The Horrors ont installé leur quartier général dans le salon d’un hôtel près de la Gare du Nord, alors que leur incroyable nouvel album Night Life est sur le point de voir le jour. Une petite desserte se trouve derrière Faris Badwan et Rhys Webb, deux des membres fondateurs. Des feuilles blanches y sont disposées, que nos deux interlocuteurs remplissent de dessins pendant notre entretien.
L’art visuel de Faris : un prolongement de sa musique
En parallèle de son travail avec The Horrors, Faris Badwan a toujours nourri une passion pour l’illustration et la peinture. « Avant même de penser à faire partie d’un groupe, je dessinais et peignais », confie-t-il. Il a d’ailleurs suivi un cursus en illustration au Central Saint Martins College of Art and Design de Londres, qu’il n’a pas trouvé assez compétitif. « Beaucoup d’étudiants semblaient n’y être que par défaut. L’art est un centre d’intérêt important pour moi, je n’aime pas être entouré de gens qui ne s’y intéressent pas, alors que ceux qui faisaient de la mode étaient très concentrés, presque fous. Ils ne prennaient pas de vacances. L’illustration, c’était plus calme. » Il a réalisé plusieurs expositions, dont une à Dubaï il y a quelques années. « J’aime que mes œuvres touchent des aspects psychologiques, qu’elles soient liées à l’inconscient », précise-t-il. « L’art et la musique sont liés pour moi, ils viennent du même endroit. J’aime travailler de manière improvisée, capter une émotion brute et la retranscrire. » Lors de sa dernière exposition, il peignait tout en discutant au téléphone, enregistrant inconsciemment les paroles sur la toile. « Quand je regarde mes tableaux, je me souviens des conversations qui les ont inspirés. » Nous ne sommes pas certains que notre échange donnera lieu à une œuvre, mais qui sait ?
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De l’introspection à l’innovation
Quand on évoque The Horrors, c’est souvent avec l’image d’un groupe qui a su se réinventer au fil des albums. De leurs débuts garage-punk à une musique plus électronique et atmosphérique, ils ont exploré divers horizons sonores, tout en gardant une identité forte. Leur nouvel album, Night Life, marque un tournant où se mêlent expérimentation et un retour à leurs fondamentaux. « Nous avons toujours voulu communiquer nos idées de manière intuitive et instinctive », explique Faris, le chanteur du groupe. « Même si notre son a évolué, nous avons conservé cette approche DIY qui nous définit. » Ils se retrouvent aujourd’hui en trio, Tom Furse et Joe Spurgeon ayant quitté le groupe respectivement en 2021 et 2024.
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Grandir ensemble ou l’approche autodidacte
Lorsqu’on leur demande ce qu’ils ont étudié pour jouer de leurs instruments, Rhys est catégorique : « Je n’ai jamais étudié la musique ». Faris renchérit : « Aucun de nous ne l’a fait. On a tout appris en jouant ensemble ». Il évoque son premier groupe, The Rotters : « C’était du chaos total, un peu comme un mélange de Peaches et des Raincoats, mais en plus bancal. Mais c’est là que j’ai compris que la musique n’était pas qu’une question de technique. À l’école, on nous fait croire qu’il faut maîtriser un instrument depuis l’enfance pour être musicien. Puis on découvre la No Wave, les premiers disques de Rough Trade… Ces groupes nous ont montré qu’il suffisait de trouver sa propre manière de communiquer. On n’est peut-être pas des musiciens techniques, mais on a affiné notre goût musical. C’est ce qui nous permet de transmettre nos idées ». Rhys, amusé, réplique : « Mon goût était déjà affiné dès le départ ! » Faris sourit : « Tant mieux pour toi ! Mais on a tous passé notre adolescence à explorer la musique ». Rhys nuance : « Pour moi, c’était surtout une question d’expérimentation et de plaisir ». Faris conclut : « Oui, mais cette exploration nous a donné un cadre. Ce n’est pas comme si on attrapait un gars dans la rue avec une veste en cuir et qu’on lui demandait d’écrire un morceau. Il faut être animé par quelque chose ». Rhys hoche la tête : « Oui, il faut une vraie motivation ».
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L’intégration naturelle d’Amélia Kidd (claviers) et de Jordan Cook (batterie)
L’écriture de Night Life s’est faite de manière plus intime, en petit comité. « Dans le passé, nous écrivions toujours à cinq, ce qui pouvait allonger le processus », raconte Faris. « Cette fois-ci, Rhys et moi avons beaucoup travaillé en duo avant d’intégrer les autres membres. » C’est dans la cave de Rhys que naissent les premières notes et structures des neuf titres, avant d’être partagées aux deux nouveaux membres. Faris : « Je travaille avec Amelia depuis six ans. On a collaboré sur The Ninth Wave et son album solo (pas encore sorti) avant The Horrors. Travailler avec elle s’est imposé naturellement. Elle a apporté une nouvelle étincelle aux morceaux, rendant le processus fluide et naturel ». Rhys complète : « Jordan nous suivait déjà à l’époque de Strange House (1er album du groupe, NDLA). Installé à Londres, il est resté proche du groupe. On a joué ensemble sur des projets parallèles, et il a souvent collaboré avec Faris. C’est un batteur exceptionnel ». Faris conclut : « Il n’a pas eu besoin d’intégration. C’est juste un ami ».
