Il y a des disques qu’on découvre par hasard qui vous file une claque à la première écoute. We Do Not Fear Ruins de Mobley, homme-orchestre texan et bricoleur total, est son premier album complet : un opéra de science-fiction indie, rock et soul, porté par le fantôme d’un héros dissident congelé 300 ans et ressuscité dans un futur post-apocalyptique.
Mais derrière la dystopie, c’est une autre histoire que Mobley raconte : la sienne. Celle d’un artiste qui transforme l’effondrement en renaissance. Ce disque n’est pas une fresque à la Mad Max ou à la Blade Runner : ici, les ruines sont surtout intérieures. Chaque morceau est un fragment de journal intime. We Do Not Fear Ruins est traversé par une tension constante entre l’espoir et la désillusion.
/
L’album comme vaisseau narratif
We Do Not Fear Ruins suit Jacob Creedmoor, docker radicalisé dans un New York alternatif des années 80, devenu icône insoumise, puis disparu dans une cryogénie punitive. Quand il se réveille trois siècles plus tard, le monde n’a plus rien d’américain, ni même de reconnaissable. Ce n’est plus la ruine de l’Empire : c’est le désert du sens, l’oubli collectif.
/
/
Mobley aka Anthony Watkins II, enfant, entend un jour un orchestre symphonique et s’arrête net : il veut savoir ce qu’est cet instrument qui semble parler une langue inconnue. On lui répond : le violon. Alors, ses parents lui en offrent un. Il commence à prendre des cours, à jouer, puis à explorer d’autres sons – la trompette, la guitare – et très vite, à écrire. À l’adolescence, l’écriture devient une obsession. Il s’isole, compose sans relâche, presque malgré lui : « J’écris de la musique parce que je dois écrire de la musique. Ça arrive, que je le veuille ou non ». L’enfant devenu adolescent qui entendait des musiques inexistantes dans sa tête n’a qu’un but : matérialiser l’invisible, quitte à fabriquer ses propres machines pour donner vie à ses musiques.
/
Un homme seul dans sa machine
Mobley est seul à la barre – composition, écriture, production, image. Une solitude choisie mais coûteuse, dont il parle sans fard. Mobley avoue sa timidité, son goût du silence, son allergie aux foules. Il écrit des romans en parallèle, tourne ses clips comme des films d’auteur, façonne un univers esthétique où rien n’est laissé au hasard. Pourtant, il confie ne pas être « fait pour être musicien » : il voit la scène non comme un plaisir, mais comme un engagement, un espace de transmission.
/
/
Un parcours hors des clous
Quand Mobley débarque à Austin, il ne trouve pas sa place. Il finit par réparer du matériel audio, autodidacte, bidouilleur, apprenant à parler la langue des circuits. Ce lien entre technique et sensibilité ne le quittera jamais : chez lui, le mixage est aussi vital que la mélodie.
Il aurait pu devenir ingénieur du son, technicien de studio. Mais il choisit le risque et la création. Petit à petit, en solo, il assemble une œuvre cohérente, exigeante, construite comme un puzzle transmédiatique.
/
Le son d’un monde qui bascule
Son EP Cry Havoc! en 2022 posait les bases avec l’apparition du personnage de Jacob Creedmoor, docker, musicien en herbe et héros à la Robin des Bois dans une version alternative des États-Unis du début des années 80.
/
/
Chaque morceau ici est taillé au scalpel : la structure narrative, les arrangements et le storytelling transcendent le simple format chanson. We Do Not Fear Ruins est un kaléidoscope. On y entend la chaleur des années 80, les fantômes de Springsteen, les échos de Prince, les pulsations du funk et les beats de la new wave. Mobley a minutieusement étudié les sons de 1981 – l’année où Jacob a été cryogénisé – et y puise méticuleusement pour nourrir son propos.
Tout commence par The End, un paradoxe pour ouvrir l’album, sur fond de bande-son de film de science-fiction qui bascule rapidement vers le western spaghetti.
Dans No Exit, inspiré du titre américain de la pièce de Sartre Huis Clos, il convoque Morricone, des synthés, et une plainte existentielle qui hante l’album tout entier : « Que suis-je sans les gens ? ». Fasciné par la langue française, il va jusqu’à en faire le refrain de Ego Is — « Je ne sais pas pourquoi, mais je sais c’est comme ça » — chanté sur quelques accords de jazz. Dans le morceau Now Forever, hymne progressif à l’instant présent, Mobley confronte la nature illusoire du temps à l’instar du dernier titre The End? qui sonne comme un cliffhanger.
Le titre de l’album – We Do Not Fear Ruins – résonne comme un mantra. Les ruines qu’il évoque ne sont pas seulement celles d’un monde, mais aussi celles des désirs abandonnés, des relations perdues, du temps qui échappe.
/
/
Un album politique et intime
Depuis peu, Mobley est aussi père. Et cette transformation traverse tout l’album, en filigrane. « Pendant longtemps, j’ai cru que la chose la plus importante que je ferais serait une chanson. Maintenant, je sais que ce n’est pas vrai », déclare-t-il. Il n’écrit plus pour prouver sa valeur. Il écrit pour transmettre. Dans un monde en miettes, We Do Not Fear Ruins est une tentative d’héritage.
Bien qu’il ait que quatre EP et plusieurs singles à son actif, Mobley n’avait pas encore sorti de premier véritable LP. We Do Not Fear Ruins est une déclaration de guerre au formatage. Mobley déconstruit l’idée même de « chanson efficace ». Il n’a rien à vendre – il a quelque chose à dire. Il cite l’autrice de SF Octavia Butler, parle de spiritualité, compare l’art à la préparation d’un bon café dans une société qui n’en a plus le temps.
/

/
C’est un album rare, exigeant, qui réclame qu’on l’écoute entièrement, qui ne craint pas les silences ni les détours. Qui ose encore croire qu’un disque peut changer quelque chose – ou au moins quelqu’un.
We Do Not Fear Ruins est disponible via MNRK Records LP/Last Gang.
Texte Lionel-Fabrice Chassaing
Image de couverture Mobley