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Au bord du canal de l’Ourcq, le vent soulève à peine la surface de l’eau. Nous attendons Léo Nivot et Rémi Le Taillandier, les deux membres de Nous étions une armée. Léo apparaît, grand, tout vêtu de noir, silhouette élancée et calme. Rémi ne viendra pas, un contretemps. Dès qu’il s’assoit, une impression se dégage : celle d’un homme traversé par quelque chose de plus grand que lui. Sa parole, dense et rythmée, semble venir d’un même flux que sa musique, une nécessité intérieure, un trop-plein qui cherche sa forme.
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Architecte du groupe, il a trouvé en Rémi Le Taillandier, guitariste, claviériste et manipulateur de machines, son alter ego technique et sensible, l’ingénieur capable de donner corps à ses intuitions. Les deux amis se sont rencontrés au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, au sein de la section Formation supérieure musique et son. Ensemble, ils ont façonné un espace musical qui oscille entre tension et clarté.
C’est précisément dans cette dualité que se dessine toute l’esthétique de Nous étions une armée. Une musique où les mots s’imposent avant de se révéler, où chaque phrase semble précéder sa propre signification.
Faire un album n’allait pas de soi pour Nous étions une armée. Pendant longtemps, Léo, son chanteur et auteur, s’en tenait à des formats courts. « J’adore le format EP. Je trouve qu’on arrive à pouvoir tenir une sorte de cohérence et de ligne sur quatre titres. Pendant longtemps je me suis dit : « Jamais je ferais d’album de toute façon, en plus c’est un format qui est fini, et cela ne m’intéresse pas » ». Mais les morceaux se sont accumulés, liés par une cohérence qu’il n’avait pas préméditée. « Petit à petit, certaines chansons se sont imposées comme appartenant au même monde. A l’évidence, on peut maîtriser cette chose-là et cette durée-là. Mais pendant longtemps, moi ça me paraissait complètement insurmontable. Le jour où on les a écoutées dans le bon ordre, tout a pris sens. »
Cette apparition soudaine d’une forme, ce glissement du fragment à l’unité, ressemble à la manière dont Léo écrit ses textes : par surgissements, avant toute compréhension. « J’ai souvent l’impression que les mots m’arrivent avant moi. Je n’en comprends le sens qu’après coup. Ce n’est qu’en relisant ou en chantant que je réalise de quoi ça parle. »
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Une écriture intuitive, presque médiumnique
Chez Nous étions une armée, l’écriture n’obéit pas à une logique de construction, mais à une forme d’élan rythmique, proche de la transe. « Ce qui sort d’abord, c’est le son des mots, leur rythme, leur mouvement interne. C’est comme si la phrase venait d’elle-même, portée par une pulsation. Ensuite, seulement, je découvre ce qu’elle veut dire. »
Cette relation organique au langage le rapproche d’une conception presque physique de la poésie. « Je suis ultra marqué par Antonin Artaud. Son idée du théâtre comme un lieu de sensations, proche de la danse, proche de la trance… il parlait de « formule magique », je reprends ce terme-là. J’ai envie de revendiquer le théâtre comme l’aurait imaginé Antonin Artaud. Quand j’écris, je ressens quelque chose d’assez proche : ce n’est pas une langue que je fabrique, c’est une langue qui me traverse. » Cette approche instinctive lui permet de toucher à l’essentiel sans chercher à le maîtriser. « Quand je découvre ce que j’ai écrit, j’ai parfois l’impression que c’est quelqu’un d’autre qui l’a fait. Mais en même temps, c’est toujours juste. »
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Trouver le rythme avant le sens
Léo parle souvent du rythme comme du véritable moteur de son écriture. « Que ce soit pour le théâtre, la danse ou la chanson, tout part du rythme. Même quand il n’y a pas de musique, il y a une musique interne. » Composer un album ou une musique de scène relève pour lui du même geste : une écoute du temps. « On cherche la tension juste, le battement juste. On avance à l’aveugle, en suivant cette pulsation. La cohérence, elle vient après. »
Il se décrit volontiers comme « au service de la musique » plutôt que son maître. « J’ai souvent l’impression que ce n’est pas moi qui décide. Ce n’est pas moi qui choisis d’ajouter une guitare ou une rythmique. C’est la chanson qui nous force à le faire. » Cette manière d’écrire « en état d’écoute » se retrouve jusque dans la structure de l’album :
« Il n’y a pas de vrai silence. Même les respirations font partie du flux. C’est comme un film continu, une seule matière sonore ».
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Des mots venus d’ailleurs
Léo ne planifie jamais le sens de ses chansons. « Je ne me dis pas : je vais écrire une chanson d’amour ou une chanson politique. Les mots arrivent, et ils construisent eux-mêmes leur univers. » Il découvre ensuite des constantes : le passé, la perte, la lumière, la trace. « En relisant, je me rends compte que beaucoup de textes parlent d’amour ou de deuil, mais ce n’est jamais volontaire. C’est ce qui s’impose. »
Pour lui, écrire au passé ou au futur, jamais au présent, traduit cet état flottant. « Le passé et le futur permettent de parler d’un monde légèrement déplacé. Ce ne sont pas des temps réalistes. Ils ouvrent un espace entre le rêve et la mémoire. » Cette distance donne à ses chansons une dimension presque mystique. « J’ai le sentiment d’écrire à travers des figures, des fantômes, des absents. Peut-être parce que ce sont des états où la conscience est transformée. Quand on aime ou qu’on perd, la réalité devient poreuse. C’est ça que j’essaie de capter. »
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Sur scène, un espace de transcendance
La scène, pour Nous étions une armée, n’est pas seulement un lieu de restitution : c’est un prolongement vital de l’écriture. « Faire de la scène nous a fait redécouvrir ce qu’on aimait le plus dans la musique : la tension physique, la possibilité de se perdre. » Un contact direct avec le public qui a transformé leur manière de jouer et d’écrire. « Les concerts nous ont ramenés vers quelque chose de plus rock, plus frontal. Des tempos plus rapides, des morceaux plus musclés. »
Mais Léo rejette l’idée d’une puissance conquérante : la scène reste pour lui un lieu de vulnérabilité et de dépassement. « Même quand je crie, je n’ai pas le sentiment d’être fort. Au contraire, je sens à quel point je suis minuscule face à ce que je ressens. Il y a quelque chose de sublime et de terrifiant dans cette expérience. » Cette tension entre fragilité et intensité constitue l’axe central de leur rapport au live, une recherche de transcendance fragile, où chaque chanson devient un moment de bascule.
