Paris, 9e arrondissement. Dans le salon tamisé d’un hôtel à moulures, Pete Doherty entre, flanqué de ses deux huskies, Gladys et Sacha, comme s’il sortait tout droit d’un roman russe oublié. Il salue, farfouille dans sa poche, en tire une montre à gousset qu’il tend, amusé, prêt à commencer son rituel. « Tu sais d’où vient cette montre ? » Il nous montre son précieux objet, et à chaque journaliste, il raconte son histoire, comme un souvenir précieux, une manière de lier le temps passé à l’instant présent.
Nous nous installons dans le jardinet, il commande un verre et pose sur la table un exemplaire écorné de On Strap, le fanzine « de propagande officielle », comme il le qualifie lui-même, de Stratford Records, son label, précisant que Carl Barât y participe. « Tu sais, j’ai toujours préféré le papier, ça laisse des traces. » Le format est bricolé, l’esthétique foutraque assumée, mais l’ambition est claire : parler de musique autrement, sincèrement, loin des sentiers battus. Il cherche des contributeurs, des rêveurs, des passionnés. « Il y a une boîte postale où ceux qui croient encore à l’écrit peuvent envoyer leurs critiques, leurs dessins, leurs mots croisés… » Ce fanzine qu’il vendra entre chacune de ses trois premières parties pour 10 € lors de son concert au Trianon le 27 avril dernier.
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« Écrire sur la musique, c’est comme danser sur l’architecture »
« Tu connais cette vieille expression ? Elle m’a toujours fasciné. Parce qu’au fond, c’est vrai : écrire sur la musique, c’est incroyablement difficile. Paradoxalement, c’est souvent plus facile d’écrire sur une musique qu’on déteste. On peut pointer ce qui manque, ce qu’elle ne transmet pas. On cherche à comprendre pourquoi elle nous laisse froid. Et en même temps, c’est presque impossible à expliquer — c’est justement pour ça qu’on compose de la musique, qu’on la chante, qu’on danse. Parce que ce qu’elle provoque, on ne peut pas toujours le traduire avec des mots… à moins d’écrire vraiment, vraiment bien. C’est pour ça que les meilleurs critiques musicaux sont souvent parmi les plus créatifs. Tu vois, Oscar Wilde, par exemple : il n’a pas beaucoup écrit sur la musique. Mais quand il le faisait, c’était toujours fascinant. Il avait manifestement un goût très raffiné pour la musique classique — mais même au-delà de ça, il savait en parler avec une vraie sensibilité. »
Dans le même temps, il découpe un papier et nous propose de contribuer aux prochains numéros du fanzine en nous donnant un premier bout de papier portant le nom du groupe Gan’s, « du Black Country, près de Birmingham. On vient de les signer. On va bientôt sortir leur premier album produit par le même gars qui a produit les Arctic Monkeys. Un bon producteur. » Le deuxième bout de papier porte l’inscription Pregoblin. « On a sorti leur album l’année dernière. Le gars faisait partie des Fat White Family, à l’époque où ils s’appelaient encore The Saudis. Il est incroyable. Il a écrit pas mal de morceaux des Fat Whites. Cet album, c’est une vraie pépite. Il a une voix exceptionnelle. C’est un auteur-compositeur, un parolier brillant… mais les médias ne s’intéressent pas à lui. Il n’aime pas trop se produire en public. C’est un peu insaisissable. Mais c’est dingue que cet album soit sorti, qu’on l’ait tous adoré alors qu’on en ait vendu quelques centaines en vinyle. Pas plus. »
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Jouer plutôt qu’écrire : un rêve contrarié
« Avant même de savoir jouer de la guitare, je lisais énormément de magazines musicaux, comme le NME, à 15 ou 16 ans. Mon rêve, à l’époque, c’était d’écrire pour eux. Je n’avais jamais imaginé faire partie d’un groupe. Je ne savais ni jouer d’un instrument, ni chanter. Mais ça a changé. À l’époque, j’envoyais régulièrement des articles au NME. Puis, un jour, j’ai lancé mon propre fanzine — sur mon club de foot préféré : les Queen’s Park Rangers. Pendant des années, j’ai voulu faire du journalisme musical. J’ai démarché pas mal de monde, mais ça n’a jamais débouché sur grand-chose. Et quand on me proposait quelque chose, j’étais dans un état trop chaotique pour m’y tenir. Finalement, j’ai réussi à me poser un peu. Et j’ai fini par écrire quelques articles. »
