Le rendez-vous est fixé avec Skye et Ross de Morcheeba, à l’occasion de la sortie de leur nouvel album Escape the Chaos, dans l’écrin discret du showroom privé de Gibson, à deux pas de l’Opéra. Arrivés un peu en avance, l’occasion est trop belle pour ne pas échanger quelques mots avec le maître des lieux.

 

Parmi les groupes britanniques emblématiques des années 90, Morcheeba occupe une place à part. À la croisée du trip-hop, du psychédélisme et de la soul, la formation menée par le guitariste et producteur Ross Godfrey et la chanteuse Skye Edwards trace, depuis près de trois décennies, une trajectoire singulière, faite de métissages sonores, de tournées fleuves et d’une fidélité indéfectible au public européen — notamment français.

Dès l’entrée, ce qui saute aux yeux, c’est la profusion de guitares exposées — un véritable musée vivant — et l’atmosphère feutrée qui y règne. Ici, les artistes sont reçus comme chez eux. Le lieu accueille des sessions live intimistes, propose des instruments à l’essai, parfois même à l’emprunt. Une parenthèse de calme loin du tumulte extérieur.

C’est donc naturellement par les guitares que débute l’entretien, et notamment celle de Jimi Hendrix, dont une réplique trône fièrement au mur. Son appartement de Brook Street, à Mayfair, a été restauré. « C’est incroyable, vraiment incroyable. Il y a beaucoup d’images de lui faisant des interviews allongé dans son lit », nous explique Ross Godfrey, pendant que Skye s’installe.

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La mémoire en patchwork

C’est le lendemain de l’enregistrement de Taratata que nous les rencontrons. Nous les interrogeons sur leur sentiment de retrouver ce plateau, persuadés qu’ils y avaient déjà été programmés. Les souvenirs se bousculent dans un flou charmant, trente années sont passées par là : « Je croyais qu’on l’avait fait ! », s’étonne Skye Edwards. « Mais Nagui nous a dit que non. En fait, on a dû faire une émission similaire en Italie… C’est flou ». Ross renchérit : « Je pense qu’il est vraiment difficile de se souvenir des choses d’il y a si longtemps. On était jeunes, on buvait, on prenait des drogues psychédéliques tout le temps. Il y a des tournées entières dont je ne me souviens pas ».

Les années 90, c’était une époque de frénésie : « Trois mois en Amérique, trois mois en Europe, une semaine à la maison pour faire de la promo, puis on repartait. Radios le matin, showcases l’après-midi, concerts le soir… et encore des rencontres après les concerts. C’était tous les jours pendant trois mois ».

Mais certains moments, eux, restent gravés. Comme cette tournée des arénas avec Barenaked Ladies et le groupe Live. Ou encore cette étrange association avec Marc Cohn, interprète de Walking in Memphis, qui les avait emmenés sur la côte ouest des États-Unis. « Nous avons fait beaucoup de choses bizarres dans nos vies », sourit Ross. Des expériences improbables, reflets d’une vie de groupe ouverte à l’éclectisme.

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Skye Edwards & Ross Godfrey © droits réservés

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La France dans le cœur et dans la vie

Ross a littéralement grandi en regardant la France : « J’ai grandi à Hythe, sur la côte sud. On prenait le ferry pour Boulogne juste pour la journée. La plupart de mes amis travaillaient sur les ferries. La France a donc toujours été très proche, à la fois métaphoriquement et physiquement ». Aujourd’hui marié à une Française, il parle un peu la langue à la maison : « Ma femme est française et nous parlons principalement français. Je le comprends assez bien. Je ne le parle pas très bien, mais je peux enchaîner les phrases ».

Il garde une affection profonde pour le public francophone : « La France, la Belgique, la Suisse ont été les premiers pays à nous adopter. On a toujours senti un vrai lien. Tu sais, c’est une relation étrange entre nos pays, très proches, mais comme une rivalité entre frères et sœurs. Une friction temporelle. Mais je suis heureux que ça évolue. Les Tories (conservateurs, NDLA) ont été très destructeurs au pouvoir. C’était horrible avec Boris Johnson. Le Brexit a été traumatisant, stupide. J’espère qu’on se rapproche à nouveau. L’Amérique est tellement en colère en ce moment qu’on doit devenir frères ».

Ce lien s’est renforcé avec le temps : Les Vieilles Charrues en 2023, plusieurs festivals cet été, et un retour très attendu au Zénith de Paris à l’automne, vingt ans après leur dernière date dans cette salle mythique.

