/

Avec Euro-Country, CMAT réinvente la country à l’européenne. Elle flirte avec les clichés de la country traditionnelle : pedal steel, violons, mélodies pleines de courbures émotionnelles. Mais très vite, ce vernis s’effrite. Car sous cette apparence Nashville-friendly, l’artiste irlandaise opère une hybridation musicale passionnante. Elle chante les chaos contemporains avec une lucidité désarmante, portée par une musique aussi catchy que déviante. Rencontre avec une artiste libre et lucide, qui refuse de choisir entre politique, chanson populaire, humour absurde et dépression.

 

/

 

Ton nouvel album s’intitule Euro-Country. Qu’est-ce que cela signifie exactement ?

Ce que je fais n’est pas de la country au sens strict américain. Là-bas, il faut jouer de la mandoline à un rythme précis de six ou huit temps, les chansons doivent être issues d’une tradition balladée, et tout doit être dans une case. Moi, j’ai toujours préféré la musique qui échappe aux étiquettes. C’est comme ça que j’ai imaginé Euro-Country : une musique country influencée par les nuances culturelles européennes ‒ musique, art, cinéma ‒ où les genres sont naturellement mélangés. Un bon exemple de mélange réussi, c’est Serge Gainsbourg. Il faisait de la musique française, mais on ne pouvait pas la classer. Il aimait le funk, le reggae, la pop… Il faisait ce qu’il voulait, selon les chansons. En Grèce aussi, j’ai écouté beaucoup de pop des années 60, avec des éléments traditionnels qui sonnent familiers et étrangers en même temps. C’est ça que j’essaie de faire : créer un son qui m’appartient, mais qui parle à tous.

CMAT parle vite, s’arrête rarement. Une mitraillette d’intelligence lucide et de chaos tendre. Elle est irrésistiblement drôle, même quand elle parle de sujets lourds – comme la psychose, la mort d’un ami, ou d’Elon Musk.

/

Rosé et douce rage

« J’ai découvert le rosé il y a trois ans, au Pitchfork à Paris. Le serveur m’a dit : « Tu vas aimer ce rosé ». J’ai goûté. J’ai dit : « Putain ». Et depuis, c’est un peu tout ce que je bois. Et j’adore ça. Ça a changé ma vie. On peut dire que ça a inspiré mon troisième album. »

Elle en rit. Mais très vite, la légèreté se teinte légèrement d’angoisse. Son album est né de cette ambiguïté : parler politique avec de l’émotion, aborder l’angoisse contemporaine à travers la country.

 

/

Une country sociologique

Très vite, CMAT rappelle que cet album est profondément ancré dans la réalité, notamment dans celle de l’Irlande d’aujourd’hui.

« Je parle de l’Irlande, car c’est ce que je connais. Mais en vérité, Euro-Country parle de cette culture ultra-individualiste qui s’installe partout. Il y a un manque de tissu social criant. Je me souviens qu’il y a 25 ans, on connaissait tous ses voisins. Aujourd’hui, plus personne n’a le temps. Il n’y a plus de tissu social. C’est ça, le vrai sujet de mon album. »

Sur ce fond de malaise généralisé, l’album aborde des thématiques très politiques, avec un ton tantôt tragique, tantôt comique. Sur Lord, Let The Tesla Crash, elle évoque la mort d’un ami dans une maison devenue méconnaissable, rénovée, luxueuse, habitée par des possesseurs de Tesla.

« On vivait là en tant que hippies fauchés, On vivait dans cette maison dégueulasse. Nous étions pauvres. Nous louions cette maison à un type appelé George pour une bouchée de pain. Nous étions tous les deux des musiciens country. Il y avait des canettes de bière, des poils de chien, des couvertures pour étouffer le son. Cinq ans plus tard, c’est devenu un bien immobilier hors de prix. Le matin de ses funérailles, je suis revenue sur les lieux. J’ai regardé par la fenêtre et il y avait des murs blancs et des œuvres d’art d’Ikea. Et une grande télévision. Je me suis dit : « On n’avait pas de télévision ». La personne qui y vit est suffisamment riche pour non seulement posséder une Tesla, mais aussi avoir installé une borne de recharge Tesla dans le jardin devant la maison, là où nous avions l’habitude de fumer. C’est tellement fou de voir des choses comme ça se produire si rapidement et en temps réel. J’étais en deuil, et en colère. Mon ami aurait haï ça. Je déteste Elon Musk, mais cette chanson est aussi une façon de parler du deuil et de la gentrification qui avale tout, même nos souvenirs. Mais aussi du fait que tout évolue très rapidement en faveur des personnes vraiment riches dans le monde et à quelle vitesse cela se produit. Et puis, tu sais, je ne me fais aucune illusion. Je suis consciente que je fais désormais partie des personnes riches en raison de mon mode de vie. Mais pour être honnête, j’ai été tellement traumatisée par mes années de musicienne. J’ai passé neuf ou dix ans à essayer de convaincre les gens d’écouter ma musique. J’ai exercé tellement de métiers et j’ai dû faire tellement de choses horribles pour gagner de l’argent. Et c’est comme si je ne pouvais pas vraiment laisser ça derrière moi. Et je ne peux pas vraiment passer à la classe supérieure comme tous les autres artistes semblent pouvoir le faire. Je n’ai tout simplement pas été capable de le faire parce que je ne peux pas oublier. »

