Étienne Fletcher vient de terminer l’enregistrement d’une émission de télé et nous nous retrouvons en fin de déjeuner alors que la pluie s’abat sur Paris. Son regard, vif et rieur, reflète à la fois la passion et la réflexion.
Artisan de la musique, Étienne passe plus de temps sur scène qu’en studio. Originaire de Regina, en Saskatchewan, qui borde les États-Unis au sud, il est devenu l’une des figures majeures de la scène musicale franco-canadienne de sa génération. Chanteur, compositeur, mais aussi entrepreneur culturel, il incarne cette nouvelle génération d’artistes pour qui la transmission est importante tout en restant attaché à son essence.
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L’aventure Homestead Records : Créer un espace pour les artistes de l’Ouest
Étienne vient d’une province où la francophonie se vit parfois en équilibre fragile. Homme aux multiples facettes — auteur, compositeur, interprète, que ce soit en solo ou avec son groupe Indigo Joseph — il a récemment cofondé Homestead Records avec deux amis musiciens. Son visage s’illumine lorsque nous en parlons : « J’aurais pu t’amener un tee-shirt ! On en a des super beaux avec Homestead en gros au dos. C’est le premier label franco-canadien, une initiative pour créer un lien culturel et donner un coup de main aux artistes de chez nous. Trop souvent, ils doivent aller à Montréal pour percer, alors qu’on pourrait faire bouger les choses ici ».
Structure fondée avec deux autres musiciens, Mario Lepage (Ponteix), et Joël Couture, Homestead Records est plus qu’un simple label : c’est une plateforme de soutien et de diffusion. « On veut être un parapluie, un espace où cohabitent Homestead à l’école, Homestead pour les artisans, et même des échanges entre artistes européens et canadiens. Imagine un musicien français perdu dans les forêts boréales de la Saskatchewan… L’idée, c’est de développer des modèles qui ne dépendent pas uniquement des subventions. Mon mandat est plutôt en direction des lieux culturels. »
Une vision courageuse, d’autant plus que le financement de la culture est de plus en plus instable.
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La musique, une histoire de blondes
Étienne nait dans une famille d’enseignants, son père est anglophone et sa mère francophone, qui « encourageaient l’exploration créative, ils aimaient beaucoup les arts et la culture, mais n’étaient pas musiciens ». La musique arrive dans sa vie au secondaire. « J’avais commencé à composer un peu des trucs au piano pour le plaisir. J’avais essayé la batterie, mais c’était compliqué de faire des mélodies avec cet instrument. Alors je suis revenu au piano. »
Son premier moteur d’inspiration ? L’amour. « Je composais des tounes pour mes blondes de septième année et je leur envoyais. J’avais une blonde à Moose Jaw, à 45 minutes de chez moi. J’ai écrit une chanson sur la distance entre nous. C’était très poétique et très adolescent. »
À l’école, Étienne n’est pas le meilleur élève. Son père, inquiet qu’il décroche, prend une décision radicale : emmener la famille vivre trois mois au Pérou. « J’avais 15 ans. J’ai appris l’espagnol, suivi les cours à la maison. C’était vraiment un tournant pour moi. Moi, qui pensais juste à moi et à mes blondes, j’ai pris un choc culturel. »
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De retour au Canada, il termine l’école et plonge encore plus profondément dans la musique, influencé par la famille Campagne, une véritable institution musicale en Saskatchewan. « Ils ont créé Impact en spectacle, Impact en studio : des résidences où on pouvait enregistrer nos chansons. C’est vraiment grâce à ces trucs-là que j’ai eu la piqûre de la scène. »
Mais l’appel de l’ailleurs est trop fort. Il repart en Amérique Latine avec des amis. Certains rentrent rapidement, lui reste jusqu’à épuiser toutes ses économies. À son retour, la musique s’impose comme une évidence. « J’ai formé Indigo Joseph peu après, en me disant que ça allait être mon grand projet. »
Tout d’abord anglophone, le groupe évolue vers un son bilingue avec leur dernier album en date Collages en 2014. « C’était un projet qui me tenait à cœur, mais on a mis pause pour des raisons de santé mentale. Pourtant, récemment, on a rejoué et l’accueil a été incroyable. C’est libérateur de jouer dans un collectif, de partager la création. »
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Entre Indigo Joseph et la carrière solo : trouver l’équilibre
Cette pause imposée laisse un vide. Étienne ne peut se résoudre à arrêter. « Je voulais continuer un truc en musique, je n’étais pas sûr si c’était côté solo. Étienne Fletcher, je n’aimais pas trop ça. Mais un autre groupe, ça me plaisait. J’ai travaillé quelques textes. Un an plus tard, je faisais un cabaret. J’étais artiste invité pour un gala francophone. » C’est là que Guillaume Ruel, fondateur d’une agence canadienne de spectacles, le repère et le convainc d’entamer une carrière solo. En 2021, Entre-deux, son premier album, voit le jour avec cet incroyable titre Jeu de mémoire.
