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Julia Bartsch est une créatrice de bijoux allemande dont le travail s’inspire de formes organiques et du corps humain. Animée par une approche sculpturale du bijou, elle conçoit des pièces uniques où l’esthétique dialogue avec l’ergonomie. Son univers est guidé par des valeurs fortes : durabilité, sincérité et ancrage local. Elle vient de présenter sa deuxième collection le 5 juin dernier.
Raconte-nous un peu ton histoire : d’où viens-tu et comment en es-tu arrivée à créer ce que tu crées aujourd’hui ?
À la base, je suis allemande, j’ai grandi en Allemagne. J’ai étudié à Esmod, à Berlin. J’ai fait des études en stylisme et modélisme. Sauf que finalement, je n’ai jamais travaillé dans le vêtement par la suite. C’était un peu un hasard, ce n’est pas moi qui ai consciemment choisi cette direction, mais les choses se sont faites comme ça. Après mes études, je suis partie en Suède pour un stage. Finalement, ça s’est transformé en emploi, et j’y suis restée six ans. Je travaillais comme designer pour les accessoires : chaussures, sacs, bijoux toute la gamme. Ensuite, j’ai trouvé un CDI à Paris, pour un poste de designer spécialisée dans les bijoux. Je suis venue ici pour cette mission-là, et j’ai fait ça pendant trois ans. Mais à un moment, j’ai commencé à ressentir une certaine frustration : en tant que designer, tu es uniquement impliqué dans une des phase de conception, tu ne touches jamais vraiment à tout le processus de fabrication. J’avais l’impression de ne pas connaître totalement mon produit, de ne faire que le début du chemin. Et ça m’a donné envie d’aller plus loin, de maîtriser mon produit de A à Z.
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Après ce besoin de maîtriser toutes les étapes de création, comment s’est concrètement enclenché le passage vers une pratique plus indépendante ?
En parallèle, j’ai commencé à me mettre en freelance, et j’ai toruvé un atelier partagé vers Arts-et-Métiers, un grand espace de bijoutiers. Il y avait 15 ou 20 établis, on partageait toutes les machines. J’y louais une table à l’heure ou à la journée, selon mes besoins. Ça m’a permis d’y aller en douceur, d’apprendre petit à petit. Et comme il y avait plein de personnes plus expérimentées autour, j’ai énormément observé, posé des questions, reproduis les mêmes gestes et au final j’y suis restée moins d’un an. Ensuite, j’ai trouvé un atelier dans le 18e grâce à une souffleuse de verre avec qui j’avais connecté sur Instagram. À l’époque, j’avais fait un petit stage de soufflage de verre miniature à Barcelone, et je cherchais des contacts à Paris dans cet univers, elle m’a proposé une place qui se libérait dans leur atelier et j’ai dis oui. On était quatre à partager l’espace : deux bijoutières, une souffleuse de verre, et une céramiste, c’était un lieu très inspirant. Ensuite j’ai vu que les Ateliers de Paris lançaient un appel à candidatures. Il aurait été bête de ne pas tenter. Et j’ai été acceptée ! La résidence a duré de 2023 à 2025. Normalement, j’étais censée rester jusqu’à fin juillet, mais j’ai quitté un peu plus tôt parce que j’ai trouvé mon propre atelier ici et c’était un bon plan à ne pas rater. C’est fou parce qu’en quatre ans, je suis passée d’un espace partagé à 15 personnes, puis quatre, ensuite deux… et maintenant c’est le mien. C’est un vrai cap, je suis hyper contente. C’est la concrétisation d’un rêve.
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Qu’est-ce que t’a apporté la résidence aux Ateliers de Paris ?
