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Ce mardi 2 décembre, Joy Crooke investit la mythique scène de la Salle Pleyel à Paris, passage symbolique pour une artiste qui ne cesse d’affirmer sa stature. L’occasion parfaite pour (re)découvrir celle qui fait palpiter la scène soul britannique, avant de prendre le temps de s’immerger dans son dernier album Juniper, sorti en septembre dernier.
Née et élevée à South London en 1998, Joy Crookes est l’enfant d’un père irlandais et d’une mère bangladaise, un métissage qui traverse sa création musicale, désireuse de rendre justice à une Angleterre nourrie par ses communautés. Elle grandit au milieu des sonorités sud-asiatiques, du trip-hop de Bristol (genre musical anglais né dans les 90’s dont sont issus Portishead ou Massive Attack) et du rocksteady (genre jamaïcain situé entre le reggae et le ska) qui arpente les rues de Brixton. Un melting pot qui se traduit en images et donne vie aux clips London Mine et When You Were Mine, où la caméra se fait l’œil d’un photographe humaniste (à l’image d’Ewen Spencer, photographe britannique à qui elle fait appel à plusieurs reprises) captant les visages et les instants de vie des quartiers sud de Londres. La justesse des portraits qu’elle dépeint bouleverse, portée par un regard enthousiaste, éloignant le registre pathétique habituel des descriptions qui leur sont faites.
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La chanteuse britannique puise son inspiration dans un éventail de genres et sculpte une signature sonore évanescente : du soul au reggae, en passant par le jazz, elle s’ouvre à des univers aussi variés que le rap de Kendrick Lamar ou que le folk celte de Sinéad O’Connor. Parmi ses standards, elle cite des icônes aussi marquantes qu’Amy Winehouse, Lauryn Hill ou encore Erykah Badu. Des figures constituantes de son art, sans jamais se heurter à à les imiter. Son néo-soul capture l’esprit de son temps, soutenu par un groove hérité de ses aînées. Elle arbore ainsi une dimension urbaine, sensuelle et politisée, où cordes et cuivres se mêlent aux beats organiques et aux basses épaisses.
Mais avant toute chose, Joy Crookes c’est surtout une voix remarquable, qui nous fait fondre dès les premières notes. Son timbre velouté investit autant la douceur que la gravité, et donne l’impression d’écouter un vieux vinyle (le morceau Brave en est une illustration flagrante). Pour autant, l’artiste ne succombe pas au piège de vouloir nous faire retomber dans une nostalgie complète, puisqu’elle mise sur une alchimie subtile, qui nous retient irrémédiablement sous son emprise.
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La jeune londonienne se fait un nom grâce à une série d’EP remarqués, avant même de s’imposer avec son premier album. On pense évidemment à Influence, sorti alors qu’elle avait seulement 17 ans, faisant pourtant preuve d’une grande maturité artistique. Elle y bâtit les contours de sa création musicale. Le très bon morceau New Manhattan en témoigne, juxtaposant poésie et réalisme, dans une ambiance red-light district à l’inspiration cinématographique. Et comment ne pas parler de Reminiscence, EP qui nous l’a fait découvrir et qu’on aime plus que tout ! Sorti en 2019, l’artiste confirme sa tessiture vocale et fait preuve d’une liberté musicale toujours plus assumée. Man’s World, titre phare, dénote par sa musicalité et son discours, en faisant le constat assertif des injustices et réalités traversées par les femmes racisées dans nos sociétés. Il révèle la témérité de l’artiste, exprimant sans détour ses racines, ses combats, et les questions qui la traversent, transformant son héritage culturel en une force narrative.
« Brown girls never blush »
Extrait de Man’s World : « les filles brunes ne rougissent jamais », faisant référence à la solidité émotionnelle dont doivent faire preuve les femmes d’ascendance diasporique, sujettes à de nombreuses injustices.
Après une performance acclamée sur la chaîne musicale Colors et un troisième EP (Perception), la jeune londonienne se place comme figure incontournable de la nouvelle scène soul au Royaume-Uni. Mais c’est en 2021, après la sortie de son album Skin, que sa carrière prend une toute autre envergure. L’album est très bien reçu par la critique et se hisse parmi d’autres prestigieux adversaires, pour concourir à l’illustre Mercury Prize, qui constitue une reconnaissance majeure au Royaume-Uni. Mais le véritable témoignage de cette ascension, c’est le single Feet Don’t Fail Me Now, qui devient un véritable succès, dépassant les frontières britanniques. Mais pas de quoi intimider la jeune chanteuse, qui ne cesse de prouver son exigence musicale via la réalisation de clips encore plus pointilleux qu’auparavant. Le clip Feet Don’t Fail Me Now démontre le tour de force visuel de l’artiste et de son équipe, qui mettent en scène son héritage et la mosaïque culturelle caractéristiques de la chanteuse.