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La poésie, comme une religion secrète
« J’ai commencé à écrire vers l’âge de 15 ans. Je peux te lire quelques poèmes, si tu veux… mais j’ai toujours eu du mal à analyser ce genre de choses. Ce n’est pas avec ça que je suis à l’aise. La poésie, je l’ai découverte comme beaucoup de gens : c’est irrésistible. Quand on est touché, ému, presque hypnotisé par les mots, ça devient une évidence. C’est ce que j’ai ressenti. La poésie m’a profondément parlé, comme une révélation. À l’époque, je dévorais les livres, je lisais tout ce qui me tombait sous la main. J’ai passé beaucoup de temps seul, aussi. Mes parents étaient stricts, (une famille de militaires NDLA). Alors j’ai trouvé refuge dans les livres. Et ça m’a nourri. La poésie, et les poètes, sont devenus pour moi des figures sacrées. Des sortes d’icônes religieuses, à leur manière. J’avais cette envie irrésistible de devenir poète. Je fréquentais ces lieux à Londres où l’on faisait des performances poétiques. C’était un peu un mélange entre le stand-up et le théâtre, mais tout centré sur la poésie. Mais le monde ne semblait pas s’y intéresser. C’est là que j’ai compris que la mélodie, l’énergie de la guitare et de la batterie étaient les seuls moyens efficaces pour transmettre mes paroles. C’est là que j’ai trouvé ce supplément que la poésie seule ne pouvait pas offrir. » Il ne commencera l’apprentissage de la guitare que vers l’âge de 16, 17 ans.
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La musique plus forte que la poésie ?
« Je ne sais pas… J’ai presque peur d’en parler, de l’analyser. Tu vois, c’est un peu comme dans certaines religions où on n’a pas le droit de prononcer le nom de Dieu. Eh bien parfois, c’est ce que je ressens vis-à-vis de la musique. J’évite d’y mettre trop de mots, parce que si je me relis après, je me dis que je raconte sûrement n’importe quoi. Ce que je peux dire, c’est que sans la mélodie, beaucoup des paroles que j’ai écrites n’auraient jamais existé. C’est la musique qui fait naître les mots. Il y a bien quelques chansons qui ont commencé par un poème, mais c’est rare. En général, ça se passe dans l’instant, guitare en main. La mélodie arrive, et les mots suivent, comme un écho. Ils sont indissociables. C’est comme ça que je fonctionne. »
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Strap-Originals Records : résister encore
« Monter un label indépendant aujourd’hui, c’est presque mission impossible. Heureusement, on a notre fée parrain. Il préfère rester dans l’ombre, mais c’est un investisseur californien, passionné de musique. Il suit mon travail depuis longtemps. Il nous a donné un coup de pouce financier pour signer des groupes qu’on adore. On fait ça uniquement par passion, pour soutenir des artistes brillants. Mais c’est devenu incroyablement compliqué. Les majors font leur boulot, mais elles suivent la tendance. Mais elles restent collées au courant dominant, à ce qui est tendance. Et pourtant, il y a tellement d’autres choses. Une richesse musicale incroyable, qu’on n’entend presque jamais. Elle existe, cette musique-là. Elle est bien vivante. On la trouve dans les petites salles, sur les petits labels, portée à bout de bras par des artistes indépendants. Il y a tellement de musique incroyable qui reste dans l’ombre, portée par des artistes indépendants. Mais en Angleterre, les petites salles ferment, les groupes galèrent pour jouer à l’étranger. Et puis il y a ce truc générationnel : aujourd’hui, la plupart des gens écoutent la musique sur leur téléphone. Spotify, 30 secondes d’un morceau… puis ils passent à autre chose. C’est devenu une consommation rapide. Et malgré ça, il y a encore des jeunes qui montent des groupes. Qui croient au rêve du rock’n’roll. On ne peut pas tuer ça. C’est toujours là. Alors nous, on part à leur recherche.
