J’ai sué pendant 72h, ce seront mes seuls mots à propos des 31 degrés à l’ombre des arbres du Domaine National de Saint-Cloud. Après avoir fait un rapide tour du site pour une prise de repères qui s’avérera utile pendant mes maigres pauses journalières d’une demie-heure chacune, je file prendre mon poste au bar central, la tristesse d’être affecté à ce point névralgique de la boisson est très vite occultée par cette vision de joie : je suis face à la scène Cascade, je ne raterais rien de l’une des meilleures scènes du festival.

Avis aux lecteurs : Le report qui va suivre n’est qu’une interprétation ultra-subjective du meilleur festival d’Île de France.

Vendredi

Le vendredi commence d’une manière agréable puisque c’est Logic qui ouvre le bal. Un rap efficace distillé par le poulain de l’écurie Def Jam. D’une politesse envers le public qu’on aimerait voir plus souvent, le mec n’oublie pas au passage de dédicacer son set à sa femme « qui doit être en train de danser dans le coin. » Aidé au flow par son talentueux DJ, le rappeur originaire du Maryland n’est pas venu pour faire de la figuration, et ouvrir une scène n’avait pas l’air de l’attrister plus que ça, c’est donc logiquement que j’ai du baume au cœur en voyant que pas mal de monde s’est attroupé pour soutenir les deux hommes. Afin de garder ses meilleurs éléments pour le rush à venir, mon responsable m’envoie, avec quelques autres, prendre ma pause-repas à 17h, une aubaine car j’ai tout juste le temps de me procurer un burrito (allez faire un tour du côté de la rue Oberkampf si une envie de mexicain vous tenaille le ventre) et me voici devant l’homme que j’attendais depuis une semaine, le génie de l’année dans le rap game : Anderson .Paak. Entouré de son groupe The Free Nationals et tout de blanc vêtu (tu m’as tapé dans l’œil Andy, tu m’as tapé dans l’oeil) c’est un rap teinté de pop que nous sert l’homme aux 4 featurings sur le dernier album de Dr Dre, devant un public bouillant tant par la chaleur estivale inespérée (ok j’ai pas pu m’empêcher d’en reparler, mais il faisait vraiment très chaud ici) que par la prestation impeccable de Logic. Sa voix de crooner en aura surement fait chavirer plus d’une.

Anderson .Paak
Anderson .Paak – Courtesy of the artist

Courant dans tous les sens afin de servir au mieux les spectateurs qui ont encore du mal avec le système cashless (un sujet que j’ai bien plus rabâché que la température croyez-moi) c’est une odeur d’herbe calcinée qui vient chatouiller mes narines et me sortir de ma léthargie concentrationnelle (j’aime le travail bien fait). M’intéressant de plus près à cette odeur qui décidément me fait grandement saliver je me rends compte que mon bar est pris d’assaut par des zombies suant aux yeux rouges, les mains prises par une pinte d’un côté et une feuille slim en forme de cône de l’autre. Aurais-je omis un détail? me questionne-je avant d’apercevoir au loin les dreads d’un mètre cinquante du fils de Jah (que celui qui pense que Bob Marley n’est pas Dieu aille de ce pas écouter l’album African Herbsman avec un casque et un énorme joint). Et pendant près d’une heure, le fils prodigue nous prodigue (c’est beau l’inspiration parfois!) un reggae-dancehall des plus efficaces qui ne fera décidément pas tomber la température dans la clairière de la scène Cascade! C’est donc un public aux anges et tout sourire qui se dirige auprès de mon bar entre deux morceaux et à qui je servirais des pintes de 1664 Blanche avec la plus grande volonté du monde.

Après mon premier gros rush de ce festival je file fumer une cigarette à l’arrière avec quelques collègues histoire de faire connaissance et d’échanger sur les concerts auxquels nous avons eu droit jusqu’alors. La nuit tombe assez vite et les lights de la Cascade nous rappelle à ce pourquoi nous sommes là : la musique. Une longue table est disposée dans la pénombre de la scène et on peut apercevoir, si l’on plisse les yeux et que l’on est un minimum averti, un triptyque de Technics. DJ Need, Crazy B et Little Mike entrent en scène. Effusion de cris de joie. Débutant leur set par un bootleg de Goin’in, les génies du vinyle nous mettent la première vraie claque du festival. Je renverse un quart de la moitié de chaque bière que je sers en gigotant comme un épileptique, mais les clients n’ont même pas l’air de s’en formaliser, trop occupés à scruter les écrans latéraux qui retransmettent le travail d’orfèvre des 3 champions de DMC. Le trio nous gratifiera en rappel d’un Abbesses de 10 minutes. Magistral.