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© Jez Pennington Morcheeba Instagram

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Battersea : du symbole rock aux débuts du groupe

Aujourd’hui, l’intensité a laissé place à une organisation plus apaisée. Et c’est à Battersea Power Station — bâtiment mythique immortalisé sur la pochette de Animals de Pink Floyd — que passé rock et présent récent se rejoignent. « Toute notre vie, ce bâtiment n’était qu’une coquille vide. Maintenant, on peut y entrer », raconte Ross.

C’est à quelques encablures d’ici que vit le jour Morcheeba. Les deux frères Ross et Paul Godfrey (membre fondateur de Morcheeba, NDLA) partageaient un studio d’enregistrement à Clapham Common. « Depuis, nous avons divisé l’équipement et nous nous sommes dit que chacun pouvait avoir ça chez soi. Maintenant, j’ai une suite de production basique avec quelques bons instruments, un ordinateur et un peu de matériel externe, et nous écrivons comme ça. Skye a un petit studio similaire avec une pièce où elle chante et nous nous envoyons des trucs pendant que nous écrivons. Nous utilisons de vrais studios lorsque nous enregistrons un disque, parce que c’est bien d’être ensemble. Si nous devons enregistrer des cuivres ou de la batterie, nous allons tous dans un studio et nous sommes ensemble. »

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© Packaged Sounds

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Escape the Chaos : l’album d’une époque troublée

Composé dans cette configuration semi-nomade, Escape the Chaos a vu le jour en deux ans — un délai plutôt rapide. « Nous avons aussi enregistré un peu à Dublin. Nous avons participé à un festival là-bas et l’un des collaborateurs de l’album, qui a coécrit quelques chansons, avait un petit studio là-bas et nous y sommes allés pour faire un bœuf, ce qui était vraiment sympa. Je suis heureux que nous l’ayons terminé. Le pire, c’est que lorsque vous avez terminé un album, il y a une très longue attente avant qu’il ne sorte, six mois. C’est long », explique Ross.

L’album regorge de collaborations étonnantes, à commencer par Oscar Worldpeace, rappeur anglais à la voix douce (Peace On Me) : « Je l’ai entendu à la radio, un morceau qui s’appelait Never Ever. J’étais en voiture, j’ai dû me garer pour shazamer ! Il a une voix très agréable, pas agressive, et des paroles intelligentes. Je trouve qu’en général, dans le monde de la musique, c’est un peu plus difficile de trouver des choses. Il y a tellement de sorties, c’est difficile de séparer le grain de l’ivraie ». Skye a posé le refrain sur ce titre : « C’est très doux, très équilibré ».

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Autre invité : El León Pardo, flûtiste Colombien qui ajoute une touche chamanique au titre Pareidolia, co-écrit avec Amanda Zamolo, la femme de Ross : « Skye l’a rencontré lors d’un jam à Londres, mais il est retourné en Colombie. C’est une flûte Gaita de Colombie, qu’il a enregistrée depuis chez lui. Ça donne un côté ayahuasca (préparation hallucinogène d’Amerique du Sud, NDLA), psychédélique. J’adore ça ».

Et pour la touche old school, le traditionnel instrumental de l’album Cooler Heads Prevail : « On a ramené du scratch. Ça faisait longtemps. C’est notre pote Mr. Six, qui faisait le DJ avec nous à l’époque. Il est venu en studio et c’était comme avant. La chanson a ce côté hip-hop old-school des années 90 ».

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Une alchimie intacte

Ross le résume bien : « C’est bien d’avoir un peu de sons différents, c’est ce que nous essayons de faire avec nos albums, comme une mixtape. On peut écouter tout l’album sans que ce soit trop homogène. C’est comme si chaque morceau avait ses propres caractéristiques, mais qu’ils s’accordaient tout de même ». De la bossa nova brésilienne (Dead to Me) aux cordes dignes d’un générique de James Bond époque Shirley Bassey (We Live and Die), l’album reflète les passions de ses créateurs. « Dead to Me c’était vraiment amusant à faire. Quand nous étions plus jeunes, nous sommes allés au Brésil pour la première fois, c’était incroyable. On allait chez les disquaires et on achetait autant de disques qu’on pouvait en transporter. La musique brésilienne de la fin des années 60 était incroyable, comme Gal Costa, Os Mutantes ou Caetano Veloso. Cela a eu une grande influence sur nous et c’était sympa de retrouver cette ambiance. Nous sommes toujours friands de bossa nova. » Pour We Live and Die, Skye : « J’adore Shirley Bassey, oui. Et j’aime aussi les films de James Bond. Alors, être comparée à quelque chose qu’on aime, c’est toujours agréable ». Ross, de son côté, revient sur les choix sonores qui donnent à ce titre sa couleur si particulière : « On a utilisé de vraies cordes pour la première fois depuis longtemps, ainsi que des cuivres. Ça apporte une chaleur différente ».