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On a récemment signé un groupe, Real Farmer. J’ai même écrit une chronique sur eux dans le fanzine. Et ça m’a rappelé à quel point c’est dur d’écrire sur la musique. Ce truc flou, qui échappe toujours un peu. Au début, ils faisaient un punk très brut. Maintenant, ils vont vers des choses plus mélodiques. Ils ont trouvé leur voix. Et quand un groupe te touche vraiment, ça devient presque physique. Tu le ressens dans tout ton corps. Les chansons s’infiltrent, te remuent, s’accrochent à toi. Comme une épingle de sûreté plantée dans la joue. C’est étrange, mais envoûtant. Donc oui, la musique vit encore. Elle est là. »
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Felt Better Alive : le disque et les collages
L’album sort sur son label, Stratford Records : « Ce sera intéressant de voir comment on va réussir à faire connaître cet album solo, surtout qu’il sort sur un petit label. Ce n’est pas Grace/Wastelands (2009) , mais il y a une parenté. Ce n’est pas le même disque — mais on retrouve cette idée de chansons pop, rock’n’roll, écrites à l’ancienne, avec du cœur. Cette fois, c’est moi qui l’ai signé. » Felt Better Alive est composé de onze titres courts, dont cinq chansons ont été jouées lors de son concert au Trianon, puise son inspiration des paysages normands, terre d’accueil de Doherty, où il explore des sonorités indie rock et country, sur les maritimes Stade ou Prêtre de la mer. « C’est mon prêtre catholique local, Didier, qui célèbre la bénédiction de la mer. Avant qu’Étretat ne devienne une ville touristique, c’était encore un vrai village de pêcheurs, et cette bénédiction avait une portée profondément sacrée. Aujourd’hui encore, dans le monde entier, des hommes prennent la mer par tous les temps, et leurs proches prient pour leur sécurité. Didier perpétue ce rituel : il prie pour ceux qui vivent de la mer, pour leurs familles, pour leur protection. C’est ça qu’il fait. Et c’est beau. » On y retrouve aussi une version originale de The Day The Baron Died, un morceau que les fans des Libertines connaissent bien. L’artiste, désormais apaisé, mène une vie de famille et compose même une berceuse pour sa fille, Pot of Gold. Ce projet voit le jour grâce à Mike Moore, connu pour son travail avec Baxter Dury et son rôle au sein du groupe de Liam Gallagher, qui découvre les démos de Doherty sur son dictaphone et décide de les produire. Avec Felt Better Alive, Doherty signe un retour solo touchant et sincère, où il transforme ses démons en mélodies fortes et émouvantes.
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Une exposition Felt Better Alive a eu lieu à Berlin. « Ce n’était pas vraiment mon choix. J’avais créé ces œuvres, elles existaient. Un galeriste et mon manager m’ont dit : « On a ces pièces qui n’ont pas trouvé preneur la dernière fois, que fait-on ?« » Il marque une pause, en réfléchissant. « Alors ils ont monté une expo. Moi, je ne suis pas toujours très à l’aise avec ce genre de démarche. J’ai foi en certaines de mes peintures, oui, mais pour moi, elles sont surtout liées à des souvenirs. Je peux y mettre un peu d’enthousiasme, laissé les choses se faire. Mais il y a aussi des moments où je me dis que je n’ai pas vraiment prêté attention à tout ce que j’exposais. Mais ce n’est pas comme l’écriture de chansons — là, je suis beaucoup plus précautionneux. Plus exigeant. Avec la peinture, c’est plus instinctif. Je me dis : “Ah, si quelqu’un peut vendre ça, très bien, voyons ce que ça donne”. Ce n’est pas du cynisme.
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L’écriture de chansons, c’est autre chose. C’est là que je me sens vraiment à ma place. Je pense que je sais écrire. Par contre, la stratégie, la tactique… non. Et le dessin ? Non plus. Je ne sais pas dessiner. Mais j’aime ça. Je crois qu’on peut exprimer énormément de choses, de manière très puissante, même avec des moyens limités. Et surtout, l’art peut toucher des gens qui, à la base, n’en ont rien à faire. Des gens qui ne se soucient pas de Vermeer, par exemple. Et pourtant, Vermeer est fascinant. Ses tableaux sont extraordinaires, mais il faut du temps pour les regarder vraiment. Il faut s’arrêter, s’asseoir, réfléchir, s’imprégner. Or, aujourd’hui, beaucoup de gens ne prennent plus ce temps. Ils sont constamment sur leur téléphone. C’est comme ça qu’ils découvrent les choses : en scrollant. Alors si tu trouves un moyen de les atteindre — par là, ou autrement — eh bien c’est déjà énorme. Parce que tout le monde en a besoin. Vraiment. Tout le monde a soif de vérité, de beauté. Même s’ils ne le savent pas. Même si c’est la personne la plus en colère ou la plus paumée du monde — ce besoin est toujours là, quelque part. Nous le faisons tous. Nous en avons tous envie. »
Le temps imparti étant écoulé, nous prenons congé. Le temps ne se vit pas à la minute près avec Doherty. Il se déploie, se perd, puis revient.
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Felt Better Alive est disponible via Strap Originals.
Texte Lionel-Fabrice Chassaing
Image de couverture Bridie Cummings