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Il y a presque un an, jour pour jour, nous prenions le temps d’échanger avec Gerald Kurdian, alias Hot Bodies. Son EP Digital Fairy/Folk Songs n’en était alors qu’au stade du pré-mix, et nous découvrions ses nouveaux titres lors d’un premier live. En 2025, Hot Bodies devient une réalité discographique autant que scénique. Depuis plus de dix ans, il navigue entre alias, projets hybrides, performances plastiques et chansons intimes. Aujourd’hui, derrière l’avatar Hot Bodies, il rassemble enfin leurs fragments pour inventer un espace musical où politique, sensualité et émotion se rencontrent. Retour sur des identités multiples et la genèse d’un premier EP qui lui ressemble.

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Le goût des métamorphoses

« Quand j’ai commencé This is Hello Monster, je venais de la danse contemporaine. J’avais toujours fait de la musique, mais j’étais surtout un artiste visuel, un performeur. Et soudain, la musique m’a happé : FAIR, Paris Jeunes Talents, unen… Je me suis retrouvé à la frontière de deux mondes. Mais mon histoire à moi, d’éducation, je sortais d’une école d’art. J’avais toujours fait de la musique, mais donc c’était très proche. J’ai sorti This is Hello Monster en 2009, et toutes les années qui ont suivi, c’était une espèce de négociation : je découvrais le milieu de la musique, tout en continuant une carrière dans le spectacle vivant, très internationale aussi.

Et en même temps, il y avait ce paradoxe : d’aller jouer au Canada, à Vancouver, dans des endroits incroyables, et de revenir à Massy-Palaiseau. J’aurais voulu que les deux mondes dialoguent. Que le tourneur dise : “ok, on l’emmène à Vancouver et on l’emmène à Massy”. Mais ça n’est jamais arrivé. »

Et puis, sa musique évoluait. « Alors je me suis dit : créons un avatar, Tarek X. Il me permettait d’explorer une image un peu plus sexuelle, plus marquée visuellement, plus club aussi. Le truc, c’est qu’après, j’ai un peu déconné… Il y a eu une période d’errance, un petit flottement. Je me suis mis à vouloir recoller les morceaux, faire des ponts. Et c’est là que j’ai eu l’idée d’appeler GÆRALD, que les gens connaissaient déjà. Mais ça, avec le recul, je pense que c’était une erreur. Parce que Tarek X fonctionnait très bien. Il fonctionne toujours d’ailleurs. C’est un bon avatar de club, vraiment. Tarek X est une espèce de double un peu fantomatique, comme avatar ou d’autres figures d’ombres qu’on peut créer. Et puis à côté de ça, il y avait Hot Bodies, avec déjà tout un univers en place, Le public existait déjà. Tout ça était déjà là, sous nos yeux. »

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Politique et queer : un laboratoire de corps

« À un moment, vers 2015-2016, j’ai commencé à me poser vraiment la question : « c’est quoi la relation entre musique et politique ? » Et surtout, « c’est quoi le rôle de la musique dans les luttes militantes ? » « Qu’est-ce que c’est qu’une protest song si tu la regardes depuis Joan Baez, depuis les Amériques des années 60-70 ? »

Et donc j’ai commencé Hot Bodies of the Future. Je regardais qui sont les corps résilients. J’ai fait des chorales, des spectacles, des fêtes. À ce moment-là, j’étais identifié en Belgique plutôt côté club. Berlin aussi. Bruxelles surtout, puisque je m’y suis installé. De 2016 à 2022, j’ai vécu dans ces milieux alternatifs queer, sexo-positifs, très proches d’artistes comme Planningtorock. Des identités queer affirmatives.