/

© Sarah Doyle

/

Retour aux racines

Après l’expérience plus lisse du deuxième album avec le producteur norvégien Matias Tellez, CMAT est revenue travailler avec Oli Deakin, le producteur de son premier disque.

« J’ai enregistré le premier album avec Oli dans son salon. Et je crois que l’album a coûté environ 6 000 €. Et j’ai payé l’album grâce aux ventes de t-shirts que j’écoulais lors des concerts. On n’avait pas d’argent. Et nous l’avons enregistré en 10 jours dans le salon d’Oli. C’était un album très, très bon marché à produire. Et puis j’ai signé un contrat avec AWAL après avoir enregistré cet album. Ils m’ont dit : « Maintenant que tu as signé, tu vas faire les choses comme il faut. Comme il faut. Tu vas travailler avec un vrai producteur, de vrais musiciens, etc. tu vas coécrire avec des auteurs et tu vas faire tout ce que l’industrie attend de toi, maintenant que tu es une vraie musicienne ». Et je l’ai fait et je n’ai aucun regret parce que j’adore certaines des chansons de ce deuxième album. J’adore ce deuxième album. J’en suis très, très fier. Stay For Something, (son EP sorti en 2023, NDLA) n’aurait pas existé sans ça. »

« Quand est venu le troisième album, j’ai regardé les chansons et j’ai vu à quel point elles étaient sérieuses. Et j’ai aussi senti qu’elles allaient être plus difficiles à réaliser musicalement. Pour Euro-Country, on a donc eu trois mois. Je n’étais pas du tout préparée. J’ai dû improviser en studio. J’avais mes grands concepts, on a bossé comme des fous. C’était juste lui et moi, enfermés dans une pièce. C’était intense. J’ai l’impression d’avoir perdu connaissance pendant quatre mois. Il y a des chansons avec sept versions, comme Three Six Foive. Et d’autres, comme Running/Planning, au départ non prévue pour l’album, faite en six heures. Comme une évidence. »

/

/

La psychose, la solitude, la santé mentale

« J’ai beaucoup souffert de psychose pendant l’écriture de cet album : des hallucinations, des voix, des choses qui n’existaient pas. Longtemps, j’ai cru que j’étais folle. Puis une thérapeute m’a dit : « Ce n’est pas toi qui es folle, c’est ta vie ». Cinq ans loin de chez moi, séparée de ma famille, à devoir constamment écrire, monter sur scène, chanter des choses intimes c’est ça, le vrai déséquilibre. Elle m’a demandé si j’étais encore nerveuse avant un concert. J’ai répondu non. Elle m’a dit : « Ce n’est pas normal ». »

« Ce qui m’isolait, c’était de croire que j’étais le problème, alors que je ne faisais que réagir à un environnement instable. L’album parle de ça : de l’impact émotionnel des décisions qu’on ne prend pas, de ce que les autres ou le monde nous imposent. Pour moi, c’est aussi ça, parler de politique : pas des slogans, mais ce que ça fait, concrètement, à une personne. Comme le font mes écrivains préférés. Comme s’en est ouvert Sam Fender (avec lequel elle partagera une tournée, NDLA). »

/

Une voix engagée pour les personnes transgenres

En juin dernier, CMAT s’est jointe à une lettre ouverte en soutien aux droits des personnes transgenres au Royaume-Uni et en Irlande, après la décision de la Cour Suprême anglaise de fonder la définition légale d’une femme sur le sexe biologique.