C’est déjà la fin de service pour moi, j’accours jusqu’à la scène Pression Live dans l’espoir d’apercevoir l’OVNI musical dont tout le monde parle : Flavien Berger. C’est avec une tristesse solennelle que j’écrirais ces mots. Flavien Berger n’a rien à faire à la place qu’il occupe. A trop vouloir jouer les perchés on s’y perd forcément et je subodore que Flavien le berger commence à faire ce dont son nom l’y prédisposait, de la musique pour des moutons. Le concert le plus mou de cette édition 2016.

Bonne nuit Flavien, si tu vois des lapins pendant tes concerts, c’est qu’il est peut-être temps de penser à te reconvertir?

Samedi

C’est survolté et heureux de ma première journée que j’entame le samedi, et c’est chauffé à bloc que The Underachievers entament le leur. Un quadragénaire accoudé à mon comptoir et qui voulait certainement paraître « in » les a qualifié de “chanmé. Je crois que je n’aurais pas dit mieux tant les deux protégés de Flying Lotus nous ont servi un rap east-coast survolté. A surveiller!

C’est un autre groupe de rap qui ne devrait pas tarder à faire son apparition et pas moins d’une demie heure avant le début du concert, la plus grosse affluence que j’ai vu depuis le début du festival me confirme que c’est bien les Casseurs Flowteurs qui ne devraient pas tarder à atterrir sur scène. Et je n’ai même pas envie d’en parler en plus de deux lignes tant Orelsan aurait mérité deux gifles afin de se réveiller un peu. Première gifle : quand tu chantes faux en studio on aime ça parce que c’est drôle, mais quand tu chantes encore plus faux sur scène qu’en studio c’est un gros fuck que tu adresses à ton public. Deuxième gifle : c’est un compliment, le seul truc bien que tu aies fait, c’est quand tu nous as fait rire sur le refrain de ta grand-mère que tu reprenais mollement, tu as dit avec une voix d’ado défoncé « euh, c’est ma grand mère qui chante. » T’aurais pu faire un effort pour elle alors. Comme quoi tu as raison, c’est pas si facile.

Back in the work, l’heure de changement de plateau glisse sur ma montre comme la sueur sur mon front, le comptoir est blindé, les fûts se vident à une vitesse phénoménale et le festival est à l’apogée de sa fréquentation. Arrive alors sur la scène le groupe français phare des ces dernières années, La Femme. Venu présenter leur prochain album, la formation fait montre comme à l’accoutumée d’une cohésion sans faille, apportant un vent de joie à 800 mètres à la ronde. On ne leur en veut même pas de squatter nos étés depuis 3 ans.

Il est l’heure pour moi d’aller manger et je cours comme un dératé vers le village «gastronomie du monde» et le stand thaïlandais pour goûter ce riz sauté que j’ai remarqué depuis hier. Englouti en 3 fourchettes afin d’avoir le temps de fumer ma clope de digestion sans tirer dessus comme un pompier, je reprends mon poste en sentant vibrer en moi cette excitation que j’attendais. That’s the moment. That’s the fucking moment… Je vais enfin voir ça de mes propres yeux. Un calme inquiétant se fait sentir. Tout le monde sait ce qui s’apprête à se passer. La tempête arrive.

Le sol vibre, et tout le monde se tait. Puis la lumière. Sigur Rós vient de commencer. Je ne servirais personne pendant une heure, les gens étant bien trop scotchés par la meilleure prestation que Rock en Seine ait dû voir. C’est une scénographie à couper le souffle qui nous est proposée là. Le seul souffle ininterrompu sera celui du chanteur Jón Þór Birgisson, jamais je n’aurais pu penser qu’un être humain puisse tenir un falsetto aussi longtemps, parfois plus de 30 secondes. Tiraillé entre des nappes oniriques et des riffs de rock grandiloquents, le groupe islandais nous assomme d’une beauté qui frôle la déité. Personne n’a bougé pendant une heure, en tout cas à mes yeux. Et je suis heureux, empli même d’une félicité increvable à l’idée que c’était le dernier concert de ma soirée. J’ai des étoiles plein les yeux (et les oreilles) lorsque je quitte le site pour un repos bien mérité. Même mes jambes en feu ne pourraient entacher cette sensation d’adéquation avec le cosmos.

Dimanche

Ô toi merveilleux dimanche, jour du Seigneur, bénis nous donc, ainsi que le bon temps que nous allons prendre, et fais nous-en la grâce d’en bien user à la gloire de la fête et de notre salut !