C’était génial. Ça m’a vraiment poussée à me poser de vraies questions sur mon positionnement et sur la direction que je voulais prendre avec mes bijoux. Avec mon parcours dans la mode, mes créations ont naturellement été très influencées par cet univers. Mais avec le temps, ce qui ressemblait au départ à une marque de bijoux « mode » s’oriente de plus en plus vers quelque chose de plus artisanal. J’ai envie de travailler des pièces uniques, de faire des choses plus précieuses, d’utiliser des pierres, de passer à une autre échelle. Cette résidence m’a vraiment aidée à comprendre ce changement : si je veux aller vers plus d’artisanat, qui sont mes interlocuteurs ? Comment je parle à mes clientes ? C’était un peu le fil rouge pendant toute la résidence.
Qu’est ce qu’il manquait dans ta formation en tant que styliste/modéliste et que tu as du développer par toi même ?
Ma formation à Esmod était très technique, « coutures propres » et académique, ce qui me convenait bien en tant que bonne allemande, j’étais déjà précise et organisée. Du coup, j’ai surtout renforcé des compétences que j’avais déjà. Mais avec le recul, je pense qu’une formation complémentaire, plus libre et expérimentale, m’aurait vraiment apporté quelque chose. Un enseignement plus axé sur la recherche, les concepts, la création visuelle quelque chose d’un peu plus « fou ».
« Pour moi, le lien entre le bijou et le corps est évident. Un bijou n’existe vraiment que quand il est porté. C’est la surface sur laquelle mon travail prend vie. »
Comment tu as incorporé l’observation et la célébration des corps dans ton travail ?
Je crois que cette dimension s’est construite petit à petit. Ça fait 15 ans que je fais des recherches, et avec le temps, mon regard s’est affiné. Mon cerveau a développé une sensibilité à certaines références, comme les formes sculpturales, arrondies, qui viennent souvent d’univers organiques. Le corps humain s’est imposé naturellement dans cette logique, parce qu’il incarne ces contrastes qui me fascinent, entre des volumes très doux et d’autres plus rigides, des corps très sculptés ou au contraire plus souples. Il y a aussi pas mal de réflexions autour du corps qui m’intriguent, notamment celles sur l’identité, et sur la manière dont les gens utilisent les bijoux pour se définir. Pour moi, le lien entre le bijou et le corps est évident. Un bijou n’existe vraiment que quand il est porté. C’est la surface sur laquelle mon travail prend vie.
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Comment concilies-tu formes sculpturales et confort dans tes créations ?
Je trouve que c’est vraiment le corps qui guide les formes. Par exemple, les ear cuffs sont conçus pour épouser parfaitement la forme de l’oreille, et ce résultat n’est possible que si l’on part dès le début d’une analyse presque anatomique. C’est la même chose pour la bague Ergo, pensée avec une cavité pour accueillir le doigt voisin. Si je ne conçois pas directement autour du corps, je n’arriverais pas à ce type de design. J’aime les bijoux imposants, qui ont du caractère, un peu comme moi. Mais il est essentiel qu’ils soient confortables et faciles à porter au quotidien. Je les teste toujours moi-même, comme une étude ergonomique. C’est d’ailleurs de là que vient le nom de la bague Ergo.
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Quelles sont les valeurs de Julia Bartsch ?
Mes valeurs sont avant tout celles de l’artisanat. Après avoir travaillé dans la mode et vu de près les productions de masse, les excès, les déchets… j’ai compris qu’on avait déjà bien assez de matière existante. Une grande motivation pour moi, c’est donc de créer un objet sincère : fait localement, en toute transparence, avec de belles matières et un vrai souci de durabilité. J’accorde aussi beaucoup de valeur au temps investi dans chaque pièce. C’est pour ça que je travaille avec des métaux précieux : c’est une façon de reconnaître et de respecter ce temps de conception et de fabrication. Au-delà de l’artisanat, il y a aussi une dimension esthétique très forte. J’ai envie de proposer des objets qui ont du caractère, qui ne ressemblent à rien d’autre, qui soient vraiment singuliers. Quant au côté durable, je trouve que ça ne devrait même plus être une valeur revendiquée. Ça devrait être la base. En résumé, mes créations sont une rencontre entre la valeur esthétique et la valeur artisanale. Avant d’être un travail de bijou, c’est un travail de sculpture.
