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Ces dernières années, les nominations de directeurs artistiques font débat dans la mode. Lors de la Fashion Week printemps-été 2026, l’arrivée de Jaden Smith à la tête des collections hommes de Louboutin a divisé le public et relancé le débat sur la starification des directions artistiques. À l’inverse, la récente nomination de Grace Wales Bonner chez Hermès a fait l’unanimité, incarnant la légitimité artisanale et intellectuelle que le milieu réclame. Entre hype et héritage, pourquoi ces nominations font-elles autant polémique ? Décryptage d’un débat révélateur de notre époque, avec le créateur de contenu mode Tema la paire.

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En 2018, coup de tonnerre dans la mode : Virgil Abloh, DJ et designer, est nommé à la tête des collections hommes du géant du luxe français Louis Vuitton. Quelques années plus tôt, il avait fondé sa propre marque, Off-White, mais rien ne le prédestinait à occuper un poste aussi prestigieux. Depuis, un vent nouveau souffle sur les maisons de luxe : de plus en plus de stars issues du show-biz, comme le chanteur Pharrell Williams chez Vuitton ou l’acteur Jaden Smith chez Louboutin, accèdent à des rôles autrefois réservés aux stylistes traditionnels. Le débat s’impose : coup de génie ou coup marketing ?

Pour les défenseurs de cette tendance, ces nominations démocratisent la mode et brisent l’élitisme du secteur. Elles mettent en lumière des parcours atypiques, des inspirations variées et des expériences de vie uniques. Alors que la plupart des stylistes vedettes partagent un cursus et des références semblables, l’arrivée de ces stars représente un renouveau créatif. La mode devient plus inclusive, plus vivante, et plus proche du grand public. Mais cette révolution ne fait pas l’unanimité. Beaucoup de professionnels dénoncent un manque de compétences et de légitimité de ces « népo-babies ». Ils déplorent le sort des jeunes designers talentueux, parfois formés dans les meilleures écoles, qui passe au second rang et dénoncent un manque de respect envers la profession. Pour eux, ces nominations symbolisent la victoire du marketing et du buzz sur le savoir-faire et la création.

Sur fond de crise, le luxe traverse une crise économique, avec un ralentissement de 2 % en 2024-2025. Dans ce contexte, faire le buzz devient une stratégie. La dernière Fashion Week en a été l’exemple parfait : un véritable jeu de chaises musicales où les créateurs et les marques multiplient les nominations spectaculaires. Ces nominations sont-elles simplement une stratégie pour attirer l’attention et rester tendance, ou bien traduisent-elles une révolution sociale et symbolique ?

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© Virgil Abloh for Louis Vuitton Spring/Summer 2020

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La société de la visibilité

En 2018 – la même année que la nomination d’Abloh chez Louis Vuitton – la sociologue française Nathalie Heinich théorise que, dans nos sociétés contemporaines, la visibilité devient un capital social. Avec l’explosion des réseaux sociaux – Facebook, Instagram, et désormais TikTok – être vu et reconnu ne se limite plus à la célébrité : c’est un vecteur de pouvoir social, économique et culturel. Dans cette perspective, les stars ne sont pas seulement des personnes connues, mais des systèmes de représentation, des modes de production culturelle et des dispositifs de pouvoir sur la société. La mode n’est pas imperméable à ce shift, qui influence ses acteurs et par extension ses produits.

Le créateur de contenu Tema la paire, qui analyse sociologiquement les tendances mode explique : « Aujourd’hui, tu peux faire la plus belle collection du monde, les plus beaux habits, les plus beaux vêtements, les belles coupes, si ta marque ne s’appelle pas Balmain, et qu’elle n’est pas portée par Kim Kardashian, personne ne va te calculer […] Et si tu as le bon produit avec les bons ambassadeurs et les bonnes campagnes, ça marche. Si tu as juste le bon produit, je pense que ça ne marche pas ».

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Mourir, s’en sortir ou élargir

Le décor est planté : dans une ère où la visibilité est reine, les marques de luxe n’ont plus le choix. Pour exister, il faut jouer le jeu des célébrités – capter l’attention pour capter les ventes. Mais la partie est risquée. Le luxe s’est bâti sur un mythe : celui de l’inaccessibilité. Il s’agit donc de ne pas froisser une base qui capitalise précisément sur cette exclusivité. « Moi, je ne me suis jamais intéressé à Louboutin en 10 ans. Et la seule fois où je m’y intéresse, c’est parce qu’on nomme le fils de Will Smith à la direction créative. Et ça aussi c’est quelque chose d’intéressant », dit Tema la paire.

