante, mais elle est façonnée par des relations différentes avec nos gouvernements respectifs. Quand j’étais aux États-Unis, malgré la distance, j’étais toujours entourée de gens qui comprenaient mon expérience. À Los Angeles, j’ai eu la chance de rencontrer d’autres artistes indigènes, avec qui nous avons pu créer, partager et former une véritable communauté. »
Respect des cultures et réalités sociales
« Trop de communautés indigènes n’ont toujours pas accès à des ressources essentielles comme l’eau potable. Dans les zones reculées, des produits de première nécessité peuvent coûter une fortune, jusqu’à 30 dollars pour une brique de jus. Les soins de santé sont aussi un défi majeur. J’ai écrit beaucoup de chansons sur ces inégalités, qui nous rappellent que même si nous vivons sur notre propre territoire, nous sommes souvent traités différemment des autres Canadiens. Je vois des signes de changement, mais c’est encore lent, et parfois purement symbolique. Je me demande constamment ce que nous devons accomplir pour vraiment impacter l’avenir de nos enfants. Sans accès à l’eau ou à la nourriture, comment espérer des améliorations ? »
Evolution musicale
« Je ne vois pas ça comme une simple évolution. J’ai mûri, après tout. Mon premier album, je l’ai fait à 20 ans, et aujourd’hui, j’ai 40 ans. Ça fait un bon moment que je fais ce métier, donc il est normal qu’il y ait un changement. L’autre jour, j’ai réécouté mon catalogue et j’ai plongé dans mon premier album. Ses sonorités étaient plus électropop, reflétant l’humeur dans laquelle j’étais à l’époque. C’est pourquoi j’ai pris une pause. Cet album était le plus politique, avec des sonorités lourdes et des paroles difficiles, très ancrées dans les problématiques des peuples autochtones, notamment celles des femmes. La musique avait une forte influence rock, tout en intégrant des éléments électroniques. »
« J’ai eu un moment de réflexion : waouh, tout cela a du sens. Je peux voir la chronologie de mon parcours et ressentir les frustrations que j’ai vécues. Je les ressens toujours, mais j’ai aussi appris à être à l’aise avec mon identité de femme. Je me sens plus libre d’exprimer ma sensualité. »
« Quand j’étais profondément engagée dans l’activisme et la politique, je pensais que cela était hors limites. Je ne pouvais pas parler de mon propre amour, car je devais être forte et avoir raison. C’est la réalité pour une femme artiste solo qui prend position sur des questions politiques : votre sexualité et votre sensualité sont souvent mises de côté. »
« Mais maintenant, je ressens une différence. Je me sens soutenue et valorisée d’une manière qui me permet d’explorer ces aspects de moi-même. Avant, je me sentais coincée dans un rôle où je ne pouvais pas exprimer mon amour, car j’avais cette obligation d’être forte pour ma communauté. Bien que cela soit toujours vrai, je réalise maintenant qu’il est important pour moi de partager cette autre facette de mon identité. Je veux montrer que c’est tout aussi valable, que je peux être cette autre personne. »
La colère estompée au profit d’une musicalité plus profonde et apaisée
« Merci de dire ça. Après avoir été attaquée en ligne à propos de mon identité, je ressens une sorte de libération. C’est comme si je levais les mains et disais : « je suis qui je suis, que puis-je dire d’autre ? Si tu es avec moi, tant mieux ; sinon, ça ne me dérange pas ». C’est la première fois que j’en parle aussi franchement. Jusqu’à présent, je ne savais pas trop comment aborder le sujet, mais maintenant, je me sens libérée des chaînes qui me retenaient. Je ne me soucie plus de ceux qui veulent me critiquer. Si c’est comme ça que vous voulez être, c’est votre choix. Je ne vais pas vous forcer à écouter ma musique. »
« Je sens qu’il y a une évolution et une maturité en moi. En vieillissant et en traversant ces expériences, j’ai appris que le plus important est de garder une certaine innocence et de faire partie d’une communauté soudée. Cela m’a apporté un niveau de confiance en moi. Cependant, avoir été attaquée de cette manière a été choquant. Je réalise qu’il y a toujours des gens qui parlent derrière vous, mais quand c’est aussi direct, c’est perturbant. J’ai grandi ici, alors comment pouvez-vous me dire que je ne le suis pas (Cree Métis, NDLA) ? À un moment donné, on m’a dit que je devais « me reconnecter ». J’ai grandis avec ma communauté et dans ma culture. Je suis membres de ma nation depuis l’enfance, alors que voulez-vous dire par là ? C’est juste que les rumeurs se propagent, et je pense que, quand la poussière retombe, il faut faire un choix. »
« Pour moi, ce choix est clair : je veux être heureuse et partager la joie. Quand je pense à ma responsabilité envers ma communauté, je veux offrir de l’amour et de la paix. Je veux partager le bonheur que je ressens et faire vibrer cela dans l’univers. Peut-être que cela fera une différence, peut-être pas, mais c’est ce que je veux faire. C’est ce qui résonne en moi, et c’est là où mon âme trouve sa place. »
« Je crois que c’est ce que l’art représente pour moi. Quand tu te sens mieux, tu es en mesure de servir les autres. Tu sais, il y a quelque chose de vrai dans le fait que si tu rencontres quelqu’un en colère, ce n’est pas très amical, et cela peut être contre-productif pour le message que tu essaies de partager. Il est essentiel de se faire face avec respect. »
