Alors que La Gaîté Lyrique leur ouvre ses portes ce jeudi pour une carte blanche de quatre jours dans le cadre du Paris Musique Club, le label Infine créé il y a presque 10ans continue de nous enchanter de ses productions éclectiques et résolument contemporaines venues du monde entier. Nous nous sommes longuement entretenus avec Alexandre Cazac, co-fondateur du label avec Yannick Matray, quelques semaines avant le début de leur carte blanche. De ses débuts en 2006 jusqu’à aujourd’hui, sa vision du futur, ses intuitions, La Gaîté Lyrique… Il revient avec nous sur un parcours semé d’embûches à la défense d’une certaine perception de la musique.

J’ai lu que Infiné avait vraiment commencé le soir où tu as vu un concert de Fancesco Tristano pour la première fois. Tu peux nous raconter cette histoire ?

C’est un peu l’histoire de ma vie. Ma femme est pianiste classique et elle m’avait emmené aux Bouffes du Nord, une très belle salle d’ailleurs, pour voir les lauréats du Concours international de Piano d’Orléans, un concours de musique classique de piano orienté sur la musique contemporaine. Et il y avait ce jeune homme (Francesco Tristano) qui ne faisait que du piano à l’époque mais déjà avec ce répertoire transversal. A la fin de sa prestation, il joue « Strings Of Life » de Derrick May. J’étais le seul à sauter sur mon fauteuil.

Tu crois avoir été le seul à l’avoir reconnu ?

Je pense que le public à l’époque ne connaissait pas Franscesco Tristano et encore moins « String Of Life ». En écoutant cette interprétation et en rencontrant cette artiste, c’était le déclic. Je rêvais de monter un label depuis très longtemps et c’était la personne qui allait personnaliser l’idée que je me faisais d’un label indépendant. Pour moi un label indépendant c’est forcément quelque chose qui a de la personnalité, qui se démarque de ce qui se fait à côté. Tout d’un coup il y avait cette artiste qui faisait le pont entre cette culture académique et un monde complètement contemporain. C’était l’accélérateur de l’aventure.

Francesco-Tristano-Schlime

Francesco Tristano

Au moment où tu as créé le label, tu avais quoi en tête ?

C’est une bonne question puisqu’elle est toujours d’actualité et que j’ai toujours autant de mal à y répondre dans la mesure l’idée où c’est de faire quelque chose qui ne ressemble pas vraiment à ce qui existe déjà, on a toujours privilégie les chemins de traverses, les choses un peu tordues ou inattendues. On entame notre 10eme année en 2016 et finalement je pense que ces tâtonnements, ces errances sont aujourd’hui en train de définir un profil particulier, un style qui est le notre et c’est ce dont je suis particulièrement fier. Pour le dire autrement, on a jamais pensé qu’un jour on aurait un joueur de flamenco ou un chanteur libanais, finalement on a les deux. On a des productrices allemandes, des mexicains .. et c’est cette diversité qui fait de nous une famille singulière.

Avec le recul, tu penses que le label ressemble à l’idéal que tu avais imaginé ?

Oui, et bien au delà. Je suis très fier d’avoir la chance de travailler avec ces artistes. Aujourd’hui faire la musique qu’on fait en tant le label inde … défendre cette musique, c’est une mission … c’est un sacerdoce.
On a intérêt d’être animé par la même envie et le même désir sinon on arrivera à rien faire. On est stimulé par ces désirs communs, ces désirs que nous alimentent les artistes. Ce sont eux qui nous apportent les projets, même si on a été en chercher certains mais c’est vraiment eux qui nous poussent à aller de l’avant. Aujourd’hui j’en suis très très fier. Malgré toute les difficultés de l’industrie du disque, on a privilégié le luxe d’une certaine autonomie et de faire ce qu’on veut. J’espère que ça durera au moins 10ans de plus !

Je suppose que vous avez encore envie de développer le label, c’est quoi la prochaine étape ?

