par EVA BOUILLON

Sous couvert d’une volonté multiculturaliste, les dernières productions culturelles révèlent une France qui rêve d’une banlieue disparue. Exemple de l’effondrement d’un mythe autour du 93 – et d’un renouveau là où l’on ne l’attendait pas.

À la Fashion Week de Milan, Damir Doma expose sa nouvelle collection capsule, en collaboration avec Lotto. La marque – comme bon nombre de ses comparses – se lance ainsi dans le sportswear. Esthétique désormais adulée du prêt-à-porter de luxe, elle revisite bobs, hoodies et joggings au nom d’une mode rétro de la fin du millénaire. Tendance que l’on retrouve notamment dans la garde-robe des personnages des clips de The Blaze, banlieusards d’une autre époque, puisque habillés en survet’ intégraux et Nike requins. Même modèle de héro pour leur clip “Territory”. Très stylisé, il dresse le portrait du voyage d’un jeune homme banlieusard en route vers son Alger familial. On assiste aux retrouvailles, à la prière sur les toits, à la course effrénée de jeunes hommes torses nus sur la plage (les amateurs d’orientalisme diront “chaleur”), après avoir fumé la chicha. Problème ? La vidéo a été accusée d’appropriation culturelle, sur fond de fétichisation et de classisme, notamment dans l’article de Mohamed Squalli sur Medium.

Intention réaliste identique dans le film Divines, d’Houda Benyamina (2016), qui superpose fantasmes à la fois exotifiants et précaires sur fond de bâtiments brutalistes. Produit misérabiliste et blédard tenant compagnie à Swagger d’Olivier Babinet et à Bandes de filles (2014), au sein d’un genre (interrogateur) nommé “film de banlieue”. Sa récurrence et son succès dévoilent un fétichisme omniprésent – tombant facilement dans des clichés dégradants – envers des individus devenus des personnages littéralement définis par leur milieu géographique et/ou leurs origines “café au lait”. Or, la banlieue est loin de se résumer à une chronique de faits divers. La preuve avec Saint-Denis : “Cette commune ressemble plus à Brooklyn qu’à Molenbeek”, dixit le maire Laurent Russier. Autrefois le bastion de NTM, la ville s’embourgeoise depuis quelques années, et compte d’innombrables initiatives et monuments culturels incontestables. Mais selon Jean Cocteau, “le mythe est un mensonge qui dit la vérité”. Retour donc, sur une banlieue plus éloquente (malgré elle) sur les fantasmagories qu’elle inspire, que sur son vrai visage.

Saint-Denis 1998 : attraction-répulsion

Dans le champ cinématographique, la fascination commence dès 1995, avec La Haine de Matthieu Kassovitz. Réalisé à la suite du meurtre de Makomé M’Bowolé tué dans un commissariat, le film est peu à peu connoté comme le récit-témoin exact des banlieues. Débarque au même moment, d’autres oeuvres artistiques – dans le rap entre autres – faisant écho à la situation ambiante (chômage, racisme, violences policières). Mais récupérées pour en faire un terreau de projections fictives, les maux décrits achèvent de jeter un stigmate sur ces “non-lieux”, selon la formule de l’anthropologue Marc Augé. Carole Milleliri, enseignante en cinéma à l’université de Paris 10, nous explique : “la spécificité de ces films réside dans la prise en compte nouvelle de la diversité ethnique et des conséquences sociales d’une pluralité de plus en plus visible à cette époque” et ceux-ci sont donc longtemps perçus comme “des documents pour mieux comprendre la vie des habitants des grands ensembles (…) Mais la validité de cette vision est rarement remise en cause par la critique”.

La Haine (1995) de Mathieu Kassovitz
La Haine (1995) de Mathieu Kassovitz

La mode, elle, tente au début de fuir les individus qui promeuvent pourtant leurs vêtements : “dans les années 90, Lacoste snobait Ärsenik et n’assumait pas d’habiller toute une génération de banlieusards”, explique Marine Desnoue, journaliste de mode. “Actuellement, elle développe une ligne bis plus urbaine – Lacoste Live – et revisitait récemment avec Supreme ses classiques de l’époque (sweats, survêt, casquettes …)”, raconte-elle. “La tendance s’est vraiment vulgarisée dans les années 2000, quand la mode a massivement cherché à paraître plus décontractée”.  Appropriation culturelle ou démarche sincère de visibilité ? “Pour certains, il s’agit surtout de chercher à s’encanailler, pour paraître cool. Ils fantasment et exotifient ce qu’ils ne connaissent pas vraiment. C’est du folklore pour amuser les bourgeois, à des fins mercantiles”, analyse la journaliste.

Saint-Denis 2018 : la France du futur

Très loin de l’imaginaire “caillera” (terme des plus problématiques d’ailleurs; le mot d’origine, “racaille”, désignant une “populace méprisable ; une catégorie de personnes considérées comme viles” selon le Larousse), Saint-Denis s’impose dans le paysage francilien, comme une valeur culturelle sûre. Elle abrite le fameux Stade de France — imprégné de l’empreinte indélébile de la victoire de 98 —, ainsi que la cité du cinéma fondée par Luc Besson et auto-proclamée « Hollywood sur seine ». Par ailleurs, la Basilique cathédrale de Saint-Denis — joyau de l’art gothique — renferme la sépulture des rois de France. Sans compter l’ancienne université de Vincennes-Saint Denis — de nos jours mieux connue sous le nom de Paris 8 — réputée pour avoir révolutionné l’enseignement supérieur en mettant au programme de nouvelles matières, enseignées par d’éminents professeurs, tels que Deleuze ou Foucault. Les premières études de genre en langue française y ont en effet vu le jour. Elle est aussi le terrain privilégié d’études post-coloniales, de thèses de littératures francophones ou de spécialisations en féminisme intersectionnel — des domaines encore absents des grandes écoles. Sans oublier le concours d’éloquence annuel Eloquentia, visant à élire le meilleur orateur du 93, et qui est le sujet principal du film À voix haute, sorti l’année dernière.

Ainsi, la banlieue est abonnée malgré elle aux refrains condescendants et misérabilistes, cristallisant tous les mythes fallacieux entretenus pour et par une audience en dehors de ses murs. Néanmoins, un discours alternatif s’émancipe aujourd’hui de ces narrations figées, topos avérés de stéréotypes racistes et classistes. Le verbe plus acéré qu’une bande-annonce du film Les Kaïra, elle n’a pas fini de trouver sa voie et de s’imposer, même là où elle n’était pas bienvenue. Qui sait, peut-être que Chanel invitera aussi NTM à son défilé Haute Couture, après PNL, pour un show façon “Seine Saint-Denis Style”.