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Née en 2021, Hawa transforme des vies autant que des tissus. Dans son atelier inclusif, des femmes aux parcours précaires reprennent confiance en elles en réinventant la mode à partir de matières de luxe upcyclées. Ici, le style rime avec résilience, la couture avec transmission, et l’engagement social avec création sur mesure. Hawa Paris, la marque fondée par Hawa Sangaré, c’est l’alliance rare du beau, du sens et de l’humain.

 

 

 

L’idée d’une marque de vêtements éco-responsable et inclusive, est-elle arrivée avant ou après le projet d’insertion et d’association ?

L’aventure a commencé en octobre 2021 avec un objectif clair : diminuer les inégalités entre les hommes et les femmes, en aidant celles aux parcours de vie complexes à s’émanciper grâce au travail. Je voulais leur donner des clés concrètes pour se reconstruire et devenir autonomes. On a commencé en fabriquant des masques, avec des tutoriels YouTube et de vieilles machines familiales que j’avais achetées sur Le Bon Coin. En découvrant la loi contre le gaspillage vestimentaire, j’ai eu une idée : aller démarcher les marques de luxe pour récupérer leurs invendus, afin de les déconstruire et les revendre via une boutique en ligne. Le problème, c’est que les maisons de luxe ne répondent pas assez vite. Or, pour faire vivre un atelier et un site, il faut du rythme, de la matière, des projets. Puis un jour, Balmain m’a répondu. Ils m’ont dit qu’ils avaient de très beaux tissus et qu’ils aimaient notre concept. Symboliquement, ils trouvaient ça beau que des femmes puissent, elles aussi, déconstruire leur histoire pour reconstruire un nouveau présent. Quand ceux tissus incroyables sont arrivés à l’atelier, j’ai su : il fallait créer une marque.

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© Jérémie Leconte

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À quel moment as-tu senti que tu étais en train de step up et que Hawa Paris prenait une autre dimension ?

Le vrai tournant, c’est quand les bonnes personnes ont commencé à venir à moi. J’ai eu une chance inouïe, comme si l’univers répondait à mon rêve. Un jour, Maya, qui avait étudié le stylisme à New York, passe par hasard devant l’atelier. Elle venait d’avoir un entretien dans un atelier sombre, en sous-sol. Puis elle voit notre espace lumineux, ouvert sur la rue. Elle entre, CV sous le bras. Quand elle me parle de son parcours, je suis bluffée. Elle ne parlait pas très bien français, mais ce n’était pas important. J’avais besoin de ses compétences, et de sa capacité à les transmettre dans la bienveillance et avec une conscience environnementale. Peu après, Béatrice m’écrit pour me rencontrer. C’est une créatrice qui a travaillé pendant vingt ans dans de grandes maisons comme Rabanne ou Chanel, en tant que styliste modéliste et cheffe de production. Je pensais que c’était une cliente. Mais le jour de notre rencontre, elle me dit : « Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? » Malgré nos faibles moyens, elle voulait faire partie de l’aventure. Elle croyait au projet. Puis Nicole, une apprentie repérée par un ami créateur, nous a rejoints. Je ne cherchais pas d’apprentie à ce moment-là, mais en la rencontrant, j’ai été émerveillée par son talent. C’est avec tout ça que j’ai senti que quelque chose changeait. Que le projet prenait de l’ampleur. 

 

Qu’est-ce qui vous a récemment donné le sourire dans l’aventure Hawa ?

Aujourd’hui, en parallèle de la marque, on a des clients comme l’Opéra de Paris. Ils nous ont d’abord testés, puis ils nous ont dits : « On veut que vous collaboriez avec nous pour nos prochains spectacles ». C’est une fierté immense. Et puis il y a eu ce joueur de NBA, 2,07 m, qui vient à l’atelier avec ses parents. Ils me disent : « On veut que ce soit toi qui l’habilles, pas Louis Vuitton ». C’est dans ces moments-là que tu te dis : « Ok, on est passé à un autre niveau ». Il y a aussi Marième Badiane, médaillée olympique et joueuse française de basket, qui va devenir un autre visage de Hawa Paris. Elle a choisi la marque pour ses looks d’apparitions publiques. Elle avait déjà porté un de nos looks en début de saison en WNBA et au Final Tour de l’Euroleague. Dans un univers majoritairement masculin, quoi de plus symbolique que d’assumer sa place avec du Hawa Paris, plein de caractère et de style ? Ça m’a beaucoup touchée, parce que c’est exactement ce que je veux créer avec cette marque : des personnes qui se sentent en confiance et fières dans leurs vêtements. Ce qui me touche le plus, c’est de voir le parcours des femmes que j’ai accompagnées. Certaines vivaient en foyer d’hébergement ou dans la rue, aujourd’hui elles ont toutes un appartement, une stabilité. Elles se sentent femmes à nouveau, belles, fières. Comme quoi, le travail émancipe, autonomise, et permet d’être inséré. Hawa Paris, c’est tout ça : une marque du « nous », un mélange de social et de glamour, de transmission, de création, d’engagement. Un lieu où tout devient possible. On a commencé à 15, aujourd’hui, on est 31.