Nīna, un album intime
« Oui, exactement. Nīna est une part intime de moi, de mes origines et des conversations qui ont marqué mon parcours. Ma nation, autrefois appelée « nation métisse », s’est construite entre des racines indigènes et non indigènes, et cela a formé une culture forte et distincte. J’ai beaucoup exploré ce thème dans mes albums précédents, plus politiques. Avec celui-ci, j’ai voulu raconter mon parcours personnel, car je pense que mon évolution en tant qu’artiste doit refléter ma propre histoire. Dans cet album, l’élément électronique est devenu plus prépondérant, créant une ambiance qui me rappelle les vagues de l’océan. Mon prochain projet sera plus orchestral, avec une électronique qui s’intègre harmonieusement. Chaque album explore différentes couleurs et textures, comme tu l’as dit. Comme Nina Simone disait, nous incarnons notre environnement, et parfois cela implique de partager des expériences personnelles. Tout ne doit pas forcément être collectif. »
Damian Taylor, producteur aux multiples Grammys
« Travailler avec Damian (The Prodigy, Bjork, Arcade Fire…, NDLA) a été incroyable. Ce fut la première fois que je collaborais avec un producteur du début à la fin d’un album. Nous avions prévu de travailler sur seulement deux chansons, mais dès que nous avons commencé, cela s’est transformé en un projet complet. Damian arrivait chaque jour un peu plus tôt pour retravailler les détails, et j’arrivais vers midi ; on prenait le temps de discuter, de partager un café et d’écouter d’autres morceaux. Il me questionnait sur chaque thème, essayant de saisir pleinement les émotions et les images sonores que je souhaitais explorer. J’ai même créé pour lui une playlist de chansons que j’adore, de Nina Hagen (en feat. sur l’album, NDLA) avec Cosmic Shiva jusqu’à Lapsley, pour qu’il comprenne le monde sonore que je voulais bâtir. C’est parfois difficile de travailler avec des musiciens brillants lorsque je tente d’expliquer mes idées, parfois, ils me regardent comme si j’étais folle, lorsque j’évoque des choses qui n’ont pas de sens pour eux. Cela peut me rendre plus fermée, car je ne me sens pas toujours à l’aise. Mais avec Damian, j’ai eu cette liberté. Je pense que c’est aussi pour cela que cet album est devenu si personnel : je me suis enfin sentie en sécurité. J’avais l’impression que mes idées étaient encouragées. Je pouvais puiser dans tout ce que je voyais et ressentais, et je pouvais dire : « Voici la palette de couleurs que je souhaite explorer pour cet album ». Et lui de répondre : « Super, j’ai compris ». C’était un moment incroyable, une révélation : c’est différent, mais c’est fantastique. »
Quelles inspirations ? Quelle méthode de travail ?
« J’aime m’inspirer de l’art visuel autant que du son. Quand j’écris, je m’imprègne de couleurs, d’installations artistiques, de performances immersives. Une fois, dans une galerie au Portugal, j’ai été marquée par une vidéo d’une danseuse qui restait gravée en moi. Ces expériences influencent ma musique, car je ressens la musique en couleurs et textures, comme une palette visuelle. Même si je chante et que je sais jouer du piano, je ne suis pas du genre à me plonger dans la musique toute la journée. Ma relation avec la musique est différente. »
« J’’aime la musique. J’ai appris à jouer du piano et j’ai donc une certaine base, un cadre qui me permet de structurer mes mots lorsque j’écris. Cependant, je ne suis pas très à l’aise avec la technique musicale. Quand je puise dans toutes ces influences pour trouver le chemin que je veux emprunter, cela bouge, évolue et change. Je me demande constamment ce qui m’entoure, comment je peux y participer, ce qui m’inspire et où cela me mène. Damian était vraiment doué pour comprendre cela. Quand je pense à la musique, je ne me plonge pas uniquement dans des sonorités ; ma relation avec elle est beaucoup plus visuelle et artistique. »
Conquérir la France ?
« C’est pourquoi je suis ici. C’est totalement différent. Trouver un producteur aux États-Unis, c’est plus simple : tu l’appelles et tu vois tout de suite s’il est intéressé. La mentalité là-bas est différente. Ici, c’est beaucoup plus compliqué en tant qu’étranger. En France, tout prend du temps. Je pense que l’un des outils essentiels ici, c’est la collaboration avec d’autres artistes et la construction de relations. C’est vraiment important de créer des liens avec les gens. Le système ici m’intéresse beaucoup, et j’apprécie la façon dont l’Europe fonctionne différemment de l’Amérique du Nord. J’ai déjà tourné en Europe, mais pas en France, où les relations entre les producteurs, les salles et le public sont beaucoup plus solides. Ça prend du temps, mais j’adorerais être ici. »
Iskwē se trouve aujourd’hui à un moment de sa carrière où son parcours personnel et artistique s’enrichit d’une sérénité nouvelle. Bien qu’elle continue de défendre les voix de sa communauté, elle le fait désormais avec une approche plus apaisée. Plus que jamais, elle cherche à s’exprimer librement, explorant les nuances de son identité. En acceptant chaque facette de sa personnalité, Iskwē nous invite à partager un voyage sincère où l’art se mêle à la quête de sens, dans un appel à la célébration de la diversité culturelle et à l’affirmation de soi.
Nīna est disponible via Littlebit Records.
Texte Lionel-Fabrice Chassaing
Image de couverture : (c) Lili Peper