Peu de voix savent évoquer le passé tout en restant résolument modernes, mais celle d’Elmiene en fait partie. Sa voix semble imprégnée de l’âme de ceux qui l’ont précédé.
Né à Francfort, en Allemagne, Elmiene est le fils de parents soudanais qui ont quitté leur pays à la fin des années 1960 pour s’installer en Europe. Au début des années 90, la famille traverse la Manche pour s’établir en Angleterre. Alors que le jeune Abdala Elamin a environ cinq ans, la famille prend ses quartiers définitifs à Oxford.
En 2021, un simple étudiant se fait remarquer sur YouTube. Une vidéo de lui chantant Untitled (How Does It Feel) de D’Angelo dans un jardin, filmée par une amie, devient virale malgré son insatisfaction initiale. À son réveil, il découvre un monde en ébullition : des messages de labels, un retweet de Missy Elliot. « Je me suis dit : “OK, c’est peut-être ma chance”. »
C’est dans les backstages de Rock en Seine où il est programmé que nous retrouvons celui qui est devenu Elmiene (prononcez à la française Elmine). Ce n’est pas sa première apparition en France cette année ; après une discrète performance en janvier et un concert officiel complet à la Boule Noire en avril, il revient pour enflammer le public parisien. Grand, drôle, et adepte de l’autodérision, Elmiene se révèle être un artiste aussi charmant qu’authentique.
Revenons en arrière. À 12 ans, le jeune Abdala découvre le pouvoir de sa voix. « Je faisais de la musique à l’école. Nous avions ce projet où nous devions faire du chant a cappella. Et moi et mon groupe d’amis, on a fait un mashup avec Man in the Mirror de Michael Jackson et Skyfall d’Adele. J’ai chanté le voix principale. Je me souviens que mon professeur de musique enregistrait avec son iPad, et sans me le dire, il l’a partagé avec toute l’école. Le lendemain, tout le monde m’appelait Michael Jackson kid, à cause de ma coupe afro je ressemblais à un Jackson 5. J’étais un enfant très timide et tout le monde n’arrêtait pas de me dire : “tu peux chanter ! tu peux chanter !”. Cela n’avait rien d’exceptionnel pour moi. Je pensais que tout le monde pouvait le faire… et je suis devenu obsédé par ça. Je m’entraînais tous les jours, plus que je ne l’avais jamais fait. J’ai toujours eu une oreille pour la musique, mais je n’ai jamais pensé que j’étais doué pour cela, jusqu’à ce moment-là. Et soudain, c’était ma réputation à l’école. J’étais chanteur. »
La poésie est venue ensuite, toujours grâce à l’école. « J’avais une professeure d’anglais qui reconnaissait que j’étais très, très paresseux en tant qu’élève. Je ne faisais pas grand-chose. Mon mantra était de passer à travers les choses avec un minimum d’effort et tout ira bien. Un jour, elle m’a dit : ‘Tu vas participer à ce concours de poésie. J’ai protesté, mais elle a insisté, me menaçant même de retenue. J’ai fini par accepter. Elle m’a forcé à participer. J’ai remporté la deuxième place. C’est là que j’ai réalisé que je pouvais être bon dans quelque chose. » De là, tout s’est enchaîné, jusqu’à cette fameuse vidéo virale.
Peu de temps après, il est en studio, testant pour la première fois ses talents d’auteur-compositeur. Il discute avec le producteur Dan Hylton. « J’ai dit à Dan : “Je veux essayer d’écrire une chanson conventionnelle. Genre, couplet, refrain, refrain – une chanson normale. » C’est ainsi que Golden, basée sur un poème qu’Elmiene avait écrit l’année précédente sur sa grand-mère soudanaise, nait. Et cette chanson tombe dans l’oreille du directeur musical de Louis Vuitton, Benji B, qui l’a jouée lors du dernier défilé de Virgil Abloh pour la marque de mode, deux jours après sa mort.