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Un processus d’écriture en duo, puis collectif et spontané
Avec le choix de Joshua Hayward de se mettre en retrait, Rhys Webb insiste sur l’importance de la dynamique du duo :« Il fallait que cet album ait une vraie raison d’être. Si nous continuions, il fallait que ce soit substantiel, que chaque chanson ait du sens. Nous avons voulu revenir à ce qui nous animait à nos débuts : créer des morceaux qui nous inspirent avant tout. » Mais cela ne signifie pas que tout le monde était toujours d’accord. Durant notre échange, ils ne cesseront pas d’argumenter l’un face à l’autre. « Nous avons parfois des approches différentes », admet Rhys. Néanmoins, ce sont sans doute ces approches divergentes qui font la richesse des neuf titres.
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Un enregistrement chaotique et immersif
L’enregistrement de Night Life ne s’est pas fait dans des conditions classiques. Plutôt que d’opter pour un studio traditionnel, le groupe a choisi un environnement plus libre, parfois même improvisé. « Nous avons installé un studio temporaire dans un Airbnb miteux à Londres », raconte Rhys. « Ce n’était peut-être pas notre meilleure idée… La cuisine s’est effondrée le dernier jour, littéralement. Tous les placards sont tombés du mur, brisant assiettes et bocaux juste sur Faris. Peut-être qu’on a poussé un peu trop fort sur les basses fréquences. » Cette période d’enregistrement a aussi été marquée par des observations insolites. « On s’est retrouvés à observer des limaces en train de copuler dans la cour », raconte Faris. « C’est fascinant, elles ont un processus hyper complexe. Elles s’entrelacent en spirale et sortent une sorte de tentacule bleu luminescent… J’ai filmé tout ça, c’était hypnotisant. » Malgré ces aléas, l’approche immersive et intuitive de l’enregistrement a permis au groupe d’explorer de nouvelles directions sonores. « Nous avons expérimenté avec des synthétiseurs analogiques, des percussions live et des traitements vocaux inédits », explique Rhys. « Cela nous a permis d’obtenir un son plus organique, tout en restant fidèle à notre identité. »
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À travers le travail mené avec Geoff Barrow, Paul Epworth, et Craig Silvey, réalisateurs de leurs précédents albums, on peut observer l’évolution de la musique du groupe, de guitares prépondérantes à une domination des claviers. Faris : « Il y en avait déjà sur notre premier album, mais mixés différemment. La transition s’est faite naturellement, influencée par nos écoutes : Radiophonic Workshop, Delia Derbyshire, Silver Apples, Frankie Knuckles… Nous adorons tout ce qui vient de Detroit et de Chicago. On a aussi découvert les Moogs en studio, et ça a enrichi notre son ». Rhys : « On a même repris Your Love de Frankie Knuckles à Glastonbury et en live sur BBC Radio 1. C’était une période où on partageait énormément nos influences ». La rencontre avec Geoff Barrow fut déterminante dans le son du groupe. Alors que les membres s’attendaient à ce qu’ils amènent les démos de Primary Colours (2009) dans l’univers de son groupe Portishead, il leur propose simplement d’en améliorer l’enregistrement. Rhys : « Nous réalisons aujourd’hui que c’était la meilleure décision. À l’époque, nous aurions cru devoir encore améliorer les morceaux, sans voir que nous avions déjà un excellent album – ce que Geoff Barrow, lui, a su percevoir. Cette expérience nous a poussés à autoproduire Skying (2011). Il nous a encouragés à le faire seuls. Nous avons alors collaboré avec Craig Silvey, qui avait déjà coproduit Primary Colours avec lui. Il a aussi mixé Skying, puis Luminous (2014) et enfin Night Life. Retrouver Craig pour Night Life a été un vrai plaisir. Son rôle a été essentiel : en tant que mixeur créatif, il a su disséquer notre travail et apporter une dimension clé au processus de l’album ».
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Une méthode de travail renouvelée emprunte du passé
C’est Yves Rothmans qui a eu la lourde tâche de diriger avec le duo la réalisation de Night Life. Faris : « Yves est d’abord venu à Londres pour une session, qui a marqué le vrai début de l’album. Il a une approche plus moderne et collaborative, en intégrant d’autres musiciens. C’était nouveau pour nous, qui avions l’habitude de travailler à cinq ». Rhys : « Au départ, on n’était que deux dans son studio à LA pendant six semaines. On a fait venir des musiciens, testé de nouvelles méthodes. Ne pas avoir notre batteur a ouvert d’autres possibilités ». Faris : « Yves partage beaucoup de nos influences, mais il sait aussi reconnaître nos forces. Il nous a aidés à canaliser nos idées parce que nous pouvons être assez chaotiques ». Rhys : « Toutes nos démos ressemblaient déjà à du The Horrors, sans forcément en avoir le son. Yves nous a poussés à nous réinventer, ce qui a été essentiel ».