 

Quels changements ressentez-vous au sein d’une entreprise majoritairement féminine ?

Quand tu es une femme dans une entreprise classique, surtout quand j’étais cadre, tu te sens toujours coupable. J’étais divorcée avec des enfants, et dès que je quittais un peu plus tôt pour aller les chercher à l’école, j’avais l’impression qu’on me regardait comme une fainéante. La charge mentale est énorme. Et tu vois bien que les hommes, eux, ne portent pas la même. On entend souvent : « Les femmes, c’est compliqué de recruter, surtout si elles approchent de l’âge de la maternité. Il y a des histoires de jalousie, de compétition… » C’est complètement faux. Ici, on est dans la « maison du bonheur », même s’il y a un cadre. J’aime bien l’ordre. L’insertion, c’est aussi apprendre les codes du monde du travail. Quand tu cadre tout en restant bienveillante, en prônant le bien-être au travail, ça fonctionne tout de suite.

 

Quelles sont les choses problématiques que vous refusez de reproduire ?

Je me suis toujours dit que si un jour, je créais mon entreprise, ce serait hors de question de reproduire ce que je viens de décrire. Chez Hawa, je veux une organisation bienveillante, où l’on peut travailler sans culpabilité, sans peur d’être mal vue quand on est mère. Quand j’ai imaginé Hawa, je me suis dit : « Tout ce que j’ai subi dans le monde du travail, je ne veux surtout pas le reproduire ici ». On commence à 9 h 30 si besoin. Ma porte est toujours ouverte. S’il faut travailler avec les services sociaux ou adapter les plannings, on le fait. S’il faut aider à obtenir un logement, je me porte garante. Ce sont des choses concrètes, et ce sont elles qui installent la confiance.

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© Obaya

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Comment avez-vous établi vos relations avec vos salariées et quel type de patronne vouliez-vous être ?

Je suis très transparente. Quand ça va, je le dis. Quand ça ne va pas, je le dis aussi. Lorsqu’on a traversé une période difficile à cause de la crise du secteur textile, je leur ai tout expliqué. Il fallait continuer à payer les salaires alors qu’il n’y avait plus de commandes. Je leur ai dit : « On va vivre six mois très compliqués, et je vous tiendrai informées si on peut continuer ou non après ». Finalement, on a réussi à rebondir. Et je pense que cette transparence a créé une vraie solidarité. Je sens qu’elles me rendent cette confiance à 150 %. Il faut croire en soi, se renouveler, avancer, et surtout, ne pas rester enfermée dans une tour d’ivoire. J’ai pris le temps de voir les salariées une par une, et je leur ai dit : « Si c’est trop compliqué, il faut me le dire ». Ce lien humain, ça change tout.

 

La transmission du savoir semble jouer un rôle essentiel chez Hawa. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre pédagogie et vos méthodes d’apprentissage ?

C’est notre grande force. Je pense à une salariée qui avait commencé une formation d’assistante administrative à la mairie de Paris. Elle a rencontré des difficultés, puis s’est lancée dans une petite formation de trois mois en couture. Elle a commencé chez nous en fabriquant des masques. Aujourd’hui, elle conçoit des tenues incroyables. C’est grâce à Maya, Béatrice et aux autres, qui lui ont transmis tout leur savoir-faire. J’ai aussi un salarié qui n’avait jamais touché une machine à coudre. Maintenant, il monte des pièces magnifiques. Je lui ai proposé une alternance, car il avait un talent fou. Sur le plan pédagogique, je m’assure que chacun trouve sa place à l’atelier. Certaines sont à l’aise avec la broderie, d’autres préfèrent les finitions à la main. Mon rôle, c’est de veiller à ce que chacun s’épanouisse dans ce qu’il ou elle aime faire, pour renforcer la confiance en soi à travers le travail. C’est aussi ce qui nous permet aujourd’hui de collaborer avec l’Opéra de Paris. Personnellement, je ne sais pas coudre. J’ai appris en observant, grâce à Maya et Béatrice. Aujourd’hui, je suis capable d’échanger avec un client, de comprendre une demande, de visualiser une coupe. Parfois, mes salariées rigolent quand elles me voient aujourd’hui vu d’où je partais. Mais bon, il faut bien que je me la raconte un peu avec mes coutures anglaises (rires) ! 

 

Comment utilisez-vous le vêtement comme levier de valorisation personnelle ?

