Mercredi 21 mai, soirée pluvieuse à Paris. La Boule Noire à Pigalle. Dans la salle, l’énergie est palpable: Tetha ouvre la soirée avec une première partie, portée par des textes touchants et des productions électro-électriques. Puis apparait Joye. Magique, elle s’impose sur la scène, ses longs cheveux blonds flottant autour d’elle comme une aura. Sa force créative envahit l’espace. Pendant une heure, elle offre un set intense, dévoilant des chansons inédites extraites de son nouvel EP ANGEL (this mixtape is for u), sorti à minuit le lendemain. Joye chante l’émancipation et le pouvoir au féminin, explore le deuil et la manière dont on le transforme, célèbre la vie et l’art.
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Joye signe avec ANGEL (this mixtape is for u) un voyage musical entre douceur et énergie, où la pop céleste rencontre des sons électroniques puissants. Cet EP parle de vulnérabilité, de force intérieure et de renaissance dans les moments difficiles. Les morceaux Witch et Power sont particulièrement marquants. Percutants, hypnotiques, empreints d’espoir et de résilience.
Féministes et émouvants. La dualité est de mise dans Power, où la chanteuse affirme « I feel so powerless, I’ve never been so strong » : plus démunie mais plus puissante que jamais. Un cheminement musical de la douleur à l’empowerment, chanté dans un refrain qui reste en tête. Dans Witch, l’ambivalence s’efface, laissant place à une confiance enchanteresse : Joye y entonne un rap féroce mais éthéré, passe un message à ceux qui lui ont fait du mal, et s’affirme en tant que force de création. Rebel se distingue par ses sonorités techno et une voix hypnotisante à la Eartheater. Mais c’est aussi par son message qu’elle s’impose : une exhortation à la rébellion, à l’émancipation.
L’EP se conclut sur Magical, qui culmine sur un voix-piano de l’artiste. Emouvante, authentique, Joye chante pour sa mère « You were such a badass mommy ». L’artiste conclut avec le morceau le plus touchant, et intime peut-être, du projet. ANGEL (this mixtape is for u) oscille entre de moments calmes et de décharges d’énergie, qui invite à l’introspection et à la fête. Joye y partage ses combats personnels tout en célébrant la force, la liberté et la joie, portée par une énergie croissante, féministe et inspirante. L’artiste nous a ouvert les portes de son nouvel univers le matin même de la sortie de ce projet, quelques heures à peine après son live électrisant. Rencontre.
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Ta nouvelle mixtape, ANGEL (this mixtape is for u), est dédiée à ta mère, disparue. Est-ce que sa création t’a aidée à traverser le deuil et la douleur ? Comment as-tu transformé cette épreuve en force créatrice ?
Ça s’est fait par plusieurs étapes. Ma mère est partie en juin. Elle est tombée malade et elle est partie en trois mois, cancer du cerveau, ça a été très brutal. J’ai tout arrêté pour me concentrer sur elle. En juillet, j’ai digéré le truc. En septembre, je me suis séparée de mon copain, je suis partie à Paris et j’ai recommencé ma vie. Je n’ai pas arrêté de faire la fête, de rencontrer des gens. Je suis partie à Londres plusieurs fois, j’ai fait ce dont j’avais besoin, même si j’étais perdue. Je ne savais pas si j’allais partir à Bali faire une retraite de yoga, ou aux États-Unis tenter une carrière. De tout ce bruit dans ma tête, le seul truc qui s’en est dégagé, c’est : « il faut juste que je continue ce que j’étais en train de faire ». C’est vraiment la mixtape qui a été mon ancrage à ce moment-là, mes racines. Petit à petit, c’est devenu clair que les sons seraient pour elle, même s’il y a très peu de morceaux qui parlent d’elle directement. Grâce à elle, beaucoup de choses ont bougé dans ma tête, quasiment tout. Je me suis mise à vivre chaque jour comme si c’était le dernier : je suis plus forte, plus intense, plus libérée.
Existe-t-il un morceau de ta discographie qui incarne le mieux cette dimension réparatrice ?
Franchement, il y en a pas mal, mais j’ai directement pensé à Love in Progress. Hier encore, je l’ai joué en live, c’est un morceau qui part en techno, il est vieux mais j’ai toujours envie de le jouer parce qu’il fonctionne super bien en live. C’était la première fois où je disais que j’avais trop fermé ma bouche, que j’avais été dans une relation toxique, dangereuse, pendant longtemps. J’ai mis du temps à réaliser dans quoi j’avais été. J’ai porté plainte 4-5 ans après. Ce morceau, c’est l’empreinte de cette période, le résultat de cette réflexion : « Qu’est-ce qui s’est passé pendant ces années-là ? » Il reste très fort pour moi. Il pose aussi la question : comment on s’aime vraiment, pour de vrai ? Je peux dire que c’était un prédateur, un fou, mais il n’y a pas que ça. Il y a aussi ce qui se passe dans nos têtes, dans le rapport de pouvoir dans une relation. Qu’est-ce qui fait que quelqu’un veut avoir l’emprise ? Cette chanson, c’est ça : pourquoi on a besoin de passer par autant de choses malsaines pour arriver à quelque chose de plus apaisé, dix ans après.
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D’ailleurs, plusieurs de tes morceaux ont une dimension dénonciatrice, féministe. Est-ce qu’il y a eu un moment déclencheur, une rencontre, une lecture qui t’a poussée à t’affirmer en tant qu’artiste féministe ?