Quoi de mieux qu’un Kevin Morby et sa folk quasi-chrétienne pour débuter le dernier jour de cette belle édition 2016 ? Le groupe enchaîne les ballades devant un public assis dans l’herbe, se remettant tout doucement de la veille pour ceux qui arborent fièrement le pass 3 jours au poignet. Une brise fraîche agréable qui adoucit un peu le sentiment de fournaise qui nous tenaillait depuis deux jours n’est pas de trop, et on se surprend même à fredonner les refrains du texan de 28 ans.

Vient alors la dose de blues jazzy qui manquait un peu à ce qu’on avait eu l’opportunité de voir depuis le vendredi. Gregory Porter, vainqueur d’un Grammy pour l’album de Jazz vocal de l’année 2014 avec son très bel opus Liquid Spirit fait son entrée entouré d’une belle formation. Et c’est d’ailleurs un jazz très gospel que nous offre le californien, de quoi mettre en joie les quelques milliers de personnes présentes, jeunes comme expérimentées. C’est aussi la force de Rock en Seine de faire se rencontrer divers univers qui ne se seraient même pas croisés en d’autres occasions.

Et puis c’est le grand retour. Après 6 ans d’absence, et leur EP Rawkers dont est extrait I <3 U So, les deux vétérans de la French Touch Philippe Zdar et Hubert Boom Bass débutent la promo de leur nouvel album Ibifornia en passant par Rock en Seine, le nom était d’ailleurs sur toutes les lèvres depuis le début du festival. Le line-up les annonçait de 21h à 22h en clôture de la scène Cascade et n’importe quel electrofan penserait à un format live mais le duo, du haut de leur volcan (la scénographie fait écho à l’imagerie du nouvel album) nous gratifie d’un DJ set court, mais d’une intensité hors-pair. Quelle fin mémorable pour la deuxième scène du festival. Et pour moi, puisqu’il est l’heure de rendre le tablier, de remercier mes collègues pour cette belle expérience que je réitérerais avec un immense plaisir, et de me jeter sur le dernier concert de la soirée. Pas celui de la grande scène (où je n’ai pas mis les pieds une seule fois depuis le début, vous l’aurez remarqué) mais plutôt vers l’endroit reculé et hors du temps que propose la scène Pression Live car j’ai rendez-vous avec la belle, l’unique Peaches.

Avis aux lecteurs : Si tu as moins de 15 ans et que tu lis cet article, je t’invite à fermer cet onglet de ce pas, la suite ne devrait pas se retrouver devant tes chastes yeux, et je ne veux surtout pas d’ennui avec la brigade des mœurs de ta préfecture.

C’est donc dans une petite plaine pleine à craquer que je déboule, pinte à la main, pour assister à l’avènement d’un féminisme qui emmerde le féminisme. Merrill Nisker alias Peaches a déjà commencé son show, accompagnée par ses deux biatchs qui se trémoussent explicitement comme deux grosses chiennes, le pire étant que l’une d’elles est un mec, et chante l’apologie du sexe, le fait de baiser son père, de lécher des culs et de manger des bites (entre autres sujets tout aussi graveleux). Mais rassurez-vous, aucune gêne dans le public (composé de parents, de grands parents, d’amis bras dessus-bras dessous, de personnel du staff), mais plutôt une fascination respectueuse face à cette vérité qu’elle assume : l’humain est un être sexuel, la femme est un objet de désir, et l’homme peut lui aussi être aguicheur. On pourrait synthétiser en expliquant que le show des Peaches était un savant mélange de cours d’anatomie et d’éducation sexuelle avec de l’éléctroclash chorégraphié par Marc Dorcel. Le seul moment gênant (pour les plus de 40 ans) pourrait être cette grosse bite en latex gonflée à l’extrême au dessus de la foule qui entonnait «Put your dick in the air!»

La formation quittera la scène juste après avoir dégonflé le chibre en plastique, et le public se dirigera lui aussi assez vite vers les sorties afin d’éviter la cohue, quand dans une quasi pénombre, les trois sextoys humains reviendront, entièrement nus, sur la scène pour un dernier morceau sans paroles à 140 BPM afin de nous gratifier d’une chorégraphie douteuse, les deux accompagnants ayant des néons dans la raie des fesses et éclairant le visage de la chanteuse qui pour sa part, à le pubis qui clignote.

Un beau clap de fin je trouve, pour ce jour du Seigneur. Il est temps pour moi de partir, je jette un dernier regard sur le Domaine National de Saint-Cloud.

Merci, Seigneur, pour tous ces concerts, gardez nos âmes dans la paix, et que nos cœurs joyeux chantent la fête à tout jamais.

(Photo en tête d’article : Zélie Noreda)