Il cite David Axelrod (compositeur, arrangeur et producteur américain, NDLA) comme l’une de ses grandes inspirations : « J’ai toujours été attiré par ce son lounge psychédélique, un peu jazzy. Tout ce qui vient de la fin des années 60, en fait. La plupart de mes goûts viennent de là ». Mais Morcheeba ne se contente pas de regarder en arrière. Ross poursuit : « C’est un mélange entre le psychédélisme des sixties et le hip-hop du milieu des années 90. On fusionne tout ça ». Et Skye de conclure dans un sourire complice : « C’est une belle collaboration. Un mash-up qui fonctionne ».

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Écriture intuitive et rêveuse

Pour Skye, la création passe d’abord par l’instinct. Elle reçoit les morceaux de Ross, ne les écoute qu’au moment de les enregistrer, « Mon mari Steve devient alors l’ingénieur du son du jour. Il charge la piste dans Pro Tools, puis il appuie sur play et enregistre. Je chante la première mélodie qui me vient à l’esprit. Ensuite, je la ralentis, je l’écoute en boucle avec mes sleep-phones (écouteurs plats)… Et le matin, c’est comme si j’entendais des mots. Et c’est comme ça que la chanson s’écrit presque toute seule ». Le chant, comme un rêve éveillé.

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Mode, image, réseaux et industrie musicale

Avant de devenir la voix de Morcheeba, Skye étudiait la mode au London College of Fashion. « Je voulais être styliste, mais ça n’a pas marché. » En nous montrant : « J’ai fait cette robe, ce sac et ce chapeau. J’aime être créative, alors le chant, la musique et la mode… Je mange, je dors et je respire mode et musique ». Elle constate aussi avec amusement que ses looks sont parfois plus commentés que sa voix : « C’est devenu un élément important. Aujourd’hui, je porte ces chaussures ridiculement hautes. Mais je reste pratique. Je ne vais pas courir tous les jours avec ».

Ross, lui, observe avec lucidité les changements de l’industrie : « Il est plus important de faire de petites vidéos stupides que de faire des disques. Je pense que les médias sociaux ont beaucoup de choses à se reprocher, à la fois en ce qui concerne l’abrutissement de la culture, mais aussi la politique. C’est comme si le monde entier était basé sur ce que vous lisez sur votre fil d’actualité. Et c’est un peu absurde, au fond, parce que tout le monde a une opinion sur tout. Du coup, on finit par se perdre dans le brouhaha ambiant, noyé dans ce flot constant d’avis. Je regrette un peu l’époque où l’on achetait un disque, on le ramenait à la maison, on le mettait sur la platine et on s’asseyait pour l’écouter. Mais je pense qu’il y a encore des gens qui font de bons disques, il suffit de les écouter ».

Skye tempère : « Mon fils aîné a presque 30 ans. Ses potes qui jouent dans des groupes font encore des albums. Ils sortent même des cassettes maintenant. Tout revient ».

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© Skye Edwards

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Une alchimie rare, intacte, « Échapper au chaos », ensemble

Morcheeba a traversé les modes, les changements de line-up, le Brexit, et les bouleversements de l’industrie musicale. Leur force tient dans cette alchimie rare entre la production cinématographique, méticuleuse de Ross, et la voix feutrée et spirituelle de Skye. Un duo qui, malgré les vents contraires, continue de tisser des ponts entre les genres, les continents, et les générations.

Morcheeba, c’est une histoire d’équilibre : entre le beat et la brume, la rigueur et l’intuition, la technologie et la chaleur humaine. Avec Escape The Chaos, Morcheeba prouve qu’après 30 ans de carrière, le groupe continue de livrer des albums rares, à l’image de Skye et Ross, avec les sommets que sont Elephant Clouds, We Live and Die, Far We Come ou Bleeding Out.

 

Escape The Chaos est disponible via 100% Records/Verycords. En concert à Paris (Zenith) le 8 octobre 2025.

 

 

Texte Lionel-Fabrice Chassaing

Image de couverture Droits réservés