Je pense qu’il y a eu beaucoup d’éléments déclencheurs, franchement, ma vie… Pendant longtemps, j’ai eu un projet, quand j’ai commencé j’avais 14-15 ans, c’étaient mes premières compositions. Je travaillais avec un gars plus âgé que moi et déjà, il y avait une sorte de déséquilibre où je ne gérais pas forcément tout. Je ne gérais pas grand-chose à part le fait que c’était mes musiques et que je chantais. Même si c’était indépendant, il y avait déjà ça. Ma mère a aussi été très inspirante, très libre dans sa manière d’être, de m’éduquer, de me faire grandir. Beaucoup d’amis très engagés également. Mon premier EP, celui que j’ai sorti, a été vachement inspiré du livre Femmes qui courent avec les loups de Clarissa Pinkola Estés, qui m’a fait un gros électrochoc par rapport à toutes ces questions-là. Je faisais un cauchemar récurrent où un homme venait me hanter la nuit pour me faire du mal, et j’ai retrouvé mon cauchemar écrit dans ce livre. Il disait qu’un gros pourcentage de femmes faisait ce rêve-là, ça m’a vraiment bouleversée. Ce livre m’a beaucoup aidée, tout comme le film Thelma et Louise. Ce sont vraiment des références qui ont changé ma vie.
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Tu parles de ta musique comme rituel d’émancipation, mais aussi de soin. Qu’est-ce que ça signifie pour toi ?
Je pense que c’est très connecté à mes émotions, à comment je me sens au moment où j’écris. Il y a eu une vraie évolution dans mon émancipation, dans ce que j’ai envie de dire, de véhiculer. Même rétrospectivement, je me rends compte que je m’émancipe beaucoup grâce à mes musiques, qui sont des empreintes de temps, de comment je me suis sentie à différentes périodes de ma vie. Mes compositions parlent de mon émancipation en tant que femme, de ce que je vis par rapport à ce sujet là. Je parle très peu d’histoires d’amour, ou alors seulement si elles m’ont permis de me libérer. C’est vraiment le sujet qui prime. Je ne saurais pas expliquer pourquoi, c’est ce qui m’intéresse le plus, c’est ma liberté.
Le rapport à la magie est très présent dans ton art. Qu’est-ce que représente cette imagerie et cette thématique pour toi ?
C’est mon lien avec le spirituel. Je ne suis pas du tout religieuse, mais je crois beaucoup aux choses, au karma. Je suis très optimiste, je crois que ma mère est là, que je suis guidée par la vie. J’ai confiance en la vie, au karma, à ce genre de choses. Par exemple, dans Magical, le dernier titre de la mixtape, j’ai vraiment ressenti de la magie. Cette musique parle de sexe, mais pas directement. J’ai longtemps galéré à avoir des relations sexuelles épanouissantes, et c’est arrivé il y a un an et demi, quand j’ai rencontré quelqu’un. C’était vraiment magique. C’était important pour moi d’écrire cette musique, elle est venue naturellement. J’ai eu l’impression de guérir de certaines choses, même si ça n’a pas duré, c’était magique. Je crois à ces moments où il se passe des choses folles. Par exemple, l’autre jour, à la Boule Noire, Manon, mon ingénieure du son, a reçu la confirmation pour l’achat de sa maison, et dans mon équipe, il y a eu d’autres bonnes nouvelles. Je crois à cette magie, à ces moments où tout s’aligne.
Tes influences, de Sevdaliza à Björk ou FKA Twigs sont des figures féminines fortes de l’industrie. Qu’est-ce qui t’attire chez ces artistes ? Que t’inspire t’elles ?
Elles sont incroyables. Sevdaliza, je la trouve folle en termes d’intelligence artistique. Tous ses projets sont très forts, très artistiques. Elle m’inspire énormément pour ça, pour son côté badass, empowerment. Elle a explosé le game en étant indépendante. FKA Twigs, c’est aussi ce côté thérapeutique. J’ai l’impression qu’elle cherche son émancipation, ça me touche beaucoup. Par exemple, le début de meta angel, c’est une de mes chansons préférées. Elle dit toujours qu’elle veut tout casser, alors qu’elle casse déjà tout. Pour la production, la façon dont elle place sa voix… L’album Caprisongs est incroyable. Ma pochette est un clin d’œil à la sienne : on a utilisé le flash, le portrait, le focus, les couleurs, c’est vraiment inspiré d’elle. Eartheater, c’est plus l’utilisation de sa voix lyrique, mélangée à des prods très électroniques. Ses chemins mélodiques sont fous, je me demande comment elle fait. Björk, c’est différent. J’ai grandi en l’écoutant. Ce n’est pas une inspiration directe pour mes projets, mais on me dit souvent que ça s’entend dans ma façon de chanter. C’est normal, j’ai vraiment grandi avec sa musique.
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Enfin, quels sont tes rêves et combats à venir, artistiquement ou personnellement ?
J’en ai beaucoup. Faire une tournée serait incroyable, notamment à l’étranger, à Londres, Berlin, déjà en Europe. J’avais une to-do list de rêves pour cette année : remplir la Boule Noire, avoir des médias à l’étranger… Faire une date à l’étranger, ce serait génial, mais ce n’est pas fini. Mon vrai combat et rêve, c’est d’être de plus en plus indépendante dans la création, de produire davantage, de faire du DJing, de produire d’autres artistes, de faire de la musique de film. Je commence à développer ces compétences, notamment la synthèse sonore, les machines modulaires. J’ai aussi envie de faire des projets de danse contemporaine dans mon univers. En ce moment, j’ai vraiment envie de ça, mais j’ai plein de rêves à réaliser.
ANGEL (this mixtape is for u) est disponible via Sky is the limit ?
Texte Tiphaine Riant
Image en couverture Lucie Perret