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Joy Crookes se révèle également sur scène et foule le célèbre Glastonbury Festival en 2022, qu’elle retrouvera plus tard en 2025. Le live ne lui fait aucunement défaut, bien au contraire, ses performances témoignent de la constance de sa voix et de sa maîtrise vocale sur scène. Pas de show millimétré mais plutôt des prestations incarnées, stylisées à l’image de ses clips : on divague entre tenues bangladaises traditionnelles, ensemble de musiciens (trompettistes, guitaristes et pianiste) et décors en briques rouges. Parfois sublimés d’une dimension acoustique, ses lives subjuguent, comme lors de l’ouverture de son concert à la Gaîté-Lyrique à Paris en 2022, où on la découvre seule, interprétant I Don’t Mind à la guitare. Plus envoûtante encore, son interprétation intimiste de Don’t Let Me Down sur la scène du EartH Hackney à Londres.
Face à cela, difficile de ne pas admettre que Joy Crookes coche toutes les cases : artiste complète, elle charme autant par ses morceaux que par l’univers visuel qu’elle façonne, par ses prises de position que par sa présence scénique. Un talent qui force autant l’admiration que la jalousie…
Cela ne nous empêche en rien d’avoir attendu avec impatience son dernier album, sorti en septembre dernier, et d’y prendre immense plaisir à l’écouter. Juniper nous offre toute une palette de musicalités dont on s’abreuve pendant un peu plus de 40 minutes. Il s’ouvre divinement bien, commençant par l’un de nos morceaux favoris, Brave : une entrée en matière dotée d’un texte d’une grande sincérité, mis en relief par une tessiture grave et une sonorité feutrée. Brave prend la forme d’une mise en abîme qui va progressivement monter en intensité, encourageant définitivement à lire la suite.
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À peine le temps de reprendre ses esprits que le deuxième titre rompt totalement avec les codes soul empruntés par la chanteuse londonienne : Pass The Salt marque sa première collaboration rap et navigue sur des sonorités R&B en compagnie de Vince Staples, dont la rédac se souvient pour son très bon album FM!. On y découvre sa voix posée sur un rythme qui lui est inhabituel, une production hip-hop portée par des drum-loop, croisée d’un air funk. Un cocktail étonnant, d’autant plus que le titre sample Requiem pour un con de Serge Gainsbourg. Un morceau phare de l’album, qui revêt autant la versatilité que l’assurance de Joy.
Sans énumérer l’ensemble des morceaux qui composent l’album, sans non plus manquer de vous raconter en quoi Juniper est génial, on a décidé de vous livrer ceux qu’on écoute en boucle. Pour commencer, on s’enivre du titre I’d Know You Kill, endossant une énergie pop supplémentée d’un refrain entêtant, mis en lumière par un clip vidéo quelque peu loufoque, reprenant les codes rétro du cartoon américain. À des années-lumière de cet esprit comique, le morceau Mother : un texte désarmant où Joy Crookes s’adresse directement à sa mère et chante sa rédemption, reflet des séquelles passées d’une relation mère-fille. On a l’impression de ne pas être à l’endroit où l’on devrait être, écoutant secrètement cette mise à genoux de l’artiste, qui nous plonge dans une espèce d’amertume connotée de souvenirs familiaux. Nota bene : comme un bon whisky, ce morceau se consomme avec modération, ou après s’être assuré d’avoir un mouchoir à proximité. Cela s’applique également au clip de Mathematics, qui signe une collab avec le rappeur Kano, dépeignant chronologiquement la romance et la fresque familiale de leur couple fictif. Spoiler : oubliez les happy endings façon Notting Hill, ici, on penche plus du côté de A Star Is Born. Heureusement, on peut réécouter I’d Know You Kill sans s’en lasser, en guise de regain émotionnel.
Mais tout cela n’est que pour une courte durée, puisque le prochain morceau qui attire notre attention c’est Paris. Attisant déjà notre curiosité afin de comprendre ce que Paris peut bien représenter pour Joy Crookes, on y découvre ce que notre capitale lui inspire. Loupé, la londonienne ne parle ni de Tour Eiffel, ni de croissants, pour y décrire la tromperie qu’elle y subit, déclarant « Paris will never, never be the same for me […] Nothing sweet about that ». Paris sert donc de décors aux affaires d’adultère de la relation passée de l’artiste, au travers desquelles elle livre un texte brutal, pour parler de la transformation névrotique d’un ancien amour.
On est tout de même rassuré de savoir que la chanteuse affronte ses démons, et revient tout de même dans notre belle « ville lumière » pour investir la Salle Pleyel. Vous vous en doutez, on y sera, chanceux de ne pas manquer la déclaration d’amour néo-soul qu’est Juniper, portée par la voix résonnante de l’interprète.
Juniper est disponible via Insanity Records/Speakerbox recordings/Sony Music. En concert à Paris (Pleyel) avec Nectar Woode le 2 décembre 2025.
Texte Antoine Caubedec
Image de couverture : droits réservés.