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« Je n’ai pas envie de me limiter à une seule pratique. L’an dernier, par exemple, j’ai fait un stage de sculpture en Italie pour apprendre à travailler à plus grande échelle, avec d’autres outils, d’autres gestes, tout le corps engagé. Et dans le bijou, ce que je trouve génial, c’est qu’on peut tout mélanger : la pierre, le bois, le verre, la perle… il n’y a plus vraiment de règles. »
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Dans quoi aimeriez vous vous spécialiser dans l’avenir ?
J’aimerais vraiment aller plus loin dans l’exploration des matériaux. Le verre, le bois, la céramique… ce sont des matières qui m’attirent depuis longtemps. J’ai toujours été fascinée par ce qu’on peut créer avec les mains, peu importe le support. Je n’ai pas envie de me limiter à une seule pratique. L’an dernier, par exemple, j’ai fait un stage de sculpture en Italie pour apprendre à travailler à plus grande échelle, avec d’autres outils, d’autres gestes, tout le corps engagé. Et dans le bijou, ce que je trouve génial, c’est qu’on peut tout mélanger : la pierre, le bois, le verre, la perle… il n’y a plus vraiment de règles.
Quel est ton regard sur le recours aux influenceurs dans le développement d’une marque, et comment te positionnes-tu par rapport à ces pratiques très répandues dans la mode ?
J’ai un peu de mal avec ce fonctionnement. Je n’ai jamais fait d’influencing, parce que j’ai besoin d’un vrai lien avec la personne, au-delà de son apparence. Si quelqu’un a un univers créatif ou un engagement culturel fort, là oui, je suis ravie qu’il ou elle porte mes bijoux. Mais faire des collaborations uniquement pour la visibilité, parce que la personne correspond à un stéréotype ou une tendance, ça ne m’intéresse pas. Pour moi, ce n’est pas sincère, surtout vu tout le travail que je mets dans chaque pièce. J’ai envie que mes créations soient portées par des personnes réellement touchées par leur sens. C’est un peu la même chose pour les grosses opérations commerciales comme le Black Friday : je sais que ce sont des opportunités importantes, mais personnellement, j’ai du mal. J’essaie de m’éloigner de ces logiques très « mode » pour inscrire mon travail dans une démarche plus artistique.
Quel artiste musical rentrerait complètement dans la D.A. de ta marque ?
Moi, j’adore tout ce qui est un peu plus ancien, par exemple Depeche Mode, les musique des années 80 et tout ce qui a un côté un peu brut style Berlinois. J’aime aussi les artistes avec un univers à la fois doux, sombre, sensuel et intime comme Elodie Gervaise, James Blake, Sohn ou Låpsley.
Si tu pouvais faire danser tes bagues sur une musique ou sur un album, ce serait lequel ?
Ce serait une forme abstraite de danse contemporaine sur un fond d’électronique atmosphérique. Avec une chorégraphie lente signé des mouvements de continuité et de fluidité.
Quelle serait ta collaboration de rêve ?
Avec un ou une artiste plasticien·ne, j’adorerais mêler l’univers artisanal de mes bijoux à un contexte artistique. L’idée d’exposer mes pièces comme des œuvres sculpturales, de jouer avec les échelles, les dimensions et des matières différentes, ce serait vraiment un rêve.
Si tu pouvais recommencer depuis le début de la création de ta marque, qu’est-ce que tu changerais ?