Certaines maisons ont choisi l’expansion. En tête de file : Louis Vuitton, le titan du groupe LVMH. Précurseur avec Virgil Abloh en 2018, puis Pharrell Williams en 2023, ses défilés deviennent des arènes culturelles : rappeurs, footballeurs, influenceurs s’y croisent, un public autrefois exclu des premiers rangs. « Des marques qui n’auraient jamais donné l’heure à énormément de public, s’ouvre au rap, au sport, au foot, aux influenceurs, qui sont maintenant invités au défilé Louis Vuitton », observe le créateur de contenu aux 79 000 abonnés. Et en élargissant son audience, Louis Vuitton a aussi augmenté ses profits : « Quand tu ramènes les masses chez toi, même si elles ne consomment qu’un sac Louis Vuitton une fois tous les deux ans. Tu multiplies ça par des millions de personnes et ça fait beaucoup d’argent. Donc, je pense qu’il y avait cette volonté des marques de gagner plus d’argent ».

À l’opposé, une autre stratégie s’impose : préserver l’élitisme, quitte à renoncer à une part de clientèle potentielle. À la tête de ce mouvement, on retrouve des maisons au profil bien différent comme Chanel et Hermès, des institutions indépendantes au patrimoine symbolique puissant, qui continuent de miser sur leur exclusivité. « Une maison comme Chanel, elle va être encore très, très sélective, une maison comme Hermès aussi, […] et tu ne verras vraiment pas les mêmes invités au show de ces maisons », souligne Tema la paire.

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© Grace Wales Bonner/Malick Bodian

La « vision » contre le vêtement

Le rôle du directeur artistique a changé de nature. Ils n’évoluent plus dans la même société, ne s’adressent plus à la même audience et n’ont donc plus les mêmes objectifs. Dans un monde saturé d’images, la vision a pris l’ascendant sur la matière, et l’importance du savoir-faire et des compétences stylistiques s’efface peu à peu au profit des images, des récits et des émotions incarnées. On attend d’eux une identité totale : stylistique, culturelle et sociale. « Nommer des DA qui ne feraient pas partie du monde de la mode, c’est une envie de prendre la personne pour la vision, l’univers, la proposition et se s’allier à elle par rapport à sa figure publique, qui elle est dans son entièreté, entre ses inspirations, ses engagements, sa couleur de peau, ce qu’elle pense », analyse Tema la paire.

Pour les marques, le choix du directeur artistique devient un acte de représentation : il incarne pleinement les valeurs, l’identité et l’image de la maison qu’il dirige. Dans cette perspective, la diversité a été brandie comme un étendard, à travers la nomination de célébrités noires dans un milieu socio-historiquement blanc. « Mais il y a aussi le paramètre de la diversité. […] Le fait que ce soit un afro-américain […] la marque garde son capital sympathie, alors que les produits, et surtout les clients qui sont associés, ne sont pas du tout accessibles pour la plupart des afro-américains ou des afro-décendants », explique le créateur de contenu.

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© Pharell Williams for Louis Vuitton Spring/Summer 2024

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Alors, démocratisation de la mode ou pas ?

La vraie question est donc : la nomination des stars est-elle une démocratisation de la mode ? « C’est plus la démocratisation du message marketing », soutient Tema la paire. Pour le créateur de contenu, le message circule plus largement, mais la mode reste économiquement inaccessible à la majorité. Mieux encore, cette démocratisation illusoire renforce le pouvoir d’influence de la mode, nourrissant le rêve et l’impression d’accès des classes populaires au luxe.

Finalement, ce qui prouve que cette démocratisation n’en est pas une, ce sont les laissés-pour-compte de cette tendance. Les jeunes designers issus d’écoles et de milieux sociaux mixtes, qui espéraient gravir les échelons symboliques, sociaux et économiques du monde de la mode, se retrouvent dépassés avant même de commencer, devancés par des célébrités déjà médiatisées. Ce mouvement reflète notre époque : une société de l’image et de l’influence. Le pouvoir de la mode devient ainsi plus visible, mais demeure toujours aussi inaccessible.

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Texte Alizée Morais

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