Montmartre, un bel après-midi ensoleillé, une terrasse, un accordéoniste roumain berce de rengaines françaises les clients. Parmi eux, Jeremy Dutcher, chemise fluide sur tee shirt revendiquant les droits pour les gays. C’est ainsi que commence ce formidable échange.
Issu d’une famille bi-culturelle : Wolastoqiyik, par sa mère et canadienne anglophone par son père, le petit Jeremy est le dernier d’une fratrie de quatre enfants. Au cœur de son travail, la transmission de la culture malécite qui a commencé « Depuis que je suis né, je dirais. Ma mère insistait beaucoup pour que nous sachions qui nous étions. Beaucoup de jeunes de ma communauté ne connaissent pas leur langue. Ils sont peut-être loin de leur culture. Et pour elle, c’était un choix très intentionnel. Donc pour moi, ce fut pareil. Je me devais de la capturer. Moins de 500 autochtones parlent encore notre langue et que nous vivons un moment critique pour notre communauté. Nous n’avons plus de transmission. »
« Il y a un aîné dans la communauté qui dit : ‘Oubliez que je suis un Indien, mais n’oubliez jamais que je suis un Indien’ ».
Fort de cette énergie vitale de transmission, le premier album de Jeremy Dutcher Wolastoqiyik Lintuwakonawa est né de ses recherches des chants de sa communauté, alors gravés sur des cylindres de cire. « Quand j’étais jeune, je ne pouvais pas allumer la radio et entendre ma langue. Je ne pouvais pas aller au cinéma et entendre ma langue. Tu sais, nous n’avons pas de livres dans notre langue. Donc pour moi en ce moment, il s’agit de créer des ressources ou de créer de la musique ou de l’art, des images – peu importe –, pour honorer cette langue, pour faire tissage. C’est un projet culturel. Oui, et c’est un projet queer aussi. Et en même temps, ce n’est rien de tout cela et peut être les deux en même temps. Il y a un aîné dans la communauté qui dit : ‘Oubliez que je suis un Indien, mais n’oubliez jamais que je suis un Indien’. C’est un concept parfait, c’est en fait le plus vrai et le plus beau. Parce qu’au bout du compte, nous sommes tous des humains, avec des expériences différentes. »
Poursuivant l’objectif du dialogue, de faire sens, Jeremy s’est attelé à son deuxième album Motewolonuwok : « Comme pour le premier album, le processus était très clair pour moi. Cela a commencé en fait lorsque je publiais le premier. J’allais perdre un peu la tête parce que j’écoutais les chansons gravées sur les cylindres de cire, plus d’une centaine. Il me fallait un autre exutoire musical, comme Nina Simone ou Spirit of Eden de Talk Talk que j’écoute beaucoup. Motewolonuwok est aussi ancré dans mes recherches, mais pas seulement. Les paroles du premier titre de l’album Skijin Uiguu proviennent des archives. Tu sais, j’aime toute sorte de musique. Je suis un composite, une construction de tout ce que j’ai pu entendre auparavant. Je suis en dialogue avec toutes les musiques créées avant. »
Un album qui comporte six titres écrits en anglais. « C’était juste le bon moment, tu sais. Je pense qu’il s’agissait pour moi de vouloir… parler aussi à mon père. Parce que ma mère et lui écoutent d’une manière très différente. » Owen Pallett (arrangeur et musicien d’Arcade Fire, NDLA), des cordes, une chorale participent à cet album. « J’aime bien ce gars. Nous avons travaillé très dur ensemble et c’est incroyable. Il a fait des arrangements des cordes magnifiques, luxuriants tout en gardant le sentiment que je souhaitais exprimer. On ne se connaissait pas. J’ai découvert son travail lors d’un concert symphonique avec Buffy Sainte Marie (auteure-compositrice-interprète, et militante sociale autochtone canado-américaine Nation Crie Piapot, NDLA). En écoutant ces chansons avec lesquelles j’ai grandi, j’ai voulu savoir qui avait fait les arrangements : Owen Pallett. Et puis c’est drôle. Je suis rentré chez moi et j’ai cherché dans ma collection de vinyles et j’ai trouvé un de ses EP que j’ai immédiatement écouté. Je me suis dit que je devais travailler avec lui. Sa rencontre et le travail commun furent incroyables. Tu sais, pour moi, c’était vraiment excitant d’avoir auprès de moi d’autres personnes avec cette expérience partagée. Le Chœur Queer, Owen, l’orchestre. Il s’agissait de faire un zoom sur ma communauté mais aussi de me tourner vers l‘extérieur, c’est comme si ce nouvel album était une extension sonore de mon premier disque. J’en suis très fier car ce disque a mis cinq ans pour se faire, simplement parce qu’il y a eu la pandémie et aussi parce que nous nous sommes vraiment battus pour que ce disque existe. Ce fut un travail collectif d’amour. »
Avec sa voix profonde, Jeremy Dutcher nous livre un album intimiste flamboyant et profondément habité. Motewolonuwok, ancien mot de la communauté wolastoqivik, Première Nation de Tobique dans le Nord Ouest du Nouveau Brunswik, dont le message est au cœur de l’album, désigne des « personnes possédant une grande force spirituelle ». C’est ainsi qu’on désigne les membres de la communauté qui sont queer.
