Le duo américain Tune-Yards revient avec Better Dreaming, un nouvel album aussi personnel qu’engagé, disponible le 16 mai 2025. À travers cette interview, Merrill Garbus et Nate Brenner évoquent sans détour la parentalité, leur processus créatif, l’aspect politique qui traverse leurs chansons, et l’importance de la danse et du mouvement dans leur musique.

 

 

En 2006, Merrill Garbus lance Tune-Yards, un projet musical hors normes qu’elle façonne seule avant d’être rejointe par Nate Brenner. Basé à Oakland, en Californie, le duo s’impose rapidement sur la scène indépendante grâce à des performances scéniques explosives et une signature sonore immédiatement reconnaissable : un mélange détonant d’art pop, de rythmes worldbeat, d’indie pop bricolée et d’esthétique lo-fi. Tune-Yards s’est fait remarquer dès ses débuts par une approche DIY et une grande inventivité sonore, par exemple grâce à leur utilisation de boucles vocales, de percussions bricolées et d’un ukulélé atypique. Leur deuxième album, w h o k i l l (2011), propulse Tune-Yards sur le devant de la scène : acclamé par la critique, il décroche la première place du sondage annuel Pazz and Jop du Village Voice. Un succès critique qui confirme leur singularité autant que leur engagement artistique.

Quatorze ans plus tard, c’est avec Better Dreaming que Tune-Yards signe un sixième album aussi personnel que politique, oscillant entre pop, funk et folk. Le disque, décrit comme leur plus fluide et leur plus dansant à ce jour, est une invitation à l’action collective et à la libération de soi, sans jamais sacrifier la profondeur des thèmes abordés. Merrill Garbus et Nate Brenner y déploient onze titres d’art-pop directe et joyeuse, où chaque morceau est à la fois un cri stylisé et un appel à mouvoir corps et esprit.

Better Dreaming conjugue urgence politique et énergie festive : la danse y devient un acte de résistance, le groove une réponse à l’angoisse collective. L’album évite la facilité du repli nostalgique et propose au contraire une transe lucide, où l’on rêve pour mieux affronter la réalité, d’où le titre, « Mieux rêver ». Les moments de douceur, comme sur Get Through, côtoient des élans plus abrasifs, mais toujours avec une sincérité désarmante. Le projet s’impose alors comme un manifeste pour la joie, la solidarité et la persévérance, même et surtout dans l’adversité.

 

 

L’album Better Dreaming  semble à la fois très personnel et porteur d’un message politiqueComment avez-vous trouvé l’équilibre entre ces deux aspects lors du processus créatif ?

Merrill Garbus : Pour moi, cet équilibre s’est fait naturellement. Il y a des événements personnels qui prennent une dimension politique, même si ce n’est pas forcément évident au premier abord. Vivre dans un corps de femme, par exemple, fait que l’actualité me concerne directement, ou bien elle résonne avec ce que je vis personnellement. Cela s’est donc imposé sans effort : tout ce qui est politique devient personnel. Je n’ai pas eu besoin de forcer quoi que ce soit dans les paroles, car elles sont issues de mon expérience.

 

Il semblerait que le titre de travail de l’album ait été Fight Fascism with Trash Music (Combattre le fascisme avec de la musique trash). Qu’est-ce qui vous a conduit à retenir finalement Better Dreaming ? En quoi ce titre vous paraît-il plus en adéquation avec les thématiques explorées dans l’album ?

Merrill Garbus : J’aimais aussi beaucoup le titre Fight Fascism with Trash Music, mais il donnait l’impression que l’album allait être punk rock, ou du moins très brut. Or, une fois la musique terminée, ce n’était pas le cas. Le mot « trash » évoque quelque chose de très abrasif, ou bien cela pourrait donner l’impression qu’on dénigre notre propre musique. Pourtant, certaines chansons, comme Get Through, ont une douceur qui me semblait importante, mais qui ne collait pas à ce titre. Better Dreaming est un titre qui peut signifier beaucoup de choses différentes. Chaque personne à qui nous en avons parlé y a vu une interprétation personnelle, et cela me plaît : chacun peut s’approprier le sens du titre.

 

L’album aborde des thèmes de libération, d’amour de soi et d’action collective. Comment espérez-vous que les auditeurs se connectent à ces idées à travers votre musique ?

Merrill Garbus : Je me réfère souvent à des artistes comme Coti  (chanteur argentin, NDLA) ou Bob Marley, qui écrivaient des chansons sincères, mais qui avaient aussi pour but de donner de la force à ceux qui les écoutaient. On voit souvent dans l’actualité des gens qui détruisent le monde, mais on parle rarement de ceux qui essaient d’imaginer un avenir meilleur. Pourtant, ils sont nombreux dans tous les domaines. J’aimerais que l’on mette la lumière sur eux, et que l’on pense à ce que la musique peut apporter collectivement : du courage, de l’énergie, de la joie et de l’endurance pour traverser toutes ces difficultés.

 

Votre enfant de trois ans intervient sur une des chansons, Limelight, inspirée par vos danses en famille. Comment la parentalité a-t-elle influencé votre processus créatif ?

