Un nouvel album de Christophe est toujours un moment d’exception, toujours attendu et reçu comme un cadeau. Après plusieurs projets comme revisiter ses propres morceaux dans l’album Intime, avec Les Vestiges du Chaos il donne enfin un successeur au superbe Aimer ce que nous sommes paru en 2008. Et s’il s’est entouré de nombreuses femmes, de sa fille Lucie en passant par Claire Le Luhern jusqu’à l’actrice Anna Mouglalis, sans pour autant oublier de convoquer ceux qui font partie de son histoire comme Jean-Michel Jarre, avec qui il avait écrit Les Paradis Perdus en 1973 et qui lui donne le titre éponyme de son album ou encore Alan Vega (du groupe Suicide) pour qui il voue une grande admiration de longue date.

C’est à la faveur d’un début de soirée – car Christophe donne ses interviews uniquement le soir tel un animal nocturne – que nous sommes invités à pénétrer dans le saint des saints : son appartement cossu du 14e arrondissement de Paris, véritable antre de création où il crée et compose, sur son piano, divers claviers et autres machines, entouré d’une multitude d’objets rares mais pas que. Pêle-mêle, d’un simple regard, on y croise deux juke-box au charme vintage, des photographies d’artistes comme David Bowie, des livres d’art, divers clins d’œil au 7e art, une PLV (vintage encore) de Lou Reed, une pile de vinyles collector de chez Columbia, quelques éventails posés ça-et-là, et même des jouets de fête foraine comme des petits chiens ou des stylos qui clignotent lorsqu’on écrit. Et cela continue jusque dans la cuisine où ce bric-à-brac savamment orchestré prend tout son sens : un vinyle de Christine And The Queens côtoie un robot japonais, un ticket de concert de Nine Inch Nails au Zénith enchevêtré dans diverses cartes postales dont une de Bowie (encore lui) et lorsqu’on lève les yeux des verres à cocktail Martini trônent devant une affiche vintage de Cinémonde à la gloire de Brigitte Bardot accolée à un vinyle du groupe punk Suicide et une couverture du magazine Lui avec Kate Moss. Si l’endroit où l’on vit renseigne sur notre personnalité, le lieu en dit long sur notre homme aux goûts des plus éclectiques mais précis : un mélange des genres qui ne semble rien laisser au hasard.

Après une séance de photo dont quelques « Polaroid » (le même appareil qu’utilisait Andy Warhol !) pris depuis son salon jusqu’à sa chambre, il est temps de rencontrer l’artiste et d’en savoir plus sur cette icône de la chanson française qui répugne toujours à chanter en anglais et fait, comme il le dit, du « yop » lorsqu’il doit chanter dans la langue de Shakespeare…

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Les Vestiges du Chaos est un disque attendu, ton treizième album, qui arrive sept ans après ton dernier album original Aimer Ce Que Nous Sommes, paru en 2008.
Je ne sais pas si c’est mon treizième. C’est que ce que dit ma maison de disques [rires !] J’ai entendu l’autre jour qu’Elton John en avait sorti vingt-six : il en a fait le double de moi !

Depuis on a l’impression que ta carrière est un balancement entre des fulgurances mais, d’un autre côté, tu prends le temps. Comment on fait un album dans ces conditions ?
Oui c’est un peu vrai. En fait, moi, je ne gère pas : je fonce dans le brouillard. Je fais au quotidien, je suis l’instantané. Chaque jour est un jour nouveau avec des nouvelles chansons. Je ne m’arrête jamais d’écrire et je ne fais jamais un album à proprement parler. Là, il y a un album qui sort, donc forcément il y a des moments plus speed, mais c’est aussi dû à l’environnement autour de la sortie de ce disque. Moi je suis plus quelqu’un qui va au ralenti mais qui va très vite au final dans la création parce que je suis un autodidacte et je marche à l’instinct. Je fonctionne beaucoup sur l’émotionnel et grâce aux choses de la vie qui m’inspirent et me donnent cet élan pour attraper au vol ces mélodies qui passent. Je ne fais pas d’album : c’est un petit miracle qui se crée et qui conjugue plein de choses que je garde en moi. Je fais beaucoup de tri et je ne garde que ce qui importe. Dans cet album, il y a des choses qui datent d’il y a trente ans, des petites poussières de sons qui sont dans mes Revox (anciens magnétos à bande analogique, N.D.L.R.), ensuite c’est l’inconnu et c’est un amalgame de beaucoup de choses. Les chansons sont cependant toujours récentes.

Il y a beaucoup de coécritures dans cet album, notamment avec des femmes. Pourquoi cela ?
Ce n’est pas plus agréable de travailler cette façon, mais c’est comme si j’étais à la tête d’une petite entreprise et, une fois les fondations posées, il faut finir le chantier. Ensuite il y a les abeilles qui sont là au besoin, je les attrape au hasard de la vie. Normalement ce ne sont pas des gens très connus, plutôt des gens nouveaux que je rencontre au hasard de soirées. Claire (Le Luhern, N.D.L.R.) avec qui j’ai écrit deux ou trois chansons, je l’ai rencontrée lors d’un tournoi de poker, je l’ai ensuite revu au Maroc. Nous nous sommes appréciés – c’était la compagne d’un ami – et puis c’est quelqu’un qui écrit des scénarios et des livres. Pour moi c’est quelqu’un de haut niveau, qui a un vrai phrasé. Et l’aventure avec elle était plutôt productive, puisqu’on a fait « Dangereuse ».

