IN MEMORIAM
Au-delà de l’impact colossal de David Lynch sur le 7ème art, cet artiste visionnaire à l’univers si personnel qu’immédiatement identifiable s’est exprimé de bien des façons, ce qui fait de lui un touche-à-tout singulier dont l’héritage est multiple et protéiforme. Au-delà du cinéma, sa créativité a laissé son empreinte dans la mode, les arts visuels et plastiques, la photographie, mais aussi la musique.
La musique est au cœur de son art, c’est grâce à elle qu’il laisse son imagination vagabonder et révéler son univers. Elle est l’essence même de sa démarche créative, elle l’imprègne et nous imprègne également. « La musique est une chose étrange. Elle agit sur le cerveau et le cœur. Elle entre en nous et tout un tas de chose commencent à se produire. Souvent, elle forme des images et des scènes, c’est comme un cadeau », David Lynch cité par Pitchfork.

La musique, personnage principale de son art
La patte cinématographique de David Lynch doit énormément au rôle, plus que central, de la musique, véritable personnage qu’il intègre dans ses films afin de leur donner une aura particulière, un supplément d’âme qui crée une atmosphère unique et inimitable. C’est, d’ailleurs, ainsi que l’on reconnaît ses œuvres : la musique y est au centre, elle en est l’architecture. Cela va bien au-delà d’un attrait du cinéaste pour la musique, David Lynch et la musique ont un lien indomptable, presque surnaturel, comme si les deux étaient liés par une force divine et spirituelle. Chez Lynch, la musique ne se définit pas par une simple mélodie en harmonie ou d’une conjugaison d’instruments jouant de concert, la musique englobe toute chose auditive allant ainsi d’un simple bruit de moteur, aux voix et aux respirations qui la scandent, du rythme d’un café coulant, aux vents et à la pluie. Tout cela c’est de la musique et c’est ce que David Lynch s’attache à nous démontrer dans ses œuvres. Au cours de ces décennies de réalisation prodigieuses et innovantes, il n’a pas seulement modifier notre perception et notre manière de regarder un film mais il nous a surtout appris à les entendre, les écouter, les ouïr.
La musique au cœur du processus créatif
Il est indéniable que David Lynch est un cinéaste du son autant que de l’image car avec lui, les deux vont de pair, et il est important de souligner que la photographie de ses films prend également souvent sa source dans la musique. Lynch déclarait en 2002 au média Télérama « La musique m’inspire souvent quand j’écris. Elle fait naitre des images », c’est donc grâce à elle et avec elle que Lynch crée et façonne son esthétisme. La musique et l’auteur fusionnent et bâtissent ensemble l’art Lynchien. Ainsi, dans son premier long-métrage, Eraserhead sorti en 1977, David Lynch s’est aventuré, aux côtés de son collaborateur Alan Splet, dans l’univers du design sonore. Pendant plus d’un an, ils ont exploré des techniques de bruitage non conventionnelles, façonnant des paysages sonores sombres et envoûtants qui ont contribué à créer l’atmosphère unique du film. C’est sur le tournage de Blue Velvet sorti en 1986 que Lynch rencontre son alter-ego créatif, Angelo Badalamenti avec qui il collaborera jusqu’en 2022, date du décès de ce dernier. En effet, les deux hommes se complètent parfaitement, ensemble ils forment une sorte de clair-obscur inventif, cette alchimie peut d’ailleurs s’avérer déroutante pour les musiciens qui se retrouvèrent à jouer à leurs côtés. Lors d’une des sessions, un batteur dit : « Chaque fois que je viens à une session de David et Angelo, je joue à deux tempos : lent et inversé ».