Suivra un premier EP El-Mean, coproduit par Jamie Woon par le biais de son manager Scott. « Il m’a dit : “Écoute, tu viens d’avoir cette vidéo virale” – Je n’avais jamais vraiment écrit de musique auparavant. J’ai l’impression que Jamie Woon est une âme sœur pour toi. Il aime la même musique. Il aime Stevie. Il aime D’Angelo. Il aime Lewis Taylor. Nous sommes dans le même monde. Il m’a dit, “Jamie Woon va t’apprendre à être un artiste”. Alors, pendant une année entière, je n’ai pas sorti beaucoup de musique. J’ai passé un an avec Jamie Woon et James Vincent McMorrow. Nous nous sommes retrouvés tous les trois pour écrire des choses ensemble. Nous avons eu le déclic. Nous sommes tous très semblables. Très introvertis, timides, obsédés par Stevie Wonder, Jeff Buckley… nous étions juste trois nerds. C’était très amusant. »
Elmiene a une devise : « Si je ne peux pas vous faire pleurer, j’ai échoué ». Pour lui, la soul est l’outil ultime pour provoquer des émotions. « J’ai l’impression que les émotions, quelles qu’elles soient, que ce soit la colère, que ce soit la joie, que ce soit le chagrin… il y a toujours un peu d’eau dans les yeux. Donc, j’ai l’impression que la soul est l’outil musical qui permet de faire ça. Notre but est donc de vous faire pleurer, quelle que soit la façon dont vous avez pleuré. Je pensais à Stevie. Je pense à Stevie, tous les jours. »
Nous voilà en train de discourir sur nos soulmen et albums préférés. « J’adore Hotter than July. Stevie est mon préféré, je connais toutes ses chansons. Stevie, Donny (Hattaway, NDLA), D’Angelo, c’est ma trilogie. » En dehors de ce trio fondateur, « J’adore Prince. Sign o’ the Times, l’un de mes albums préférés de tous les temps. »
En dehors de la musique, Elmiene est un gamer passionné, « je suis un très, très grand joueur de Street Fighter. Je suis un champion, avec Zangief (personnage de fiction issu de la série Street Fighter. Il pratique le catch, NDLA). Je suis un joueur de rang maître, si cela signifie quelque chose pour quelqu’un dans le coin. Je suis plutôt bon, dans les 2000 premiers mondiaux avec Zangief. Par exemple, en ce moment même, je peux faire des combos, pendant que je vous parle ». Il se met alors à utiliser sa manette de jeu virtuellement. « J’avais un moment où je m’entraînais. Quand je suis loin de l’ordinateur, quand je suis en tournée, je me dis que je ne peux pas faire rouiller mes combos, alors je m’assois ici. Ça marche dans ma tête. Et je sais que quand je me plante aussi, je me dis, “ah, j’ai mal fait ça. Il faut que je recommence”. » Au cas où la musique ne va pas bien, il pourra sans doute se reconvertir dans le e-sport. « Ce n’est pas facile, mais je suis bon. Je pourrais aussi gagner de l’argent avec ça. Si des choses arrivent, des tournois, ce sera pareil. Je serai sur scène de toute façon. Je serai sur scène dans les deux cas. »
En parlant de l’industrie musicale, Elmiene reste pragmatique. « J’ai l’impression que l’industrie de la musique est connue pour paraitre très effrayante. On entend des choses folles. Mais J’ai l’impression que tout ce que vous avez à faire, c’est de construire un cercle de personnes très fortes autour de vous et le reste n’a pas vraiment d’importance. Tout ce qui compte c’est que vous vous amusiez avec vos amis. Et tout le reste évolue avec vous. Vous pouvez ignorer le reste. Parce que je ne vais pas mentir et dire qu’il n’y a pas de choses bizarres dans l’industrie de la musique. Mais tant que vous savez où marcher et que vous faites attention à vos pas, vous ne marcherez pas sur une mine. »
Son nouveau single, Light Work annonce un changement de direction musicale et prépare le terrain pour un EP à venir en octobre. Elmiene célèbre dans son nouveau titre la facilité d’une relation lorsque les gens se trouvent sur la même longueur d’onde. C’est une dédicace à un amour qui s’est matérialisé dans un moment de désespoir, un amour qui vaut la peine de faire n’importe quoi pour s’y accrocher. Cette nouvelle direction musicale est le fait de l’arrivée de OzMoses Arketex (Busta Rhymes, Blxst, Yung Bleu, Skip Marley).Trio de producteurs mystérieux dont nous ne pouvons dévoiler les identités, même si dans un élan de générosité et de bravoure, Elmiene les citera en fin d’entretien. « Ce sont des personnes que j’ai admirées toute ma vie. Et soudain, je travaille avec eux. » Making My Time sorti fin 2023 regorgeait de ballades. Avec Light Work, c’est « un son très nouveau pour moi. Je suis allé en Amérique et ça a tout changé. La soul et le R&B, c’est ce qu’ils ont dans le ventre. Chaque fois que je vais en Amérique, le public est incroyable. » Et l’EP ? « Ce sera un mélange. Il y aura des morceaux de l’ancien Elmiene, des morceaux du nouveau. Tout cela ne fait qu’un. Elmiene devient un ensemble plus complet. Il va y avoir du piment là-dedans. Oui, il y aura du piquant. Il y aura de la douceur aussi. Il y aura du sel. Tout cela va être un grand… Je veux finir par dire que ce sera un repas. Au lieu d’ingrédients, ce sera un repas. »
Les métaphores autour de la nourriture reviendront sans cesse au cours de notre rencontre. « J’adore la nourriture ». D’ailleurs, il ne manque jamais de faire un tour chez Dumbo, à Paris. « C’est mon préféré. J’aime les cuisiniers et les hamburgers de Dumbo. J’adore le steak. Je ne peux pas m’en passer. J’ai mangé tellement de choses dans ma vie, mais le steak vient toujours en tête. Voilà. J’adore aussi cuisiner. Le poulet frit est mon plat préféré. En fait, je suis très doué pour le poulet frit. Tu mets des épices et le truc, c’est les corn flakes dans la pâte. »
Et c’est sur cette image savoureuse que nous nous quitterons avant qu’il ne rejoigne la scène où sa voix tutoiera les sommets.
Light Work disponible via Universal Music.
En concert à Paris (La Machine du Moulin Rouge) le 2 décembre 2024.
Texte Lionel-Fabrice Chassaing
Image de couverture Sirui