« La colonisation, le christianisme, nous ont apporté beaucoup d’homophobie, la transphobie qui existe maintenant. Mais ce n’est pas nous. Ce n’est pas notre façon de penser. C’est quelque chose qui nous a été imposé. Il s’agit de se souvenir et de le rappeler. A l’époque, avant l’arrivée des Européens, nos communautés étaient si petites, il n’y avait pas de place pour l’ostracisation. Grandir au Canada dans des institutions judeo-chrétiennes, m’a d’ailleurs obligé à faire mon coming out. Je pense que tout le monde possède un don. Tout le monde est dans un cercle : hétérosexuels, personnes queer et tout ce qui se trouve entre les deux. Ce n’était pas seulement de l’acceptation. Les personnes queer étaient perçues comme des cadeaux. Nous en sommes pour la société car nous avons cette dualité. C’est quelque chose que tous les autres, je veux dire, la plupart d’entre eux n’ont pas. Pour moi, c’est une chose très stimulante en tant que personne queer. »
« Nous devons à la fois montrer ce qu’on est et avancer, avec pour message essentiel : Vous pouvez exister. Vous pouvez tisser ensemble. Vous n’avez pas à vous séparer, à la fois de votre culture d’origine et celle dans laquelle vous vivez. C’est de cela qu’il s’agit. »
Ancien responsable de la coordination du développement et de la sensibilisation des Autochtones chez Egale Canada, association de défense LGBTQI, Jeremy a « essayé de créer des dialogues… travailler l’inclusion et de ce à quoi cela ressemble. Mais ce qui est important dans ce dialogue, c’est de reconnaître que cela n’a rien de nouveau. L’acceptation du queerness par les Autochtones n’est pas nouvelle. Nous devons à la fois montrer ce qu’on est et avancer, avec pour message essentiel : Vous pouvez exister. Vous pouvez tisser ensemble. Vous n’avez pas à vous séparer, à la fois de votre culture d’origine et celle dans laquelle vous vivez. C’est de cela qu’il s’agit. Nous devons être et nous sommes dans un dialogue. La vie, c’est vivre ensemble dans la richesse de nos identités. C’est une partie intrinsèque non seulement de moi-même en tant que personne, mais aussi du travail musical que je veux faire. »
Une tournée va accompagner l’album, tout d’abord au Canada. « Les concerts sont des espaces très importants de rassemblement et de partage pour les Autochtones et les non-Autochtones, les nouveaux arrivants… Le Canada a une culture, mais vit en même temps une crise d’identité culturelle, car c’est un pays composite. Ce n’est pas seulement le hockey et le sirop d’érable. Il me semble important de définir comment nous parlons de nous-mêmes en tant que Canadiens. La vraie richesse de cette terre est notre culture. Nous pouvons partager cette expérience ensemble d’une manière unique et nous pouvons tisser tout cela ensemble. »
Jeremy Dutcher, Prix de Musique Polaris en 2018 et Prix Juno en 2019, ambassadeur de la communauté Wolastoqivik ? « Je suppose que oui. Je ne sais pas. Les réactions de ma communauté ont été très positives. J’ai beaucoup de chance. Bien sûr, on ne sait jamais quand on entreprend un projet qui est relié à une communauté en particulier. On espère pouvoir dire la vérité. Parce que, bien sûr, je ne peux pas parler au nom de toutes les nations autochtones du Canada. Vous savez, nous sommes si nombreux (onze au total, NDLA). Je ne peux parler qu’au nom de mon expérience dans mon petit coin au Nouveau-Brunswick et essayer de faire vivre notre langue. Mon premier album n’a pas été distribué en dehors du Canada, et nous avions fait le choix de ne pas faire de traduction des paroles. Et en fait, au début de chaque discours que je prononçais, je commençais avec ce dicton dans ma langue : ‘Tout mon peuple, c’est pour vous’. Avec ce deuxième album, nous verrons s’ils sont encore avec moi et je serai à l’écoute de chacun, car cet album est différent. Je vais peut-être te paraitre megalo, mais je crois que nos façons de penser et de savoirs autochtones à travers notre langue et la façon dont nous nous connectons avec l’environnement qui nous entoure et entre nous peuvent sauver le monde. »
Nous poursuivons notre échange sur l’abandon de sa carrière de ténor : « J’en ai eu marre. Je suis allé à l’école de musique classique. Il y a tellement de beauté dans cette musique, mais elles ne font pas partie de mon histoire, ni de celles que je veux raconter. Il s’agissait pour moi de prendre le bon, le beau, de le faire mien pour raconter l’histoire que je souhaitais », des membres de sa famille « Nous sommes une famille étrange », de sa vie à Toronto « Une grande ville. Et c’était comme l’éveil des possibilités. Et c’est vraiment là que se trouve l’industrie de la musique au Canada. »
Jeremy Dutcher est un fou de mode, alliant toujours scéniquement une certaine avant-garde et des vêtements ou accessoires de sa communauté. « J’aime beaucoup la mode. Il y a tellement de designers européens, et je suis un peu obsédé. J’ai dû prendre une nouvelle valise la dernière fois que j’étais ici juste parce que j’aime acheter tous ces putains de vêtements. L’image est importante. Personne ne nous écoutera si ce n’est pas beau. Alors, coiffez-vous, portez quelque chose de bien et surtout amusez-vous! »
Propos recueillis par Lionel-Fabrice CHASSAING
Motewolonuwok disponible via Secret City Records
https://www.instagram.com/jdutchermusic