On est des gens curieux. On est curieux d’expériences, de rencontres, de nouvelles musiques, de nouvelles technologies etc. C’est cette curiosité qui nous fait aller de l’avant et jusqu’à maintenant on a toujours su se donner les moyens d’accompagner les projets les plus fous donc voilà j’espère qu’on pourra toujours aller de l’avant dans cette même direction.
On a réussi à travailler avec un orchestre, à faire des enregistrements dans des lieux fous. On a la chance d’avoir collaboré avec des légendes dans plusieurs registres musicaux. J’espère qu’on va continuer. Il y a des projets sur lesquels je ne peux pas trop parler pour l’instant, mais vraiment on a des projets de malades mentaux ! Je ne pensais même pas qu’on aurait un jour la chance d’envisager d’avoir ces projets. Moi ça me suffit à me sortir du lit la matin très tôt, trop tôt d’ailleurs d’après ma femme, pour aller bosser. Parce qu’encore une fois c’est vraiment pas facile comme métier. On défend des projets et parfois on pourrait avoir l’impression de le faire pour rien… Les ventes de disque fondent plus vite que le pole Arctique. On se rend compte que le digital c’est un monde qui est de plus en plus repris en main par des forces monopolistiques. Ça a été un domaine de liberté pour les indépendants et puis hop, c’est de plus en plus compliqué, ils ferment les portes. Je vais encore revenir sur ce mot là mais c’est un sacerdoce aujourd’hui de défendre la musique que l’on fait les projets musicaux que l’on a, mais je suis très content de la faire. Désolé je crois que je m’égare un peu dans la question.

alexandre cazac

Alexandre Cazac

Vous avez carte blanche au Paris Musique Club, on sait d’ailleurs que vous êtes proches de La Gaité Lyrique, ils vous avez déjà donné une carte blanche à leur ouverture en 2011…

Je crois qu’on était le premier et le seul label à avoir eu une carte blanche à La Gaîté Lyrique.

Qu’est ce qui t’a plus dans leur démarche ?

Ce que j’ai trouvé très intéressant chez eux, c’est que c’est un lieu de création orienté sur les nouvelles technologies et sur les créations contemporaines. C’est pas juste un site de diffusion, c’est un endroit ou les artistes peuvent aller travailler. C’est aussi l’un des premiers endroits à avoir pris à bras le corps le croisement entre différents arts. Aujourd’hui c’est une évidence qu’un scénographe et un musicien ont quelque chose à faire ensemble, c’était pas si évident que ça quand leur projet est né. Ca va complètement dans le sens de l’état d’esprit du label, on va dire qu’on a des ADN assez proches.

Ce vendredi au Paris Musique Club, vous organisez une discussion avec Yannick Matray sur le thème assez large « naissance et vie d’un label », concrètement si on vient discuter avec vous, on parlera de quoi ?

On va essayer de partager notre expérience. On va certainement raconter notre vie et j’espère que ca suscitera quelques vocations. Plus il y aura de gens qui viendront avec nous chercher des nouveaux projets, de nouvelles créations, plus ce sera stimulant.

Il y a un truc .. (il marque une pause) .. un sentiment que j’ai depuis très longtemps et qui s’impose d’autant plus avec les événements récents. Je reviens sur notre mission qui était de défendre une certaine esthétique de la musique, exigeante parfois, et qui n’est pas forcement facile. Aujourd’hui ça recouvre une dimension presque politique, j’ai envie qu’on partage ça, qu’on défende nos exigences et qu’on réussisse à expliquer pourquoi c’est vitale aujourd’hui. Le jour où plus personne se battra pour ça ce sera dommageable pour la création au sens large.

Comment tu vois évoluer la musique d’un point de vu économique ? Le déclin des ventes physiques n’est pour l’instant pas vraiment compensé par un modèle digitale…