« Ce que fait le gouvernement britannique, c’est de l’exclusion pure. Ces deux dernières années, la situation sociale des personnes transgenres au Royaume-Uni et en Irlande était mauvaise, dans le sens où certaines personnes les harcelaient et s’en prenaient à elles. La définition biologique d’une femme que le gouvernement anglais défend ne me correspond même pas, moi. J’ai le syndrome des ovaires polykystiques, je suis stérile, j’ai un taux de testostérone élevé… Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est du fascisme social, une stratégie de diversion pour qu’on ne parle pas de l’effondrement de la NHS (système de la santé publique du Royaume-Uni, NDLA) ou de la pauvreté. C’est révoltant. »

/

 

/

Janis, Rickie Lee Jones et la quête d’intimité

Cette intimité partagée est au cœur de Euro-Country et particulièrement du titre qui clôt l’album, Janis Joplining, l’une des chansons les plus dépouillée.

« J’avais le béguin pour un homme marié. Je n’ai jamais rien fait. Je suis une fille bien. Je travaillais avec lui. Mais en fait, ce que je voulais, c’était leur relation. Cette intimité. Cette tendresse. Cela m’a semblé être une bonne allégorie pour résumer tout l’album. Et c’est pour ça que c’est la dernière chanson, parce que j’ai envie de parler de tout avec tout le monde tout le temps. Je veux ce niveau d’intimité. Je veux cette proximité. C’est peut-être ça, mon pays imaginaire. »

Musicalement, la chanson évoque Rickie Lee Jones, autre icône des marges sensibles. CMAT s’en amuse : « Musicalement, j’ai juste laissé libre cours à mon inspiration au piano. La démo originale est comme si j’écrivais la plupart des paroles d’un seul coup, mais en réalité, je ne sais pas très bien jouer du piano. C’est pour ça que ça sonne aussi mal. Mais ensuite, j’ai aimé. Je me suis dit : « Oh ».Ce sont les petits accidents heureux et le fait de les exploiter, d’exploiter des choses qui pourraient sonner faux pour en faire quelque chose de bon. C’est un peu jazzy. Et j’adore ça. »

/

Take A Sexy Picture, ou comment faire un tube punk-pop

Nous ne pouvions nous quitter sans évoquer Take A Sexy Picture of Me, devenue virale sur TikTok, malgré – ou grâce à – son sujet dérangeant : le regard sexiste dans la culture populaire.

« J’ai voulu écrire une chanson pop très catchy… mais qui mette les gens mal à l’aise. La question que je pose, c’est : « Tu n’es attiré sexuellement que par les adolescentes ? C’est ça ton standard de beauté ? »  Je voulais que ça se diffuse largement, pour que le plus de gens possible se sentent inconfortables. Et puis… y’a des parents qui ont fait danser leurs enfants dessus. (Dans un éclat de rires) J’ai  vraiment volé trop près du soleil. »

/

/

De l’alliance musique-paroles

« Un poète, c’est un poète. Un musicien, c’est un musicien. Mais un auteur-compositeur doit tout faire marcher ensemble. Les paroles, la musique, la production, le rythme. Sinon, c’est bancal. Take a Sexy Picture est un bon exemple. Les paroles sont dures, mais la musique est pop. Les deux doivent coexister. Sinon, ça n’a aucun impact. »

/

Une vie toujours dans une valise

« Oui, toujours dans la valise », CMAT rit. Elle vit à Londres, enfin… dans le sous-sol de sa styliste, à Hackney. Pas de fenêtres. Pas de portes. Juste un sous-sol, un chien, et cette valise qui n’en finit pas de l’accompagner.

« J’adore ça », répète-t-elle. Et on la croit. Parce qu’il y a dans sa voix une légèreté, un goût du provisoire devenu permanent. « J’essaie de trouver une maison, un endroit où vivre. Je n’ai toujours rien trouvé », mais chercher un toit devient presque accessoire, puisque la scène l’attend à nouveau. « Beaucoup de tournées », dit-elle, sourire en coin. Alors autant rester dans la valise.

Ciara Mary-Alice Thompson (CMAT), c’est ça : un feu follet irlandais à la lucidité punk et au cœur immense, qui rêve d’un pays imaginaire où l’on boit du rosé, où la musique flotte entre Athènes et Nashville, et où l’on prend enfin le temps de se parler.

 

Euro-Country est disponible via CMATBABY/AWAL. En concert à Paris (Trianon) le 2 avril 2026.

 

/

Texte Lionel-Fabrice Chassaing

Image de couverture Sarah Doyle