Je pose toujours la même question : « Comment tu veux être dans ton vêtement ? Qu’est-ce que tu veux dégager ? » Je n’ai pas envie de projeter quelque chose sur les gens. Ce qui m’importe, c’est ce qu’eux ont envie de dire à travers ce qu’ils portent. Je refuse d’enfermer quelqu’un dans un style en fonction de son milieu ou de son corps. Je veux prendre le temps de créer un vêtement personnalisé pour chacun. Quand on crée une vraie relation avec un vêtement, on le garde plus longtemps. C’est ainsi qu’on construit une circularité et une durabilité, contrairement aux achats impulsifs dictés par les tendances. Quand un vêtement ne me va plus, je le donne. Une de mes anciennes assistantes voulait devenir comptable. Elle venait tout juste d’emménager, et elle m’a dit : « Je n’ai plus de vêtements, mais ce n’est pas grave, la priorité, c’est ma fille ». Je lui ai répondu : « Toi aussi, tu es une priorité ». Je lui ai donné plein de vêtements que je ne portais plus. Elle était ravie, je voyais bien qu’elle allait s’oublier alors qu’elle devait se sentir forte et confiante pour commencer son nouveau job dans de beaux vêtements. 

 

En tant que marque inclusive émergente, comment gérez-vous la production et la demande ?

Je refuse la surproduction. Ce qui me plaît, c’est d’habiller toutes les morphologies, en partant de l’écoute des besoins de chacun. En ce moment, je crée une tenue pour une femme en situation de handicap qui a subi une amputation. Je me suis donc renseignée sur le sujet. Pour travailler avec des personnes concernées, il faut comprendre ce qui leur manque dans l’offre classique, et le leur créer. Lors d’un atelier sur la circularité, une femme ayant eu un cancer du sein expliquait à quel point il était difficile de trouver des vêtements valorisants quand on n’a pas fait de reconstruction mammaire. Ça m’a profondément marquée. On n’y pense pas, mais c’est tellement vrai. On conçoit souvent des vêtements sans penser à l’humain, sans parler aux gens, alors que tout devrait partir de là. Une personne en fauteuil roulant, par exemple, va te dire qu’elle préfère des zips sur les côtés pour faciliter la prise en main. C’est ce genre de détails qui change tout. Ma deuxième collection, qui sortira en septembre, s’inspire justement de cette étude du corps, de la manière dont on peut développer des vêtements à la fois pratiques et confortables pour tout le monde. Je ne suis pas dans les one-shots. Je veux que mes clients se disent : « Pourquoi j’irais ailleurs ? Chez Hawa, j’ai tout. Si j’ai une envie particulière, elle me suivra. Si j’ai pris du poids, je ne vais pas me sentir mal. Si je suis petite, je ne vais pas me sentir complexée »

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Qu’est-ce qu’on trouve en plus dans votre boutique, qu’on ne trouve pas dans les enseignes classiques ?

Pendant dix ans, je ne portais plus de robes. Aller en magasin était une angoisse. Tu ne trouves pas ta taille, les miroirs renvoient une image déformée, les cabines sont minuscules. Aucun pantalon n’épousait ma cambrure. J’ai été tellement traumatisée que j’ai fini par abandonner. Une de mes clientes, très petite, n’arrivait tellement pas à trouver sa taille qu’elle portait les vêtements de sa fille. J’ai dit : « Jamais je ne ferai revivre ça à quelqu’un ». Parce que ça joue profondément sur l’estime de soi. Une femme avec des rondeurs, son rêve, c’est de pouvoir entrer dans un pantalon et s’y sentir bien. Alors, dans ma boutique, j’ai voulu rendre l’expérience cabine la plus saine possible. Il n’y a pas de miroir à l’extérieur. Les cabines sont grandes, avec un miroir à l’intérieur, pour que personne ne se sente obligé de devoir sortir pour se regarder. Tout ce que j’ai subi, je refuse de le reproduire.

 

Comment définiriez-vous le style de votre marque ? Comment souhaitez-vous la présenter au monde ?

« Tout le monde a le droit d’être exceptionnel. Moi aussi ». J’en parlais hier avec des amis : il faut se réapproprier le « je », ne plus s’effacer. C’est pourquoi j’ai voulu utiliser « moi aussi », et non « toi aussi ». Hawa, c’est avant tout un acronyme : H pour Honorer, A pour Accompagner, W pour Winner, A pour Accomplir. C’est toute une philosophie.

 

Écoutez-vous de la musique à l’atelier ?