Merrill Garbus : En réalité, il ne chante pas, il parle seulement, mais des enfants d’amis chantent sur le morceau. Notre fils réagit très spontanément à nos démos : il danse comme un fou ou demande à changer de chanson. C’est un excellent test pour savoir si la musique fonctionne vraiment, s’il fait bouger le corps. Parfois, il réclame d’écouter encore et encore, mais il y a aussi des morceaux qu’il n’aime pas, comme Better Dreaming, qu’il trouve trop effrayant, ou See You There. Il dit parfois : « Maman, tu chantes trop fort ! » Ce n’est pas le genre de maman qu’il voudrait, mais c’est ainsi.

Nate Brenner : Être parent nous a aussi poussés à adopter l’approche « première idée, meilleure idée », car nous avons moins de temps. Avant, on pouvait travailler tard au studio, maintenant il faut s’arrêter à 16h pour aller le chercher à la crèche. Cette contrainte est finalement positive : on évite de trop réfléchir ou de perfectionner à l’excès. Voir la musique avec un regard plus naïf, comme un enfant, c’est parfois mieux que de la compliquer inutilement.

 

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Vous vivez aux États-Unis. Comment survivez-vous à l’administration Trump lors de ce nouveau mandat ?

Nate Brenner : La première fois qu’il a été élu, nous travaillions sur I Can Feel You Creep Into My Private Life et nous avons été tellement déprimés que nous n’avons pas pu travailler pendant deux ou trois mois. Aller au studio était impossible. Cette fois, je me suis promis de ne pas lui laisser ce pouvoir sur moi : nous avons survécu à son premier mandat, je ne veux pas qu’il m’empêche de créer à nouveau. Je veux écrire nos meilleurs morceaux, quoi qu’il arrive. C’est vrai que la situation semble pire aujourd’hui. C’est effrayant, et je pense qu’ils essaient chaque jour de nous choquer, de nous faire paniquer et de nous rendre impuissants. Mais il faut se rappeler que c’est justement ce qu’ils veulent : que nous ayons peur et que nous nous sentions impuissants. Je pense aussi que, même si nous ne sommes pas les plus vulnérables face à cette administration, nous devons soutenir ceux qui sont courageux, qui continuent à parler et à s’exprimer. Historiquement, ce genre de gouvernement a toujours eu peur de l’art, car il est puissant. Ils essaient déjà de contrôler des institutions artistiques comme le Kennedy Center ou la National Endowment for the Arts, et même de supprimer le ministère de l’Éducation. C’est une destruction systématique de la société.

Merrill Garbus : On a vu à travers l’histoire comment le rap et le hip-hop, dans les années 80, ont été censurés, et comment certains essaient encore d’interdire ce type de liberté d’expression, car elle représente une menace pour les gouvernements autoritaires. Je sais aussi que, de par notre position – être blanc, dans une relation hétérosexuelle, cisgenre – nous bénéficions de nombreux privilèges. Mais on constate aussi, à travers le temps, que ceux qui n’ont pas ces privilèges ont résisté et se sont battus pour affirmer leur existence. Nous avons beaucoup à apprendre d’eux.

 

Justement, votre chanson Heart Break semble servir d’appel à l’action, transformant la douleur en force. Pourquoi ce morceau est-il devenu si central dans l’album ?

Merrill Garbus : Je pense que c’est lié à la question de la survie dans notre pays aujourd’hui. La seule façon d’avancer, c’est de transformer chaque douleur en énergie, au lieu de se laisser submerger. Ressentir la douleur, c’est aussi ressentir son humanité, et donc sa puissance. Pour moi, ce morceau a marqué une vraie avancée : passer du chagrin à l’élan, (« from heartbreak to breakthrough »).

 

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Avec Better Dreaming, vous imaginez un avenir meilleur malgré l’obscurité actuelle. Quelle est votre vision idéale du futur ?

Merrill Garbus : La première chose qui me vient à l’esprit, c’est un avenir durable en relation au changement climatique. Il y a une urgence majeure, mais toute l’attention est accaparée par Trump, au détriment de la planète. J’imagine un futur où l’on danse dans la rue, où l’on profite du soleil après un hiver long et sombre, comme une renaissance. L’idée, c’est d’être simplement là, ensemble, dans un parc, à profiter de la lumière, sans pression de productivité, juste être libre, en sécurité, et pouvoir être soi-même, quelle que soit notre identité.

 

Enfin, qu’espérez-vous que le public retienne de votre album lors de la première écoute ?

Nate Brenner : J’aimerais qu’ils ressentent de l’énergie, qu’ils se sentent dynamisés. Idéalement, qu’ils écoutent l’album d’une traite, immergés, comme on regarde un film, sans se disperser ou vérifier leurs emails. Et surtout, j’espère qu’ils auront envie de danser en l’écoutant.

 

Better Dreaming sera disponible le 16 mai via 4AD. En concert à Paris (La Bellevilloise) le 9 novembre 2025.

 

 

Texte Tiphaine Riant

Image de couverture Eliot Lee Hazel