Ce travail scénique influence aussi profondément sa manière d’écrire. « Jouer en concert m’a appris la clarté. Avant, j’écrivais des phrases très denses, presque surréalistes. Aujourd’hui, j’ai envie que les mots portent immédiatement, qu’ils frappent juste. » Sur scène, le groupe cherche moins à rejouer qu’à réactiver l’émotion de la chanson. « L’album, c’est une adresse intime, presque à une seule personne. Le concert, c’est un corps collectif. L’un nourrit l’autre, mais ce sont deux intensités différentes d’un même geste. »
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Une parole qui résonne avec le monde
Même s’il s’en défend, la poésie de Nous étions une armée possède une dimension politique, au sens large du terme. « Les chansons partent toujours d’un point sombre, mais cherchent la lumière. Pour moi, le pessimisme est un point de départ, pas une fin. » D’où le titre Mais le ciel est sublime, qui pourrait être ajouté à la fin de chaque titre. Sans être militantes, ses paroles laissent la place à une lecture collective. « Certaines chansons ont pris une signification politique quand on les a chantées dans certains contextes. Ce n’était pas prévu, mais c’est apparu. »
Ce rapport à l’extérieur, à ce qui dépasse l’intime, est au cœur de sa démarche. « J’espère que notre musique n’est pas une expression de moi refermée sur elle-même. J’aimerais qu’elle parle du monde, de la nature, du collectif. Que ce soit une manière d’habiter le réel autrement. »
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L’album comme architecture vivante
Pour Léo, faire un album, c’est accepter de laisser la forme se construire d’elle-même. « On n’a pas assemblé des chansons : on a observé comment elles s’appelaient entre elles. On aurait pu faire trois EPs, mais tout tenait ensemble. » Il parle de l’ensemble comme d’un « château de cartes » : fragile, mais nécessaire. « C’est un équilibre de souffle et de tension. L’album s’est imposé à nous, comme un organisme vivant. »
Et cette phrase résume sans doute tout son rapport à l’écriture : « Les mots, la musique, la forme… tout vient d’un endroit que je ne contrôle pas. Mon travail, c’est simplement de les écouter, et d’accepter ce qu’ils veulent dire, même quand je ne le comprends pas encore ».
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L’EP disparu : Oratorio et la mémoire des débuts
Avant les deux EP, Depuis toujours, j’ai l’impression que ma vie est sur le point de commencer et Territoire(s) Perdu(s) et que l’album ne s’impose, il y a eu des premiers essais, des traces aujourd’hui presque introuvables. « En fait, il y avait un tout premier EP qui s’appelait Oratorio (2019, NDLA). Et ensuite, on avait fait une compilation intitulée Pourtant ces lambeaux ont été un trésor pour moi. » Ces disques, tirés à très peu d’exemplaires, ont circulé de manière confidentielle. « On avait fait cinquante CD pour notre tout premier concert au Supersonic à Paris, il y a deux ou trois ans. Et aujourd’hui encore, des gens nous demandent une réédition. C’est fou. »
Les titres présents sur ces premiers enregistrements ne sont disponibles en ligne que sur Bandcamp, « mais je ne sais même plus dans quel ordre on avait fait ça », sourit-il. « Les plateformes ne les ont plus, les CD ne sont plus disponibles, mais à chaque fois qu’on sort quelque chose, certains reviennent avec cette question : “Où est le premier disque ?” C’est devenu une sorte de rareté, presque une légende. » Une rareté qui témoigne surtout d’une époque d’expérimentation, de tâtonnements, et de cette volonté de Léo et Rémi de construire leur propre langage avant même d’en comprendre la portée.
À l’écouter parler, on comprend que chez Nous étions une armée, tout procède d’un même mouvement : chercher à tenir debout au milieu du chaos. Léo observe, écoute. Ses chansons naissent d’une tension entre lucidité et abandon. « On part souvent d’un point sombre, mais on cherche la lumière », disait-il plus tôt. Cette phrase résume peut-être tout.
Il y a dans sa manière d’écrire quelque chose de l’ordre de la fuite et de la résistance à la fois. Une écriture d’urgence, une poésie qui tente de retenir ce qui s’effondre sans se laisser engloutir. Dans ses chansons, le monde se désagrège, mais le regard reste ouvert et tourné vers la lumière. Nous étions une armée n’a rien d’un slogan. C’est un constat, celui d’une génération lucide, désarmée, mais encore capable de voir le ciel et d’y lire, malgré tout, un reste de beauté.
Alors oui, le ciel est sublime. Et c’est peut-être, aujourd’hui, la chose la plus rock qui soit.
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Mais le ciel est sublime est disponible via Nous étions une armée/Modulor. En concert à Paris (Maroquinerie) le 20 novembre 2025.
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Texte Lionel-Fabrice Chassaing
Image de couverture Hugo Margaron
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