Et ça m’a beaucoup appris. Mais je me suis aussi rendu compte que parfois, les discours trop frontaux créaient des antagonismes. Genre : “toi t’es là, moi je suis là”. Ça ne m’intéressait pas. Moi, ce que j’ai envie d’envoyer, c’est autre chose. Un truc plus… comment dire… une érotisation presque universelle. Un érotisme qui circule partout : dans les sons, les couleurs, les corps. Pour moi, il y a quelque chose d’hédoniste, un peu queer au sens d’expérience sensorielle. Ce n’est pas seulement être avec ton compagnon ou ta compagnonne, mais explorer tout un spectre d’expériences si tu écoutes vraiment ton corps. »

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©Hot Bodies

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Sur la genèse de Hot Bodies

« Pour moi, le projet Hot Bodies, c’est beaucoup plus proche de This Is que de Hello Monster, dans son ADN. C’est plus organique, plus proche de la raison pour laquelle j’ai eu envie – et j’ai encore envie – de faire de la musique. C’est important. Me retrouver en lien avec les instruments, ma voix, tout ça.

Et donc je me suis retrouvé face à cette question : « je fais quoi maintenant ? » Soit je continue dans cette direction-là, mais musicalement, ça risque de dérouter les gens. Ils ne vont rien comprendre. Et je n’avais pas envie de perdre ou de bousculer la petite fanbase qui commençait à se former, que ce soit du côté francophone ou anglophone. Mon histoire de base avec la musique, c’est l’écriture de balades. Mais je les laissais de côté. Et puis un jour, j’ai compris : « arrête de tourner autour, fais-les, c’est tout ».

J’ai contacté Don Turi (Jeanne Added, Chien Noir, Barbara Pravi, NDLA). Je lui ai dit : « voilà, j’ai toutes ces prods hyper expérimentales, tous ces morceaux clubs, et j’ai toutes ces balades. Qu’est-ce qu’on fait ? » Et lui m’a dit : « on fait des balades ». Ça a été évident. L’EP, c’est ça : les balades au centre, mais nourries par l’énergie du club, par mon histoire électronique. Il y a Laura Cahen, il y a Chapelier Fou, plusieurs personnes autour. »

L’EP incarne cette rencontre : une musique hybride, sensible, sensorielle, où la voix reprend le premier rôle : « Chaque morceau est un film. On commence sur une aire d’autoroute, puis on se retrouve dans ma chambre avec des spectres, et soudain on plonge dans une cascade orange où dansent démons et fées. La musique, pour moi, est toujours cinématique.

J’avais envie de finir ce disque en mettant les cartes sur table. De raconter mon histoire, la vraie. Peut-être parce que ce qui m’a freiné parfois, dans l’idée d’une carrière, c’était la peur qu’on me demande de sacrifier ma profondeur pour de l’efficacité. Qu’on me pousse à laisser de côté ce que j’explore dans l’ombre, ce travail plus obscur, plus intérieur. C’est un projet nocturne, quand même. Et j’ai eu un moment de panique : « et si je perdais l’accès à cet endroit-là ? » Mais aujourd’hui, j’ai plutôt envie de dire l’inverse : « j’ai envie d’inviter les fantômes. Et mon humour aussi ». »

L’EP trace une cartographie émotionnelle queer, où l’intime est toujours politique. Hot Bodies y explore le lien, le soin, le désir et la mémoire, dans un monde en mutation  avec une sensibilité radicale et sensuelle.

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La musique comme habitacle

Avec il, tout ramène à une question essentielle : à quoi sert la musique ? « Je suis vraiment quelqu’un qui fait de la musique, mais je me demande toujours : « qui on touche ? Comment on émeut ? » Même quand je vais à un concert, je regarde l’artiste et je me dis : « tu t’adresses à qui ? Quelle est ton histoire ? ». »

Pour Hot Bodies, la musique est un habitacle parfait pour sa créativité. Tout peut y entrer : la photo, les costumes, l’image mentale. « Ce projet me permet d’accueillir mon intensité créative, qui est presque maladive. Elle se déploie partout : images, réseaux, costumes, photos. Mais la chanson reste le centre. »

Et la chanson, loin de se détourner des luttes, les réinvente à sa manière. Non pas par la frontalité, mais par l’intime. « J’ai envie de toucher les gens dans leur chair. D’inventer un espace queer où l’on s’émeut ensemble, sans cloison. Un espace de fantômes, de rires, d’amour. »