Je crois qu’avec le recul, j’aurais laissé des personnes extérieures entrer dans mon projet plus tôt. Au départ, c’était vraiment mon bébé. J’avais besoin de tout faire moi-même, de garder la main sur chaque détail. J’avais des idées très claires sur ce que je voulais, et sur la manière dont les choses devaient être faites. Mais avec le temps, et surtout en partageant un atelier avec d’autres créatif·ves pendant la résidence, j’ai réalisé à quel point les échanges sont importants. Discuter ensemble de nos créations, de l’esthétique, des prix, de la façon de vendre… ça m’a ouvert plein de perspectives. Ce qui m’a manqué au début, c’était peut-être aussi un peu d’assurance. Je n’étais pas encore prête à entendre des retours ou à prendre du recul sur mon travail. Surtout que la marque porte mon nom, c’était difficile de faire la différence entre la personne et la créatrice. Mais aujourd’hui, j’ai trouvé un équilibre. J’ai compris qu’on gagne beaucoup à laisser les autres entrer dans son univers.
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Tu as commencé seule, en gérant tout de A à Z. Comment arrives-tu à jongler entre la création, la gestion et toutes les autres facettes d’une marque en solo ?
C’est vrai que j’ai démarré en 100 % solo, je gérais absolument tout : l’Instagram, la comptabilité, la création, la production… C’était complètement schizophrénique, on a l’impression d’activer huit personnalités différentes selon les besoins du moment ! Mais en réalité, c’est le quotidien de beaucoup de jeunes marques. Sur Instagram, on a souvent l’impression qu’il y a une équipe derrière, alors que c’est souvent une seule personne qui endosse tous les rôles. Heureusement, j’ai eu la chance d’être accompagnée par des stagiaires, et surtout par ma chère Ève, qui m’a énormément soutenue. Ça m’a vraiment fait du bien (pas seulement pour l’aspect business) d’avoir quelqu’un à qui parler, avec qui échanger, relâcher un peu. Ce sentiment de communauté, même à petite échelle, c’est hyper précieux.
« Cette deuxième collection est une évolution du premier drop, qui était uniquement en métal. Cette fois, j’ai voulu introduire de la couleur dans la gamme avec des pierres précieuses, tout en poursuivant le travail autour des plis, leur douceur, leur mouvement et la manière dont ils maintiennent les pierres en place. »
Et cette seconde collection où pouvons nous la trouver ? À quoi devons nous nous attendre ?
La seconde collection est disponible ici, à l’atelier. Tout le monde peut prendre rendez-vous, et c’est vraiment l’idéal : on peut essayer les pièces, les voir de près, les toucher. Elle a été officiellement lancée avec une série de 15 bagues disponibles sur mon site. Cette deuxième collection est une évolution du premier drop, qui était uniquement en métal. Cette fois, j’ai voulu introduire de la couleur dans la gamme avec des pierres précieuses, tout en poursuivant le travail autour des plis, leur douceur, leur mouvement et la manière dont ils maintiennent les pierres en place. Je ne voulais pas d’un sertissage classique. J’en ai imaginé trois différents, selon la complexité du pli pour loger la pierre. Ce qui comptait pour moi, c’était de travailler l’idée d’intimité, certaines pierres ne se dévoilent pas tout de suite. Il faut un mouvement, un geste, un regard un peu plus attentif pour les découvrir. Il y a une forme de dialogue entre la personne qui porte le bijou et l’objet. On peut choisir de partager ce détail, cette couleur, ou de le garder pour soi. Les pierres deviennent alors comme une manière de communiquer sans mots.
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Qui aimeriez vous remercier aujourd’hui ?
Depuis toute petite, j’ai une vraie passion pour le travail manuel. C’est un truc que j’ai appris à la maison, en bricolant souvent avec mon père. Il est maçon, mais il bosse aussi le bois, et chez nous, il a toujours tout construit ou réparé lui-même. C’est lui qui m’a transmis cette fascination : partir d’une idée en tête, toucher la matière, la manipuler, la déformer, et voir naître quelque chose de concret. C’est clairement de là que vient mon amour du travail à la main, et aujourd’hui, j’aimerais vraiment le remercier pour ça.
Texte Noémie Fonkou Guemo