Après un Kala répétitif, M.I.A. revient avec cet extraor- dinaire Maya, moite et rageur, qui emprunte aussi bien au grime qu’au post-punk. Le lendemain de l’incident du New York Times (la chanteuse s’était violemment énervée après une interview à charge), on a voulu aller vérifier les propos de notre confrère. Rencontre, donc, avec la prétendue paranoïaque pro-terroriste qu’on nous avait jusque là vendue.

Tu as construit ce disque de manière très circulaire : il y a beaucoup de boucles, les paroles sont répétées comme des mantras ou des slogans… Bref, on a l’impression d’une scansion, d’un martèlement. Je me demandais donc quel message tu voulais faire passer avec un tel acharnement?

L’idée était de construire un disque inattendu. Aujourd’hui, la musique peut être tellement prévisible ! Elle se construit de manière presque scientifique. On peut décréter facilement : « tiens, je vais pondre le tube absolu, parfaitement marketté, que tout le monde s’arrachera et qui sera playlisté de partout ». Moi, j’avais envie d’exploser les formats classiques de la pop et de complexifier ce système purement mercantile.

Ça donne un disque plus radical, plus agressif que tes précédents opus.

Oui, car je ne voulais pas me laisser aller à la facilité de faire quelque chose de purement sucré, maintenant que j’ai acquis un certain savoir-faire « pop ». J’ai tenté de me débarrasser de la structure classique de cette musique.

Pourtant, « XXXO » est la chanson pop parfaite, parfaitement taillée pour les charts estivaux…

Quand ma mère m’a dit qu’elle adorait cette chanson, j’ai compris l’impact qu’elle aurait et comme elle pourrait marcher auprès du grand public. La première version, produite par Blaqstarr, était pourtant plus aride : down tempo, avec des sons un peu crades, très L.A… Quand j’ai fait écouter cette version autour de moi, les réactions ont été unanimes. Mes amis se sont exclamés « Ouah, c’est la meilleure des chansons R’n’B au monde !  »et puis,peu àpeu, elle a viré plus pop. Mon entourage est monté au créneau : « Quoi ! Mais ce n’est pas du tout ton style, ça n’a rien à voir avec ton univers ! ». Mais ce qu’ils n’ont pas compris c’est qu’il faut savoir, pour être libre au sein de l’industrie du disque, parler son langage. c’est le « XXXO » : quelque chose que celle-ci peut comprendre.

Dans Born Free, tu chantes « the higher you go, you feel lower » : c’est ce que tu ressens par rapport à ta carrière, aujourd’hui ?

Pas vraiment : j’ai surtout voulu exprimer un sentiment général sur l’attitude des gens lorsqu’ils connaissent une certaine forme d’ascension sociale. La prise de pouvoir s’accompagne souvent d’une perte de moralité.

Tu as participé au nouvel album de Christina Aguilera…

Oui, je lui ai écrit une chanson pour pouvoir faire mon disque. Que je t’explique : je voulais absolument Blaqstarr sur mon album. Je suis donc allée le trouver directement chez lui. Il m’a répondu qu’il n’avait pas le temps de s’occuper de moi parce qu’il avait déjà l’album de Christina en cours. Alors je lui ai proposé mon aide, histoire qu’il avance et qu’il puisse s’occuper de moi. Et puis, sans mentir, faire chanter quelqu’un qui a les capacités vocales de Christina, ça m’excitait à mort !

Au final, cet Elastic Love par Aguilera sonne comme du M.I.A. : j’étais même convaincue que tu faisais un featuring dessus !

Je te raconte pas, quand ils sont venu à la maison me faire écouter le rendu ! On était dix amis, ça nous a fait flipper, cette ressemblance. c’est presque anglais !

Ce n’était pas trop dur de bosser avec Diplo, étant donné que vous avez été ensemble assez longtemps ?