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Night Life, un de leurs meilleurs albums
Avec Night Life, « peut-être qu’il s’agissait de revenir à une approche DIY, aux démos faites à la maison, en oubliant la pression extérieure. Retrouver une manière plus intime de créer, comme à nos débuts, en faisant simplement de la musique et des sons qui nous inspirent », nous explique Rhys avant de poursuivre : « Honnêtement, travailler en studio peut être écrasant. Je ne me sentais pas toujours à l’aise dans un cadre où l’on attend de toi que tu délivres sur commande, comme ce fut le cas avec V (2017). Ce processus m’a offert une autre façon de travailler, plus naturelle pour moi, avec un résultat dont je suis bien plus satisfait. J’ai l’impression que nos premières et meilleures chansons sont nées de cette atmosphère libre et créative. D’une certaine manière, cet album a été un soulagement… parce que, vraiment, oui, c’est l’un de mes albums préférés ». Faris acquiesce : « J’ai l’impression que c’est définitivement l’album dont je suis le plus fier ». Une méthode qui leur a permis d’affiner leur son et de donner plus de place à la voix. « J’ai chanté dans un registre plus bas, ce qui correspond davantage à ma tessiture naturelle. C’est surtout lié à notre façon d’écrire. Avant, on composait tous ensemble en répétition, et pour me faire entendre, je devais soit crier, soit chanter plus aigu. Cette fois, en écrivant à deux, le chant a pu être plus maîtrisé. » Rhys : « On voulait aussi revisiter notre approche vocale. Par le passé, on avait tendance à monter en tessiture, peut-être à tort. Mais pour cet album, c’était la bonne décision. D’ailleurs, sur Primary Colours, la première version de Who Can Say était dans un registre grave, façon Scott Walker, plus crooner. Puis on l’a remontée d’une tierce pour mieux s’intégrer au mix. Mais il y avait quelque chose de cool dans cette première démo, plus profonde et caverneuse. C’est juste une autre approche ».
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Le tracklisting : un casse-tête nécessaire
Choisir l’ordre des morceaux sur un album est souvent un défi. « C’était un vrai casse-tête », avoue Faris. « Un bon tracklisting doit raconter une histoire, créer une dynamique. » Rhys se souvient des débats animés : « À l’origine, je voulais placer Silent Sister en première position, mais Faris trouvait que c’était trop tôt. Finalement, nous avons opté pour une approche plus progressive, avec Aerial en ouverture pour donner le ton ». Faris précise : « Il faut que l’album soit une expérience complète. C’est d’ailleurs ce que je déteste chez Spotify : si tu ne paies pas, tu ne peux pas écouter un album dans l’ordre, ce qui ruine toute la construction pensée par l’artiste ».
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The Silence That Remains, pièce maitresse
Parmi les morceaux les plus marquants de Night Life, The Silence That Remains occupe une place particulière. « Cette chanson a connu plusieurs transformations », raconte Rhys. « Elle a commencé comme une démo électronique, très punk. Puis nous avons ajouté des basses et une batterie live, et tout a pris une autre dimension. » Faris ajoute : « C’était l’une des premières chansons qu’on a envoyées à Amelia (Kidd) pour qu’elle y ajoute sa touche. Elle a immédiatement apporté une nouvelle atmosphère, ce qui nous a permis de réimaginer complètement la direction du morceau ». Les débats sur la production du titre ont été nombreux. « Faris pense que c’est la programmation électronique qui a transformé la chanson, moi, je pense que ce sont les instruments live », sourit Rhys. « On n’est toujours pas d’accord, on en discute encore ! »
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Une tournée attendue avec impatience
Après une longue période sans véritable tournée, The Horrors sont impatients de retrouver la scène. « On va probablement tourner pour le reste de nos vies », plaisante Faris. « Ça nous a manqué. » Le groupe prévoit des dates en Espagne, au Portugal et au Royaume-Uni, mais aussi en France. « Nous jouerons à Paris cette année, c’est certain à 100 % », affirme Rhys.
The Horrors prouvent une fois de plus qu’ils sont en constante évolution, tout en restant fidèle à leur ADN. Night Life marque le retour impressionnant d’un groupe qui a pris le temps d’évoluer. Un album à la fois intense et serein, sauvage et délicat, oscillant entre chaos et harmonie, un univers sonore où chaque auditeur peut s’y perdre et se retrouver, libre de vivre son propre voyage.
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Night Life est disponible via Fiction/Virgin Music Group. En tournée mondiale.
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Texte Lionel-Fabrice Chassaing
Image de couverture Sarah Piantadosi