À Bourges, les perturbations n’ont pas été que climatiques cette année. Pour sa 49e édition – du 16 au 21 avril – le Printemps a bravé les vents contraires d’un contexte budgétaire sous tension. Pourtant, entre la vivacité de la scène émergente portée par les iNOUïS et la puissance émotionnelle des lives, le festival prouve qu’il en a encore sous la pédale. Dans les interviews accordées à Modzik, cinq artistes – Gwendoline, Ménades, Lucky Love, White Corbeau et Fatboy Slim – dessinent une cartographie sensible du présent : entre désenchantement et lueur d’espoir.
Un budget amputé de 400 000 €
« C’est la première fois en dix ans qu’on revoit le budget à la baisse », confiait à l’AFP Boris Vedel, directeur du Printemps de Bourges, avant le lancement des festivités. Moins 400 000 euros sur les 7,5 millions alloués : la saignée est nette. En cause, une chute de 150 000 euros de sponsoring et de 250 000 euros d’aides publiques, notamment celles de la région Centre-Val de Loire et du département du Cher. L’État et la Ville ont maintenu leur soutien, mais, pour Boris Vedel, c’est une « décroissance contrainte » qu’a subie le Printemps, comme bien d’autres festivals français. Pour autant, pas question de plier. Douze artistes en moins ? Oui. Mais l’esprit du festival est resté intact, malgré une queue inhabituelle pour entrer au 22 le mercredi soir. Boris Vedel a souhaité proposer « ce qui se fait de mieux en 2025 en France ». La scène W, seule rentable, a conservé son alignement de stars : Yodelice, Vald, Clara Luciani, Jok’Air, The Avener… Mais c’est du côté de l’émergence que le Printemps a parié : moins de cachets explosifs, pour autant de frissons.
Les iNOUïS, quarante ans de coups de foudre sonores
C’est un anniversaire qui tombe à pic. Les iNOUïS fêtent leurs 40 ans. Quatre décennies à révéler les futures têtes d’affiche. Lancé en 1985, le dispositif a accompagné des artistes comme Christine and the Queens, Fishbach, Columbine, Zaho de Sagazan et bien d’autres, dans leur ascension d’« émergents » à « étoiles ». Cette année, ils étaient 32 artistes sélectionnés. À la clé, trois prix.
Adés The Planet, rappeuse d’Île-de-France, a remporté le Prix du Printemps de Bourges Crédit Mutuel. Pierre et la Rose & Gildaa, respectivement de Picardie et d’Île-de-France, tous deux dans la catégorie chanson-pop, ont décroché le Prix du Jury ex-aequo. Et Exotica Lunatica, pépite alternative groove venue d’Alsace, a séduit le public sur riffx.fr.

Sous la présidence d’Eddy de Pretto, la sélection 2025 a brillé par sa diversité. La fréquentation du tremplin n’a pas faiblit, avec ses concerts à 10 euros et son atmosphère de repérage pro.
Désillusion punk et éclats d’espoir
Dans les loges comme sur scène, les artistes du Printemps de Bourges dessinent une carte sensible de leur époque. Deux pôles émergent, sans véritable opposition : d’un côté, une lucidité désenchantée face au monde qui vacille ; de l’autre, un amour inébranlable pour la beauté humaine.
Du côté de la froideur et du sarcasme, Gwendoline désamorce la gravité. « On trouve que l’humour nous élève un peu », affirme le groupe. Bercés par des influences cold wave, qu’ils adorent mais qu’ils jugent « plombantes », les rennais revendiquent une approche plus légère pour dénoncer « toutes les aberrations et le foutage de gueule » ambiants. Chez Gwendoline, les refrains pop et fédérateurs viennent briser la froideur de la cold wave traditionnelle. « Avec les musiques froides en général, il y a un truc très dark, très sérieux : le son est sérieux, les revendications sont sérieuses. Si en plus on se prenait au sérieux, ça serait juste désagréable. » (Rires.) Même le nom de leurs albums est délicieusement « what the fuck » : au premier album Après c’est gobelet ! sorti en 2022 a succédé C’est à moi ça en 2024. « On trouve ça cool de mettre un nom d’album un peu drôle, tout en sachant qu’on va raconter plein de choses qui peuvent être lourdes et que la musique, elle, est assez froide. Ça met un tampon de… « Mollo, quand même. Tranquille ». »

Chez Ménades, iNOUïS Île-de-France, le désenchantement se transforme en énergie. Leur concert incandescent au 22 a résonné toute la journée. À 14h, l’ambiance était celle d’une nuit blanche. « Le fait d’être là, de participer, c’est ça la victoire, en fait », souffle Dauphin, en jouant avec le médiator de Lionel des Limiñanas – dont Ménades assure quelques premières parties.