On a essayé au début de mettre une playlist commune, mais avec 15 nationalités différentes, les goûts varient énormément. Alors chacun écoute sa propre musique, dans le respect de l’ambiance collective. On veille à garder un volume bas pour rester connectés les uns aux autres. Moi, j’écoute beaucoup d’amapiano. J’aime aussi le reggaeton, la musique latine, le jazz, le blues, la musique classique et les grandes voix françaises comme Dalida. Et j’ai un faible pour les années 80 et ses fêtes (rires).

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© Jérémie Leconte

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© Jérémie Leconte

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Quel serait votre guest musical de rêve pour un défilé ?

Une artiste féminine, sans hésiter. J’aime les artistes culottées. En ce moment, j’adorerais avoir Uncle Waffles. Mais j’admire aussi Yseult ou Shani, qui a d’ailleurs répondu favorablement pour une collaboration.

 

Quelle est la musique qui vous fait le plus vibrer ?

L’amapiano, sans hésiter. Il y a quelque chose d’instinctif, j’adore quand on y incorpore des rythmes zoulou appelant naturellement le corps à bouger. Je fais de la danse amapiano, c’est mon petit truc à moi. Petite, je rêvais d’être danseuse pro. J’écoute la musique d’une manière particulière et je trouve qu’avec l’amapiano, c’est instinctif : vu qu’il y a beaucoup de beat, tout de suite le corps a envie de mmhh (rires).

 

Vous travaillez à partir de stocks dormants de maisons de luxe. Quelles marques vous inspirent ?

J’ai beaucoup d’admiration pour Balmain, pour leur créativité, et pour LVMH, notamment pour la qualité de leurs jeans. Nos tissus viennent de Nona Source, et c’est toujours un vrai bonheur d’y aller. D’ailleurs, on nous connaît aujourd’hui grâce à notre patchwork en jean. Et puis il y a Margiela du temps de John Galliano. Si je ne porte pas du Hawa Paris, c’est que je suis en Margiela.

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Qui a cru en vous en premier ?

Balmain ont été les premiers à nous faire confiance. Ils nous ont soutenus, encouragés, et surtout, ils nous ont fourni des tissus magnifiques. C’est en grande partie grâce à eux qu’on a pu créer des pièces d’exception et faire grandir notre marque. Mon rêve serait qu’Olivier Rousteing et Pharrell Williams viennent à l’un de nos défilés. C’est marrant parce que ce sont deux hommes, mais avec leurs tissus, ils ont crée de l’emploi. J’aimerais leur montrer, leur rendre hommage et les remercier en personne. 

 

Quelle a été votre plus grande difficulté depuis la création de la marque ?

Endosser le rôle de cheffe d’entreprise a été le défi le plus complexe, surtout sur le plan économique. Je n’étais pas accompagnée, je ne réalisais pas à quel point il fallait être entourée dès le départ. À la base, je voulais simplement créer de l’emploi, et puis tout s’est accéléré. On a grandi vite, trop vite peut-être. Mais monter vite, c’est aussi risquer la dégringolade. Les six mois de creux que j’ai évoqués plus tôt ont été terribles. Je ne voulais pas craquer devant mes salariés, mais le soir, j’étais seule avec mes angoisses. Heureusement, la banque m’a rassurée : c’était une étape normale après trois ans d’activité. Aujourd’hui, on a remonté la pente. J’ai appris qu’on ne peut pas tout faire seul. Je suis une créative, une manageuse, mais la gestion ou la comptabilité, ce n’est pas mon domaine. À tous les entrepreneurs, marques ou futures marques, il faut s’entourer de professionnels qualifiés. C’est vital.

 

Vous avez créé un espace sûr pour des femmes souvent invisibilisées. D’où vous vient cet altruisme ?

De mon histoire. Mes parents sont arrivés du Mali et ont tout abandonné, leur langue, leur culture, leur religion, pour nous offrir un avenir. Ils m’ont toujours laissé être librement, même s’ils ne me comprenaient pas. J’ai voulu leur rendre ce qu’ils m’ont donné. J’ai aussi traversé des violences psychologiques. Longtemps, j’ai jugé les femmes qui restaient sous emprise. Jusqu’à ce que ça m’arrive. J’étais cadre, indépendante, et pourtant, je suis restée sept ans. Le trauma est insidieux. On perd confiance, on s’isole, on a honte. C’est une thérapeute qui m’a ouvert les yeux. J’ai tout quitté. Et je me suis promis de créer des portes de sortie pour celles qui n’en ont pas. Cette expérience m’a donné une humilité nouvelle. J’ai toujours été très ouverte d’esprit, mais après ça, j’ai appris à ne plus juger. Je prends les personnes comme elles sont. Et c’est cette volonté qui m’a poussée à créer Hawa, un lieu d’accueil, d’émancipation, de confiance et de résilience.

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Hawa Sangaré © Jérémie Leconte

 

 

 

Texte Noémie Fonkou Guemo