Aujourd’hui, il jongle entre sa carrière solo et la résurrection d’Indigo Joseph, avec l’objectif de sortir un album en 2026. Mais ce retour aux racines rock le fait réfléchir sur son évolution musicale. « Quand j’étais dans Indigo Joseph, je rêvais d’un concert assis, nuancé, à l’opposé de l’énergie brute qu’on avait sur scène. Maintenant que j’ai mon show solo plus posé, je me dis que ce serait cool d’avoir un ampli à 6 ! »
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Kuai O’o : Un album en quête de résonance
Son nouvel album, Kuai O’o, sorti récemment, porte un titre évocateur inspiré d’une histoire d’oiseau hawaïen.
« Un ami qui est allé à Hawaï m’a rapporté qu’un ornithologue a enregistré un chant d’oiseau inconnu dans les années 70. En rentrant, il a appris qu’il s’agissait du dernier de son espèce, chantant du matin au soir pour un compagnon qui ne viendrait jamais. J’ai vu là un lien avec ma propre quête en tant que francophone des prairies, ou même avec notre condition humaine face à la technologie. J’ai pris le chant de cet oiseau-là et j’ai écrit la chanson dans la même tonalité. Cet album, ce n’est pas un projet formaté pour la radio, mais un disque qui pousse à réfléchir. On écoute beaucoup de choses, mais on parle de rien. Je commence à voir que peut-être c’est ça ma vocation, d’un entre-deux, bon pour les oreilles, mais aussi qui a de la matière à réfléchir. Je le dois aussi à ma communauté. Si je suis pour créer en français, que ce ne soit pas juste écrit pour être écrit en français. »
Un album court de sept titres qu’il a mixé pendant sa tournée live, se déplaçant avec tout le matériel nécessaire afin de le livrer dans les temps pour des raisons de financement. Mais aussi, un choix assumé, qui illustre bien sa manière de créer : dans le chaos, avec des échéances comme moteur. « Je me fixe des deadlines. Sinon, je pourrais peaufiner un texte à l’infini. Mais j’aime que mes chansons portent un message. Pour moi, un texte en français doit avoir du sens, pas juste être une traduction. »
Étienne s’est entouré pour Kuai O’o de Mat Vezio (batterie, voix), Sean McCannell (guitare, voix), Neil Robinson (basse, voix), Madison Nicol (guitare, clavier, voix additionnelles, ingénieur du son). Enregistré en partie au Bad Apple Studios de Régina, ce deuxième album est une véritable réussite, offrant certaines des plus belles compositions qu’Étienne Fletcher ait produites jusqu’à présent, particulièrement Berceuse pour Riel, avec son piano aérien mêlé à ces voix d’enfants. Entre folk, blues et influences alternatives, Étienne privilégie un son acoustique réalisé avec de véritables instruments. Le premier extrait porte ses racines bilingues. « Precious Company m’est venu en anglais. Je ne voulais pas la traduire. L’autre chanson qui me tient à cœur sur l’album est Les poètes, et notamment le refrain, où je chante “On a plus à apprendre de nos poètes que de nos politiciens”. Je ne sais pas si ça va être bien reçu. »
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L’avenir : Entre scène et transmission
« Depuis la dernière année, c’était une bonne run, quand même. Pause Guitare, trois tournées. » 2025 sera à l’image de l’année qui s’est achevée avec une tête d’affiche au Festival Pause Guitare à Albi ; qui accueillera entre autres Franz Ferdinand. « Franz Ferdinand, c’était le premier billet que j’ai acheté à Saskatoon quand j’avais 14 ans. C’est un des petits clins d’œil de l’univers. »