Si j’avais la réponse je ne serait peut-être pas là. Il n’y pas de réponse net. Ce que je peux dire en revanche c’est qu’on a créé ce label il y a 10ans en connaissance de cause. Je me souviens avoir fini mes études en 1991, et mon mémoire de fin d’étude portait sur la dématérialisation du disque. J’étais donc vigilant et aux aguets sur tout ce qui était en train de se passer. Je savais en créant le label que ce serait compliqué. Il n’y a toujours rien d’évident mais j’ai l’impression qu’on revient sur des choses plus stables.
Mais fondamentalement, on va devoir refondre complémentent notre façon d’appréhender d’aborder la problématique de la production. On va devoir cesser d’être des occidentaux un peu arrogants et considérer le monde dans son ensemble. Alors je sais pas comment ça fonctionnera exactement économiquement mais aujourd’hui ce que j’ai envie c’est d’aller écouter ce qui se fait du côté de l’Asie, de l’Afrique, de l’Amérique Du Sud.
Je vais le reformuler différemment, si d’un côté ça s’est refermé de plus en plus d’un point de vue économique avec la disparition du physique et des solutions digitales qui sont toutes plus ou moins floues, de l’autre côté ça s’ouvre complètement ! Et c’est vers cette ouverture que j’ai envie d’aller. C’est d’ailleurs sous cet angle la qu’on a bâti le projet de cette carte blanche. Autant la première fois qu’on est venu à La Gaité Lyrique on était invité, le lieu venait d’ouvrir et il y avait des moyens. On a eu un budget conséquent pour inviter Carl Craig, Moritz Von Oswald , Francesco Tristano etc… On avait été très ambitieux et ça avait été finalement assez compliqué. Là on a eu moins de moyens et on a privilégié des nouvelles têtes, de nouveaux sons, qui font d’ailleurs échos avec une compilation qu’on a initiée cet été et qui s’appelle Explorer (le deuxième volet de cette compilation Explorer sort en janvier). Les artistes qui vont être là et qu’on a découvert grâce à internet sont sur cette compil’. J’suis ravi d’avoir un gars du Rajasthan, des mecs de Turquie, des allemands, trois japonais… Tout ça pour illustrer mon idée initial et dire que d’un côté internet a tout resserré au niveau économique mais par contre ça ouvre complètement le champ des possibles. Par exemple à Téhéran là il y a un mec qui m’envoie des sons de folie ! Alors il met une journée pour uploader un titre parce qu’il a un internet pourri, mais je trouve ça génial, ça me fait kiffer d’écouter ce truc, un espèce d’ambient drone ultra mélodique super beau de Téhéran, ça, ça m’excite. Je sais pas si je répond à la question je me suis encore égaré. Tu feras le tri !

Et du point de vue de la composition, tu vois ça comment ?

Ah oui, bonne question, je suis très partagé là dessus. D’un côté il y a toute une scène qui raccourci les titres, qui font des trucs ultra cutés et qui t’en envoient plein la tête pendant 2mn. Et d’un autre je vois la résurgence de l’ambient par exemple, depuis quelques temps il y en a vraiment partout avec des titres ultras longs, ultra zen. J’ai l’impression que tout est ouvert encore. Ce qui est clair c’est que, et l’internet et l’informatique ont complètement modifié les méthodes de compositions, ce qui offre des libertés, qui sont aussi des possibilités de rencontres,  ce qu’on avait pas avant.

Ca fait maintenant 9 ans que le label existe, rétrospectivement, qu’est ce que tu considères comme votre plus belle réussite ?

Simplement d’exister depuis 9ans, d’avoir fait 34 albums et 18 artistes. Cette réussite je la dois à notamment Yannick Matray, et à tout les gens qui rament avec nous dans la galère, ça c’est vraiment important, j’aurais pas pu le faire tout seul. On a une équipe et des artistes qui partagent la même passion, et si on avait pas ça on irait pas de l’avant.

Qu’est ce qu’on va pouvoir écouter bientôt sur Infine ?

Alors, est-ce que j’ai le droit de le dire ? Là on vient de sortir l’EP du mexicain cubenx, on a aussi sorti le nouvel EP de Gordon. On démarrera l’année avec une réédition d’un projet disparu de Bernard Szajner, dont on avait déjà fait une réédition, qui ressemble un peu à du LCD Soundsystem avant l’heure. Il y aura également un nouvel album de Pedro Soler & Gaspar Claus. On a un programme 2016 bien chargé.

infine

Infiné – Carte Blanche au Paris Musique Club
du 17 au 20 décembre
La Gaîté Lyrique
3 bis rue Papin 75003 PARIS

http://www.infine-music.com/