Avec dans ses bagages les enseignements des Beaux-Arts, de Duperré et de l’IFM, Christine Phung a su tracer sa route et imposer sa marque en gagnant le Grand Prix de la Création de la ville de Paris en 2011 et l’ANDAM en 2013. Aujourd’hui à la tête de la direction de création de Leonard Paris, elle y délivre une mode colorée aux finis délicats, toujours en accord avec sa vision de la mode. Pour preuve, la pré-collection automne-hiver 2017, qui vient tout juste d’être dévoilée, entre les robes-chemises, les combinaisons et les teddys faciles à porter. Rencontre avec celle qui a su manier les codes de la maison parisienne en lui injectant une bonne dose de modernité.

Comment ça se passe quand on arrive dans une grande maison comme Leonard Paris?
Christine Phung : Je suis à la tête de la direction de création depuis le mois d’avril 2016, bientôt un an maintenant. C’est passionnant de travailler avec une marque à l’identité forte comme celle-ci. Après le passage de Yiqing Yin, Leonard Paris cherchait une créatrice qui puisse correspondre à la marque. J’ai été recommandée par Sylvie Zawadzki de la Fédération Française de la Couture, qui connaissait mon travail depuis cinq ans. Je travaille beaucoup sur la couleur, les imprimés et les coupes asiatiques, c’est une forme de technicité liée à la haute couture, des qualités que la maison Leonard a, tout en gardant une certaine modernité dans mon approche. J’ai un vrai trésor dans les mains et je ne veux pas passer à côté des 5000 dessins d’archives de la maison, où se trouvent les grandes typologies dans l’imprimé. Par exemple, j’aime cette idée de parler de floral, qui est un code ADN de la maison Leonard, sans avoir des fleurs à proprement parler, pour trouver la valeur poétique et la modernité au-delà d’une formule trop littérale.

Est-ce humainement possible de gérer deux marques en même temps ?
CP 
: Le développement et le financement d’une marque, c’est sacrificiel. Ce n’est pas du tout évident et le système économique a encore changé. Quel sens à vouloir infiltrer un marché sur-saturé pour émerger ? J’ai fait neuf collections à une échelle artisanale mais je sens que le stade suivant est une levée de fond. La partie business est très chronophage et demande d’engager des réflexes que tu n’as pas forcément en tant que créatif.
En plus de mon travail chez Leonard Paris, j’aurais eu besoin d’autant de temps pour ma marque. J’ai pris le parti de reprendre une journée par semaine pour moi, car pour un cerveau créatif, être tout le temps compressé ne nourrit pas. J’en profite pour faire des voyages. Je prévois d’aller à Naples, puis à Carrare, visiter des carrières de marbre à ciel ouvert en Italie, ainsi qu’à Alicante en Espagne voire la Muralla Roja de Ricardo Bofill. Je me nourris de tout ça, pour me faire du bien.

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Quelle est justement ta définition de la modernité pour une marque qui fête bientôt ses 60 ans ?
CP 
: Leonard Paris fonctionne sur des codes et des gammes de couleurs très précises. Pour moi la modernité, c’est arriver à parler de ces codes sans les signifier. C’est peut-être cette chose subtile, à cheval sur les identités, dans l’inattendu, le non-conventionnel. Donner un nouveau cap est intéressant, car on réfléchit à la manière de lui faire aborder le tournant du 21ème siècle. Mon premier projet a été de mettre en place un online store chez Leonard Paris, pour s’adapter au marché et aux nouveaux types de consommations.

Tu as l’air très attachée à l’histoire de la maison Leonard, c’est un rapport que tu as aussi avec les vêtements ?
CP 
: J’ai beaucoup d’affect avec les vêtements et aujourd’hui, je ne veux plus acheter une pièce et la jeter la saison d’après. J’en garde certains depuis près de trente ans, j’ai grandi avec et je n’ai pas envie de les jeter. Quand je conçois des vêtements, je ne veux pas qu’ils soient jetables. Produire un objet qu’on pourra garder, c’est trouver l’intemporalité. C’est ce que je cherche quand je crée des vêtements. Mais il faut garder une part d’insatisfaction et de perfectionnisme pour maintenir l’envie de créer. C’est un jeu sur la perfection des proportions et le désir qui naît du fugitif. Notre génération sait que les ressources ne sont pas infinies et qu’il faudra faire attention. Travailler pour une maison historique comme Leonard et y réinjecter du rêve et de la modernité me permet de me rapprocher de cette éthique, notamment avec le made in France et nos tissus imprimés en Italie.