L’idée d’un monde post-apocalyptique plane à travers leur post-punk rugueux : « C’est un peu notre manière de dire : qu’est-ce qu’on fait avec ce monde en train de cramer et dont, franchement, on ne veut plus ? Notre musique est une invitation à danser sur les cendres, à créer quelque chose, à retrouver un peu de puissance à partir du chaos. À transformer tout ce bordel en fête… et pourquoi pas, en révolution ».
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Au milieu de cette lucidité brute, s’élèvent des voix davantage tournées vers la lumière.

« Avant je faisais des musiques plutôt tristes et je me rendais compte que je m’enterrais dans cette tristesse », confie White Corbeau. « Alors, à un moment, j’ai eu un déclic et j’ai eu envie d’écrire de la musique plus dansante, plus joyeuse. Ça me permet aussi de me mentaliser : je me dis que “je vais tout niquer cette année” et je travaille pour. C’est un mantra. » Avec son EP Forêt, il trace une métaphore initiatique. « Quand tu es face à une situation stressante, c’est un peu comme si tu te retrouvais dans une forêt terrifiante. Et là, tu as deux choix : soit tu prends la fuite, soit tu t’enfonces encore plus profond à l’intérieur pour trouver ton “feu”, ta force intérieure. » Un parcours très personnel : « Ce n’est pas juste une image : c’est vraiment un chemin que je suis en train de vivre. Avec ma signature, mon premier festival en France… et même avant, avec mes expériences de chant dans la rue. À chaque fois, je suis rentré dans la forêt. »
On dit de certaines personnes qu’elles sont « un rayon de soleil ». Lucky Love, quant à lui, serait plutôt le soleil tout entier. Fan d’Amy Winehouse, il revendique le fait de « s’autoriser à la vulnérabilité » comme essence de l’art : « C’est dans nos blessures qu’on est beau, c’est dans ce dont normalement on a honte que finalement on brille le plus ».

« Dire la beauté du monde » est pour lui une « urgence ». « Moi, je suis un amoureux de l’être vivant, je trouve la complexité humaine magnifique et c’est ça qui m’a donné envie d’écrire. » Ancien danseur, il garde en mémoire une phrase de Marie-Agnès Gillot : « C’est dans la chute que l’on trouve son élan ». Pour Lucky Love, « se jeter d’une falaise » en offrant ses failles au public devient un acte d’espoir : « Ce qu’il y a de magnifique, c’est quand un millier de bras vous rattrape. C’est la plus belle des chutes… Je pense qu’en réalité, ce qu’il y a de magnifique, c’est de savoir sublimer ce qu’on traverse et pour ça il faut l’exprimer. C’est Jim Carrey qui a dit un jour : “Le contraire de la dépression, ce n’est pas le bonheur, c’est l’expression”. »
Fatboy Slim, figure historique de la scène électro mondiale, est venu apporter son grain de folie jubilatoire. Pour sa toute première venue à Bourges – « Je n’avais jamais entendu parler de ce festival jusqu’à il y a deux mois » –, l’Anglais n’a pas changé d’état d’esprit. « J’aime mon travail. Je suis toujours excité à l’idée de monter sur scène. Parfois, j’essaie d’être cool. Je joue dans un festival, et les autres DJs ont l’air super cool, alors je me dis : “Ok Norman, ce soir sois cool et nonchalant”. Et puis je monte sur scène… et je suis surexcité ! Je n’arrive pas à jouer un rôle. » Incapable de feindre le détachement, il cultive la communion avec son public : « Ce que je sais faire, c’est faire sourire les gens. Pour moi, c’est le plus important. Avoir une vraie relation avec le public, qu’on s’amuse ensemble. Pas juste être là sur scène, à se faire admirer en mode : “Oh, regardez comme il est grand, intelligent et beau…” Non. Ce qui compte pour moi, c’est l’interaction ». Au cours de la conversation, il tease la sortie prochaine d’un nouveau titre, Bus Stop, « dès que les avocats auront fini de faire leurs trucs d’avocats », plaisante-t-il.
Et quand on lui demande son mot préféré en français ? « Prestidigitateur »…

Rendez-vous pour les 50 ans
Malgré les turbulences, le Printemps de Bourges est resté fidèle à lui-même : un festival où l’éclosion artistique et la vitalité scénique l’emportent sur les contraintes économiques.
En 2026, le Printemps fêtera ses 50 ans. Un demi-siècle de passions, de tremplins et de concerts légendaires.
Texte Anne Vivien
Photo de couverture Lucky Love © Mathieu Foucher