David Lynch au service de la musique
Depuis le début de sa carrière cinématographique, la musique est au service de David Lynch mais à partir des années 2000, l’artiste se penche et se concentre davantage sur les autres formes d’art qu’il affectionne, notamment la musique dont il élargit l’usage au-delà du champ de ses films. En effet, il décide de mettre sa conception et sa vision unique de la musique au service d’artistes émergents et s’essaie également à la réalisation d’albums personnels. En 2010, il sort deux titres, I Know et Good Day Today, aux tonalités électro, poétiques et aux rythmiques à la fois lentes et entraînantes qui s’entremêlent pour former un tout singulier et incomparable. Or, pour la réalisation du clip, on aurait pu s’attendre à ce que Lynch soit à la manœuvre et nous offre une nouvelle œuvre personnelle qui nous replonge dans son univers visuel, mais là encore, l’artiste arrive à nous surprendre ; Lynch va lancer un concours destiné à des vidéastes amateurs pour la réalisation de son premier clip musical. C’est Arnold de Parscau, à l’époque âgé de 22 ans et étudiant en cinéma à l’Esra de Rennes, qui remporte le concours mondial lancé par le cinéaste.
Sur ce premier album intitulé Crazy Clown Time, sorti en 2011, David Lynch offre des morceaux qui semblent tout droit sorti de l’univers de ces films, auxquels il ajoute avec une justesse déconcertante, des sons électro et rock qu’il définit comme du blues moderne.
C’est avec un second album sorti en 2013 que David Lynch s’associe à la chanteuse Suédoise Lykke Li, de cette collaboration naitra I’m Waiting Here, morceau envoûtant et magnétique et cette fois-ci, c’est Lynch qui réalise le clip tout aussi captivant et ensorcelant que la musique et que la voix vaporeuse et douce de la chanteuse. Le clip est d’une simplicité déconcertante, un plan fixe d’une route capturé par l’œil d’une voiture qui semble nous emmener vers une destination secrète et mirifique. Suite à l’annonce du décès de David Lynch, la chanteuse Suédoise lui rend hommage sur son compte Instagram et parle de leur rencontre : « J’ai rencontré David Lynch lorsque j’ai emménagé à Los Angeles et il a changé ma vie. C’est lui qui m’a initié à la méditation et ça m’a sauvé la vie. Il est l’une des nombreuses raisons pour lesquelles j’aime Los Angeles, ce n’est pas un endroit, c’est un état d’esprit ; un ashram pour les rêveurs, les artistes, les mystiques, ceux qui comprennent, comprennent. C’est navrant d’entendre ce départ cinématographique symbolique. Je chérirai pour toujours nos rencontres et ta sagesse ».
David Lynch et Chrysta Bell, un électrochoc artistique
« En m’ouvrant la porte de sa maison le jour de notre rencontre, il avait les bras si grands ouverts, il était si chaleureux… Nous nous sommes assis dans son salon, il a écouté ma démo, et au bout de quelques instants, il m’a demandé : « Tu veux qu’on écrive un morceau aujourd’hui ? » Je n’oublierai jamais ce jour. » C’est ainsi que Chrysta Bell décrit sa rencontre avec David Lynch dans les années 2000. Quant à lui, Lynch est, dès sa rencontre avec la belle Bell, fasciné par sa manière d’être, sans filtre et par l’aura qui émane d’elle. « La première fois que je l’ai vue jouer, j’ai pensé que c’était une extra-terrestre. La plus belle des extra-terrestres », c’est ainsi que Lynch se souvient de sa rencontre avec la chanteuse. Dès le jour de leur rencontre, les deux artistes se lient grâce à l’amour commun qu’ils ont pour l’art et la musique, c’est un réel coup de foudre artistique. Lynch confiera à Bell un des morceaux de la bande sonore de Inland Empire sorti en 2006, ensemble ils écriront Polish Poem porté par la voix veloutée de Chrysta Bell.
Cette première collaboration est, pour les deux artistes, une évidence, ils ont dès lors le devoir de continuer à travailler ensemble. Bell devient la muse de Lynch et Lynch devient le mentor de Bell. David Lynch produit ainsi le premier album de la chanteuse This Train sorti en 2011 que les deux artistes ont pris dix ans à élaborer et peaufiner. Sur la pochette de l’album, une photo de la chanteuse aux allures de vamp romantique avec sous l’œil de Bell, un cœur dessiné au-dessus du prénom « David », un clin d’œil à leur collaboration et leur amitié.

En 2016, Chrysta Bell sort Somewhere in the Nowhere, son premier EP toujours produit par Lynch, avec cet EP, les deux artistes affirment leur univers mêlants poésie, étrangeté, harmonie et mysticisme. En 2024, David Lynch et Chrysta Bell se retrouvent de nouveau pour l’album Cellophane Memories, dont sort d’abord un premier single Sublime Eternal Love accompagné d’un clip réalisé par Lynch dans lequel Bell apparaît envoutante sous trois facettes : spectrale, insaisissable et vaporeuse. Cet album, sorti le 2 aout dernier sera la dernière collaboration de Lynch et Bell, Cellophane Memories clôturera sans le savoir cette alliance artistique. Bell rend, elle aussi, hommage à son ami et son mentor sur son compte Instagram, à son image, elle partage un texte poétique et doux : « Quelques instants après avoir appris son décès, j’ai vu un cardinal bondir dans l’arbre devant ma fenêtre. Une touche de rouge éclatant au milieu du paysage hivernal gris et brun du Texas. L’oiseau volait joyeusement, je l’ai vu sortir trois fois de l’arbre tout en faisant ses besoins d’oiseau. Cela m’a apporté un immense réconfort dans mon désespoir et je voulais partager cela au cas où cela vous apporterait également du réconfort », elle partage également une photographie lourde de sens, prise par Edie Sunday sur laquelle on voit la belle Chrysta Bell de profil, un léger sourire aux lèvres avec en face d’elle un hologramme de David Lynch la regardant dans les yeux, lui aussi avec le sourire aux lèvres.

Lynch et la musique, la collaboration artistique
À l’image de ces films dans lesquels elle fut un fondement central et un pilier créatif, la musique est la clé de voute de l’univers lynchein, elle fut à l’origine de multiples rencontres et collaborations, propice à développer son esthétique novatrice et son univers personnel. Grâce à la musique, le cinéaste a réussi à faire du cinéma un art allant par-delà de l’image, du scénario et des acteurs, il a permis au cinéma de developper une sorte d’arrière plan qu’est la musique. Pour cela, il y est allé franchement en donnant à la musique une place centrale à son art. « Le cinéma, c’est un désir très fort de marier l’image au son », affirmait Lynch à Studio Magazine en juin 1992. La musique est un art qui doit se répandre et s’entendre, un cadeau auditif qu’il ne doit pas resté muet. Cet héritage sonore est une fenêtre et une clé pour entrer dans le monde de David Lynch, on ne peut que vous inviter à le (re)découvrir.
Texte Charlotte Langeois
Photo en couverture Josh Telles