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Comment fais-tu pour garder une cohérence lors ton processus créatif ?
CP 
: Pour le défilé de l’été dernier, j’ai imaginé l’histoire d’une femme qui va à un cocktail dans la jungle, il fait nuit, elle se perd en rentrant de sa soirée et elle a des sortes d’hallucinations. Pour ça, j’ai joué des imprimés de palmes classiques issus les archives que j’ai recolorisé avec Leslie David dont j’apprécie beaucoup le travail. Je pars d’une histoire, d’une sorte de storytelling qui va me servir de trame narrative tout au long de l’élaboration de la collection. Bien sûr, je garde une liberté dans le cadre. Ça me permet aussi de guider l’ensemble de l’équipe dans les choix. J’attends d’eux une forme de participation proactive, je leur laisse de l’autonomie avec des zones à investir. On m’a fait confiance tout au long de mes expériences et j’ai souvent pu proposer et c’était parfois les meilleures surprises. J’essaie de générer cette partie de liberté créative dans mon équipe, sachant qu’il faut arriver à doser pour ne pas qu’ils se sentent perdus.

Le derniers défilé Leonard Paris affichait un casting très diversifié. C’est une position que tu revendiques en tant que créatrice ?
CP 
: Comme on partait de cette histoire de femme dans la jungle, je souhaitais que les filles sélectionnées pour le défilé aient des corps healthy et élancés. Lors de nos recherches pour le casting, on s’est donc aussi tourné logiquement vers des filles métis, avec des musculatures très fines. Les filles de couleur passaient très bien avec notre collection, entre les couleurs les imprimés, le résultat était très beaux, même si l’ensemble du casting était très diversifié avec un tiers de filles métis, un tiers de caucasiennes et un tiers d’asiatiques. Je trouvais ça intéressant de d’illustrer la diversité au sein de mon défilé. Il est fondamental aujourd’hui de représenter des filles de couleurs et c’est un vrai engagement. C’était des filles du monde, la femme Leonard est une femme qui voyage, une femme du monde. L’idée du métissage est inhérente à nos vies modernes.

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Comment fais-tu pour garder ta créativité et en même temps travailler dans le respect d’une marque qui n’est pas la tienne ?
CP 
: Avec les codes identitaires que tu définis en construisant une grille de lecture. La marque possède aussi ses propres codes identitaires. Ceux de Leonard ce sont la féminité, le flou, l’Asie, l’imprimé, la fleur, la couleur. Mais on peut en inventer de nouveaux et y greffer d’autres choses. Il s’agit de définir des univers et de tourner autour voire d’en repousser les frontières. On n’est pas obligé d’intégrer tous les codes, si on en prend par exemple quatre, la marque est quand même respectée. On travaille dans l’analyse de cet ADN de marque, on décode et on joue avec l’inconscient. C’est une analyse sémiotique et visuelle du vêtement.

La pré-collection automne-hiver 2017 travaille une fois encore de manière différente sur le floral, qu’est-ce qui t’a inspiré cette fois-ci ?
CP 
: On est sur des pièces assez traditionnelles, qui correspondent aux iconiques de la maison : beaucoup de fleurs, des coloris classiques avec des fonds noirs discrets et faciles à porter. Ce qui m’a inspiré c’est un thème Into the wild, sur les bords des grands lacs du Canada, avec des couleurs d’automne. Un côté presque amérindien adapté à une femme très chic.

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Tes collections ont toujours une part de modernité technologique, c’est important pour toi ?
CP 
: Aujourd’hui, la technologie fait partie de notre vie. On vit une révolution numérique depuis quelques années, tout a basculé avec Internet. Ce sont les avancées technologique qui te donnent des nouvelles possibilités. Avec Leonard, nous développons de nouvelles relations pour avec des imprimeurs qui utilisent la technique du jet d’encre, permettant d’imprimer des dégradés, des imprimés avec des centaines de couleurs. Tout ça c’est une évolution et y participer me permet de trouver de nouvelles possibilités dans les formes, les couleurs, les matières.

Tes projets pour la suite ? Comment tu imagines Leonard Paris dans le futur ?
CP 
: Actuellement, je prépare le prochain défilé qui aura lieu au Grand Palais le 6 mars où je suis à nouveau repartie d’un print trouvé dans les archives pour créer une histoire. Pour la marque, on essaye de développer le digital avec les réseaux sociaux et l’image en se positionnant sur le créneaux d’une marque de luxe durable. On travaille les imprimés et les coupes intemporelles, où une pièce peut durer trente ans. Leonard a cet aspect intemporel, et peut être un peu hors du temps. C’est d’ailleurs pour ça que je travaille avec les archives, parce qu’elles conservent une modernité tout en ayant plusieurs années.

Photo de une : Marion Leflour