Il n’a fait qu’une chanson, donc ça allait. Mais oui, ça a été la plus compliquée de l’album ; pas tant à cause de notre histoire que parce qu’il a des idées très arrêtées sur la musique et sur ce qu’il veut obtenir. Il n’a donc vraiment pas une approche expérimentale or, moi, je voulais me mettre en danger sur ce disque. « Tell Me Why » est une chanson solide, certes, mais aussi trop stable, trop constante à mon goût. il n’y a pas cette folie dont j’ai besoin… Ça me paraît standardisé comme de la world music, tu vois ? Lorsque j’ai travaillé avec Rusko, on a eu cette magie, cette audace…

Tu as une idée de ce à quoi ressemblera ta tournée ?

(Rires) Je ne veux pas trop en dire pour ne pas me faire piquer mes idées par Lady Gaga. Mais je voudrais quelque chose de très dionysiaque, qui exacerbe chez les gens le sentiment d’avoir le pouvoir, de participer à ce qui se passe.

Tu comprends la polémique autour de la vidéo de Born Free ?

Je la trouve intéressante. Il y a un an, je postais sur twitter la vidéo sri lankaise d’une exécution du peuple tamoul : des hommes nus, pieds et poings liés, qui se prennent une balle dans la tête…
Et rien. Pas une réaction. Personne de choqué. Et voilà qu’on sort cette vidéo, et tout le monde s’offusque ! c’est révélateur, à mon sens, de la porosité des frontières entre réalité et fiction pour le public, aujourd’hui. c’est le défaut d’internet : on ne sait plus distinguer les images véritables des images fabriquées, il n’y a aucun filtre, tout est nivelé…

Ne penses-tu pas que c’est surtout une forme d’hypocrisie ? Après tout, prendre parti contre une vidéo provocante ne mange pas de pain et n’est pas très impliquant.

Sans doute y a-t-il de ça… ca ne change rien aux effets négatifs qu’a ce genre d’attitudes indifférentes, quelles qu’en soient les motivations : ça conforte les gouvernements dans l’idée qu’ils peuvent agir n’importe comment sans que l’opinion publique ne s’en émeuve.

Tu as vu le film dont Romain Gavras s’est inspiré pour Born Free, Punishment Park ?

Oui, il me l’a montré après que je lui ai parlé du sri Lanka, et de comment le gouvernement avait parqué mon peuple, le peuple tamoul, dans des camps durant la guerre, et de comment tous les éléments jeunes, sains et en colère, tous les individus potentiellement « subversifs » ont été « déplacés » dans un autre camp mystérieux d’où ils ne sont jamais reparus… Alors, oui, il m’a montré Punishment Park.

Et alors que cette guerre avait cours, dans la presse, à chaque fois qu’on a abordé tes origines, c’était pour parler de ton présupposé sou- tient aux Tigres mais jamais pour aborder la question des populations civiles prise entre les feux du gouvernement et des rebelles Tamouls…

Aucun journal, effectivement, du New York Times à la BBC : ils s’en sont tous lavé les mains. On me réduisait sans cesse à ça : « Elle parle pour les tigres… » Mais non, je parlais des civils. des gens normaux. Qui sont morts.

Ne penses-tu pas que le fait que tu abordes fréquemment des tenues aux imprimés tigrés et que tu joues avec cette imagerie para a attisé les rumeurs, concernant ton appartenance aux Tigres ?

Si tu penses ça, tu épouses déjà une logique raciste. ce n’est pas mes tenues qui posent problèmes : c’est le fait qu’elles soient portées par un tamoul. Si mes collants sont un motif suffisant pour m’accuser de terrorisme, c’est que nous vivons dans un monde malade, c’est que derrière chaque tamoul se cache un terroriste.

Pourquoi as-tu quitté l’Angleterre, bébé, pour le Sri-Lanka ?

À cause de mon père, qui faisait partie du mouvement EROs (Eelam Revolutio- nary Organisation of students), un mouvement indépendantiste qui a été dissout en 1986 au profit des tigres. Enfant, je ne savais pas qui il était, vu qu’il ne vivait pas avec nous : il nous a lâché au milieu de nulle part et a tracé sa route. La politi- que, je ne m’en suis pas souciée jusqu’à mes 7 ans, soit jusqu’au début de la guerre, quand l’armée a débarqué dans mon village pour savoir où il était.