Avec une carrière qui s’épanouit entre tournées en France et développement de Homestead Records, Étienne garde les pieds sur terre. « Je veux continuer à accompagner des jeunes, à créer du lien. Homestead, ce n’est pas qu’un label, c’est une vision. Et être artiste aujourd’hui, c’est porter plusieurs chapeaux. J’ai plein d’amis qui perdent l’espoir dans l’industrie. L’algorithme travaille, voilà où on est rendu. C’est un défi constant de trouver le bon équilibre, de faire entendre notre vision tout en restant réalistes. Il faut croire en l’humain. »
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Entre musique et vie de famille : un équilibre à trouver
« J’ai une petite famille à la maison aussi. J’aime ça, être papa, j’aime ça être à la maison », confie-t-il avec une touche de douceur dans la voix. L’ombre d’un sourire se dessine lorsqu’il parle de la gestion du quotidien. Pour lui, le défi a toujours été de convaincre sa femme que la musique pouvait être une véritable carrière. « Si je suis pour céder 60% des retours financiers pour un label, à un moment donné, elle va me regarder, elle va dire : “Ouais, c’est bien charmant tout ce que tu fais, mais à un moment donné… C’est bien, mais cet argent-là, ça serait bien qu’on le gagne nous”. C’est très compréhensible. Elle fait beaucoup de sacrifices pour que je puisse aller en tournée, et la moindre des choses, c’est qu’à la fin de la journée, il y a un petit retour où c’est moi aussi qui contribue. »
Étienne raconte la plaisanterie qu’elle lui lance : « Tu sais, moi je vais aller prendre ma retraite un jour, puis toi tu vas continuer à travailler, puis je vais me trouver un copain au Mexique, je t’enverrai une carte postale ». Un sourire s’échappe, mais derrière cette plaisanterie se cache une vérité brute : il évolue dans un univers sans filet de sécurité, où la stabilité financière n’est jamais acquise. « Et c’est correct, il y a une beauté là-dedans. Je veux travailler pour toujours, d’une façon ou d’une autre, mais d’un autre côté… La création, ça n’arrête pas. »
Étienne semble apaisé dans cette dynamique d’indépendance. « Ce qui me motive, c’est la beauté des rencontres, la vie elle-même, qui nous donne les histoires à raconter », conclut-il avec un regard tourné vers l’avenir. Pour lui, cette quête artistique, bien qu’imprévisible, reste la plus belle aventure.
Étienne Fletcher est un peintre du quotidien. « Merci, c’est très beau. En plus, je suis nul en peinture, donc ça me rassure que je peux avoir le titre peintre à quelque part. » C’est peut-être ça, finalement, son rôle : écrire des choses simples qui parlent aux gens. Et il est clair qu’il y réussit à merveille. Étienne Fletcher incarne une quête permanente de sens, entre indépendance créative et défis personnels. Plus qu’un simple artiste, il se veut porteur d’une vision collective.
Il se dégage de l’univers d’Étienne Fletcher quelque chose de résolument touchant. De douces égratignures dans la voix, des mots pour traduire nos instants d’entre deux.
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Kuai O’o est disponible via Étienne Fletcher (autoproduit).
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Texte Lionel-Fabrice Chassaing
Image de couverture Michelle Fletcher
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