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Un journal en musique…

Au fond, l’œuvre de Kurdian s’écrit comme un journal. Les photos, les vidéos, les performances. Tout converge vers ce centre : la chanson. « Chaque morceau est une page. C’est ma manière de raconter mon histoire, de dialoguer avec mes fantômes et avec le monde. »

Il y a des photos de lui à travers le temps. « Là, j’ai créé un truc pour une chorale où j’essaie d’émuler des avatars de ma voix à différents âges. »

Et si Gérald Kurdian a multiplié les visages, c’est peut-être parce qu’il cherchait, depuis toujours, à trouver celui qui parle le plus sincèrement. « Aujourd’hui, je le dis sans détour : mon rêve est simple. Émouvoir par la musique. »

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sur scène…

« Saint Vincent dit que toutes les chansons doivent contenir une épiphanie. Un moment de bascule. Il y a un avant, un après. J’adore cette idée , mais pour moi, ça doit être total. C’est presque fractal, en fait : ce principe vaut pour la chanson entière, mais aussi pour le refrain… et presque pour le concert lui-même. »

En ce moment, l’intimité est centrale. « C’est au cœur de ce disque, même si, dans ma tête, je me projette déjà dans des espaces plus vastes. Je m’imagine sur des scènes plus grandes, avec un propos qui s’étend, qui touche plus largement. Il y a aussi cette ouverture vers quelque chose de plus accessible, peut-être plus “grand public”, y compris dans le fait d’assumer certaines choses : oui, je suis concerné par les questions de transidentité, entre autres. Ce n’était pas toujours formulé aussi clairement auparavant. Aujourd’hui, j’ai envie de dire : ce n’est pas la seule chose dont on peut parler, mais c’en est une et elle est là. »

Créer un lien entre ses deux univers est devenu une nécessité : « En ce moment, j’ai besoin de créer un lien entre les deux répertoires (Tarek X et Hot Bodies, NDLA), pour que le public qui me suit puisse suivre ce pont-là aussi.
Ce qui m’intéresse, c’est justement cette tension : la sensibilité qu’on peut trouver dans la musique de club, et à l’inverse, la dimension sensorielle, presque électronique, que peuvent avoir certaines balades. C’est pour ça que, dans le live aujourd’hui, c’est important pour moi de donner accès à ma production électronique. Elle est bien là, elle existe, elle est réelle. Et il n’y a aucune raison de la mettre de côté ».

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… et en images

Gérald Kurdian réalise depuis des années des séries photographiques sur les lits où il dort, au fil de ses concerts, performances ou résidences. « Je vais en faire un bouquin, je pense. » Et puis, il y a un film : tourné avec La Coopérative de Mai (Clermont-Ferrand), il rassemble cinq live sessions de l’EP. Un objet que l’on espère découvrir très prochainement.

 

lit #285, #332, #330 et #331 © Hot Bodies

 

Avec Digital Fairy/Folk Songs, Gérald Kurdian, alias Hot Bodies, compose un territoire vivant où se croisent la pop, l’électronique, la ballade, la performance et la poésie. Artiste multiforme, toujours en mouvement, il fait de chaque projet un espace de métamorphose, où le corps n’est jamais accessoire, mais central comme lieu d’émotion, de mémoire, de désir et de lutte. Chez lui, les genres se rencontrent et se répondent. C’est sans doute là que réside la force singulière de son travail dans cette capacité à inventer des formes hybrides, sensuelles et politiques. Hot Bodies fait dialoguer les esthétiques, les sensibilités ou les récits dans un élan généreux où l’intime devient un levier d’empuissancement collectif.

 

 

Digital Fairy/Folk Songs est disponible via Hot Bodies Of The Future/Pias. En concert à Paris (La Boule Noire) le 10 février 2026.

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Texte Lionel-Fabrice CHASSAING

Image de couverture Roberta Segata

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