Drôle d’enfance…

Au sri-Lanka, tu te maries et c’est pour la vie : imagine le regard qu’on a porté sur cette famille à moitié anglaise et monoparentale ! Ma mère s’en est pris plein la gueule. Ça me rendait furieuse… Ensuite, notre histoire familiale a attiré l’armée au village. L’hostilité s’est bien entendu renforcée, on voulait nous chasser. À cause de notre présence, beaucoup de personnes ont été arrêtées et torturées. Alors on est parties. Le village a payé ma mère pour ça. J’avais 10 ans quand on est rentrées en Angleterre.

Tu en as voulu aux gens de ton village ?

Non, jamais, car je crois qu’ils avaient raison : notre présence représentait une menace. Mais la manière dont ils ont traité ma mère pour avoir été quitté, ça, c’était de la bêtise. J’ai passé mon enfance à avoir l’impression que de ne pas avoir de famille invalidait mon éducation. de l’autre côté de la rue, il y avait cette famille qui, pour moi, incarnait la perfection : je les enviais énormément. Puis un jour que le père rentrait du travail, il s’est pris une balle perdue et s’est retrouvé en fauteuil. D’un coup, j’ai vu comme la guerre peut tout ravager, même ce qui à nos yeux incarne la solidité et la stabilité. Je crois que la guerre, ça te modifie pas mal. Par exemple, je ne supporte pas qu’on me résiste. « Non », c’est un mot exclu pour moi. J’ai envie de dire à ceux qui me résistent : « arrête ton char : j’ai été bombardée, je m’en suis tirée… ce n’est pas ton refus qui va m’arrêter ! » Ça donne parfois des dialogues absurdes. Si, par exemple, je me fais refouler de boîte, j’explique au videur : « Mec, j’ai été bombardée, alors bon… » Ma sœur et moi, ça nous a rendu plus fortes et moins craintives.

Pourquoi avoir emménagé à L.A ?

Je vivais à new York depuis trois ans quand j’ai rencontré Ben et ça ne nous paraissait pas le meilleur endroit au monde pour avoir notre enfant. Je voulais… Je ne sais pas… un arbre, des oiseaux, autre chose que le béton. Mais la condition, pour que l’on parte pour L.A., était que je puisse emmener tous mes amis. Il a été merveilleux d’accepter. Résultat, on vit tous ensemble ! C’est agréable, ça me donne un sentiment d’avoir une famille : vu que ma mère est interdite de sol américain, j’en ai besoin.

C’est à cause de ton père?

Oui, mais ne nous leurrons pas : ils acceptent bien ma présence et le fait que j’y paye des impôts. Je ne crois pas qu’elle soit plus menaçante que moi (rires) ! Mais elle gagne peu d’argent. tout, chez elle – son statut, son mode de vie –, clame le fait qu’elle a été abandonnée par mon père, qui, lui, n’est même plus fiché comme terroriste et a le droit de résider aux État-unis pour le rôle de médiation qui a été le sien entre les rebelles et le gouvernement, dans les années 90. Mais elle, non : elle est toujours la femme du terroriste. Je dois cependant dire que le gouvernement américain m’a suppris en m’accordant mon renouvellement de visa le lendemain de la sortie de Born Free, alors que je n’y croyais plus du tout. Et j’ai été encore plus surprise que les réactions virulentes contre ce titre viennent de la France : c’est le monde à l’envers ! (rires)

Quels sont tes rapports avec ton père aujourd’hui ?

Étranges. Il fait des allers-retours dans ma vie. Il écrit des livres sur le conflit. C’est un vieux Monsieur maintenant, il est loin de toutes ces affaires d’une certaine manière…

Propos recueillis par Guillaume Cohonner et Mathilde Janin
Photos : Marcus Mam
Réalisation : Flora Zoutu
M.I.A , Maya (XL Recording / Beggars France)