Mais il y a quand même beaucoup de filles…
Oui, c’est vrai, tout à fait (convient-il de manière presque gênée). Pour Anna (Mouglialis, N.D.L.R.), c’est par rapport à un concert que j’ai donné pour Lagerfeld et Chanel à Hyères. Deux jours avant, Anna m’appelle pour me demander de l’accompagner : alors j’ai donné une prestation un peu électro et elle a fait un truc démesuré mais trop bien. Un créateur crée dans l’imaginaire mais il trouve dans la réalité des gens qui sont des déclencheurs.

C’est ta propre fille Lucie qui t’a donné l’idée de ce morceau « E Justo » qui clôt joliment l’album.
Oui c’est vrai. Ça se passe comme ça. Il y a des « passeurs » et ma fille a été de ceux-là. C’est un morceau très important pour moi.

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Es-tu en quête de ces fameux passeurs ?
Non, pas vraiment. J’aime la nouveauté, je ne reste pas dans l’habitude, avec les mêmes gens. Quand je rencontre des passeurs, ce sont toujours des moments riches. Ce sont souvent des gens qui sont dans la création et eux-mêmes très occupés. En ce moment, je suis en train de penser à la scène. Créer une scène c’est comment créer une pièce théâtrale, penser des lumières, ensuite les répétitions et la musique c’est rien, ça va tout seul. Ce qu’il faut tout d’abord c’est créer la matière visuelle. Aujourd’hui quand je vois des concerts comme Nine Inch Nails – je le cite car j’aime beaucoup Trent Reznor – c’est un américain – j’en prends plein la gueule. Moi je veux faire quelque chose à la française, même si ça ne veut rien dire. Quelque chose de plus intimiste et qui me donne du plaisir à me produire avec ma musique. Et puis je cherche des musiciens particuliers avec une idée très précise en tête. Par exemple, en ce moment, je cherche un batteur qui aurait 25 ans et qui ferait du hard rock parce que pour moi les meilleurs batteurs d’électro sont ceux qui font du hard rock, quoique les batteurs de 40 ans aujourd’hui évoluent assez bien. Je fais un casting pour les musiciens.

En est-il de même pour l’album ?
Pour l’album, je travaille beaucoup tout seul. Ensuite j’ai travaillé avec Christophe Van Huffel (du groupe Tanger) avec qui j’avais déjà collaboré sur Aimer ce que nous sommes. Tout démarre de mon endroit de rêve : mon studio dans mon appartement.

Ce nouvel album, peut-être plus que tes précédents, est d’une rare luxuriance sonore et mêle de nombreux styles tout en affichant une belle cohérence.
L’ouverture de l’album est importante, c’est ce premier morceau (« Définitivement », N.D.L.R.) qui fait que l’album existe. Et la fin du disque l’est aussi. Et je dois ce « E Justo » sublime à ma fille. Mais rien de tout cela n’est prémédité. Je suis un homme de hasard. J’aime l’inconnu. Ensuite j’en fais une réalité. Il y a un an, je ne savais pas du tout qu’Anna participerait à l’album : j’avais rêvé d’elle sur d’autres albums depuis quinze ans. Il y aurait pu avoir Laetitia Casta aussi parmi les voix par exemple.

Et parmi les invités il y a le retour d’Alan Vega !
Je l’écoute depuis 1978. Vega, pour moi, c’est comme Elvis, que je n’ai jamais rencontré : les artistes qu’on aime on a l’impression qu’ils n’appartiennent qu’à nous. C’est pour cela que je ne vais jamais aux expos parce que je n’aime pas regarder une toile que j’aime avec d’autres gens. On peut peut-être appeler cela de l’ego mais c’est comme cela. On m’a dit : « Tu viens à l’expo David Bowie ? » Non David je ne vais pas le voir avec des gens. Pour la présence d’Alan Vega, c’est encore une affaire de hasard ! Cela fait longtemps que je veux refaire quelque chose avec Alan, depuis mon album Bevilacqua où je suis en duo avec lui. Bevilacqua c’est vraiment mon disque – dit-il d’un ton appuyé qui en dit long, et de surenchérir – c’est moi qui l’ai écrit paroles et musiques, même si Jean-René Mariani a participé. C’est peut-être le moins connu de mes disques mais cela reste mon préféré. Pour « Tangerine », j’avais déjà commencé à mettre un gimmick dessus au moment de Aimer ce que nous sommes mais ça ne fonctionnait pas. On a fait les voix il y a deux ans avec Alan et le morceau est là aujourd’hui. J’avais vraiment envie qu’il soit là, parce que ce n’était pas sûr qu’il puisse le faire. Ce disque, c’est un peu l’album des derniers moments.

Et quant à Jean-Michel Jarre ?
Lui aussi a surgi au dernier moment ! C’est avec l’arrivée de son morceau, il y a à peine deux mois, que j’ai changé le titre de l’album qui devait s’appeler au départ C’est bien moi tout craché. Quand est arrivé « Les Vestiges du Chaos », il y avait une belle résonance entre ce titre et la matière sonore accumulée sur l’album. Jean-Michel me connaît bien. En fait il m’a demandé de participer à son projet Electronica, son album de collaborations en deux parties, moi je figure sur le second album qui va sortir bientôt. On s’est revus lors d’une expo des sculptures d’Alan Vega. Il me propose ce projet avec lui, on se voit, on bavasse ensemble, Jean-Michel est assez bavard. Bref, on refait le monde et puis il me dit qu’il veut faire tout l’album et le temps passe. Finalement on enregistre son morceau en novembre dernier où j’ai beaucoup donné : je devais chanter en anglais et je n’aime pas ça. Moi, j’aime chanter en français ou en yop ! Jean-Michel a été satisfait du titre. Puis on a souffert des événements de novembre, ça nous a un peu rongés. J’ai ensuite relancé Jean-Michel pour sa participation et en une nuit il a écrit « Les Vestiges du Chaos » et me l’a envoyé.

Quand est-ce que tu sais que l’album est terminé ?
Comme je compose tout le temps, je ne sais pas trop, ce sont des morceaux qui se parlent entre eux, qui ont une résonance commune, je ne peux pas trop l’expliquer. C’est comme une exposition, lorsqu’un peintre expose, il doit avoir le nombre de tableaux nécessaires à l’expo. Moi c’est pareil, il fait que je finisse, jusqu’à la dernière touche. J’aime créer des chansons. Comme sur « Lou », que j’ai écrite en réaction à des gens qui m’avaient énervé : tourner le négatif en positif c’est pas mal, non ? Si j’ai un don, c’est peut-être celui-là.

Comment traverse-t-on les décennies et passe-t-on de chanteur au style « léger » voire « chanteur à minettes » comme on a pu te qualifier à tes débuts à ce statut d’icône de la chanson unanimement respecté aujourd’hui ?
Quand on commence et qu’on a 20 ans, on rencontre un arrangeur à la renommée mondiale qui s’appelle Jacques Denjean qui sait faire sonner les choses et qui travaille sur ta matière sonore. Et puis après on trouve qu’on rentre trop dans le show-business et que tout ça est trop formaté. Et quand on a de la personnalité et que la technologie avance, on s’en sert pour s’émanciper : les premiers synthétiseurs arrivent dans les années soixante-dix et permettent de changer de route. Je me souviens encore de la première personnalité du show-biz que j’ai croisé, c’était Franck Fernandel : il m’avait toisé du regard sans même me dire bonjour. Et je me suis dit que c’était un bon reflet de l’attitude que j’allais rencontrer par la suite dans ce milieu. Depuis je trace ma propre route.

Mais alors qu’on est à l’ère de la surexposition, on a l’impression que tu économises ta présence médiatique et ton image…
Disons plutôt que je choisis mes apparitions télévisées et autres. Mais lorsque je sors un album, je joue le jeu de la maison de disques, ne serait-ce que par respect pour l’argent investi par le label et du travail des chefs de produits, attachés de presse, etc. Et j’aime assez bien les rencontres de presse.

Si tu devais citer une phrase d’une des chansons de cet album, laquelle choisirais-tu ?
J’adore cette phrase : « Elle veut le Kung-Fu d’elle ». La métaphore est belle non ? Mais certains comprennent : « Elle veut ce qu’on fout d’elle ». J’aime aussi que chacun fasse sa propre interprétation et s’approprie mes chansons d’une certaine manière.

Quel est le prochain concert auquel tu as prévu d’assister ainsi que le dernier où tu t’es rendu ?
Je crois que Nina Hagen va passer au Bus Palladium le 17 mars et j’ai envie d’aller la voir. Quand au dernier concert où je suis allé, c’était Christian Death, au Bus Palladium encore – j’aime bien cette salle – c’était assez bizarre, c’était mauve, gris et violet.

Avec Les Vestiges du Chaos, Christophe nous livre un album kaléidoscope, qui puise autant ses racines dans la mythologie même de l’artiste que dans le présent. L’album mêle de multiples influences et montre cependant une belle unité sonore mais aussi émotionnelle, alliant l’immédiateté de la pulsion créatrice au charme d’une production d’orfèvre, où les icônes d’antan (son duo avec Alan Vega, ou l’hommage à Lou Reed) côtoient les artistes d’aujourd’hui – de l’actrice Anna Mouglalis jusqu’aux controversées rappeuses électro Orties (Sur « Mes Nuits Blanches », morceau bonus où Christophe se prend au jeu du vocoder non sans un certain panache).

Christophe
Les Vestiges du Chaos
(Capitol Music France/Universal)

christophe-lesite.com