D’abord chant de l’information telle la calypso jamaïcaine, le raï est devenu petit à petit vecteur de revendication, puis unificateur suprême, ayant pris soin de conquérir les hautes sphères de l’industrie du disque avant de devenir l’hymne de la jeunesse dans les années 2000. Itinéraire de ce genre musical pas comme les autres, illustrateur dans son essence du lien fort qui unit la France et le Maghreb.

Genre musical né au début du XXème siècle à Oran, le Raï, dès ses débuts et de par son nom (“Raï” peut signifier opinion, ou même conseil quand Ya Raï !” signifierait plutôt “Va, dis !“), se destine à embrasser le rap, autre courant tout aussi oratoire et concerné.

Trois quarts de siècle

“Si ma musique vous semble toujours aussi bonne, c’est parce que j’avais des idées qui me permettaient d’anticiper le goût du public depuis le début” – Cheïka Rimitti à RFI

De 1900 à 1920, le Raï se déchire entre son registre officiel – traitant de la religion, de l’amour et de la morale, et chanté dans les fêtes et les mariages – et son registre officieux, traitant lui aussi d’amour, mais celui du pêché de chair, celui de l’ivresse et des plaisirs. Un registre chanté aussi discrètement que possible dans les souks et les tavernes. Une ambivalence forte qui collera sans cesse à la peau de ce genre musical, encore à l’aube de son succès. Dès les années 30-40, le Raï s’étend à l’Algérie toute entière et s’enorgueillit de nouvelles influences, latines et européennes notamment, et de nouvelles sonorités avec l’arrivée des guitares électriques et des trompettes qui s’acoquinent aux instruments traditionnels. Encore très anonyme, le genre connaît ses premiers concerts avec la mère spirituelle du Raï, Cheïka Rimitti, qui se produit secrètement en pleine colonisation française. “C’est moi qui ai enfanté le raï, j’en suis la doyenne. Cette musique est implantée dans mon corps, dans ma tête. Je l’ai créée avec la flûte gasbah et le tambourin gallal, sans utiliser ni stylo, ni papier. Ces deux instruments ont procréé ce style… Depuis je n’ai pas changé de formule. Et si ma musique vous semble toujours aussi bonne, c’est parce que j’avais des idées qui me permettaient d’anticiper le goût du public depuis le début” explique t-elle à RFI en 2005. Anticiper le goût du public… ou ses besoins. En effet, Cheïka Rimitti traite du quotidien et parle donc de la misère, de la guerre et de la famine, autant que de l’amour et du sexe.

Le Raï devient de plus en plus identitaire, le gouvernement ne voit pas d’un bon œil cette musique revendicative et jugée trop subversive. Un goût amer envahit la scène Raï qui continue néanmoins de s’abreuver d’autres influences, cette fois judéo-algériennes et berbères, et est obligée de travestir son nom (pour devenir parfois “musique Oranaise”) afin de fuir sa propre connotation. Comme un étendard, le Raï devient peu à peu la musique de la liberté, dans un contexte de plus en plus militarisé. Entre 60 et 90, il devient populaire et sort très rapidement de ses frontières. Dès 1985, le gouvernement reconnaît le genre musical officiellement et organise un festival Raï à Oran, évidemment couronné de succès et où se produisent les nouvelles têtes du mouvement, les chebs (” les jeunes “), citons Cheb Khaled ou Cheb Mami.

La conquête française, ou la génération Black-Blanc-Beur

On parle ici d’un homme qui a toujours refusé de faire l’éloge de la religion dans ses morceaux, qui a régulièrement parlé de sexualité” – Jack à propos de Cheb Hasni

Festival de la chanson Raï (1986) Modzik
Festival Raï (France, 1986), de gauche à droite : Cheb Mami, Cheb Khaled, Cheb Hamid, Cheb Sahraoui

Trois quarts de siècle après ses débuts, le Raï traverse la Méditerranée en deux endroits bien distincts. L’immigration qui se rue vers la France, surtout à Marseille et en Île de France, emporte avec elle des instruments, des rythmiques, des textes, des chansons ou des revendications tous teintés de Raï tandis qu’à la capitale, Mohamed Balhi, grand journaliste algérien, fait écouter à Jean Louis Hurst, grand journaliste français, tout ce que le Raï a produit et apporté au Maghreb depuis le début du siècle. Sous le charme, Hurst publie régulièrement sur le sujet dans Libération. Bobigny accueille en janvier 1986 le premier festival organisé hors du Maghreb et signe le début de l’histoire d’amour passionnée entre la France et le Raï. Les têtes d’affiche se nomment évidemment… Cheb Khaled et Cheb Mami, qui publient quelques années plus tard leurs plus grands succès respectifs : Khaled s’offre son premier gros tube en 1992, « Didi », avant d’exploser tous les records en 1996 avec son titre « Aïcha », composé par nul autre que Jean-Jacques Goldman. Un peu plus tard en 1999, Cheb Mami en duo avec Sting ouvre pour le Raï une fenêtre sur le monde, avec le titre « Désert Rose ».

Au cœur d’une histoire d’amour passionnelle – et parfois sanglante comme lors des meurtres par des intégristes du Rossignol du Raï, le jeune Cheb Hasni en 94, puis du producteur Rachid Baba Ahmed l’année suivante, jugés trop “ouverts” en pleine guerre civile algérienne, Cheb Hasni, considéré aujourd’hui encore comme le plus grand, sinon le plus emblématique chanteur raï, jouit encore aujourd’hui d’une influence qui dépasse largement le cadre de la musique. On parle ici d’un homme qui a toujours refusé de faire l’éloge de la religion dans ses morceaux, qui a régulièrement parlé de sexualité (« Nous avons fait l’amour dans une baraque mal foutue / Moi je l’ai prise, que les autres aillent se faire foutre », chante-t-il sur El Baraka) et qui n’a jamais hésité à chanter dans la rue ou à la sortie de l’école nous explique Jack. «Môme, on me connaissait dans le quartier parce que j’avais le gosier toujours déployé, le cartable jeté au loin», confiait-il à Libération en 1992. Outre-passant les règles et autres interdictions morales, voire judiciaires, le Cheb offrait là au Raï la liberté d’expression revendiquée depuis toujours par le Rap, autre style en pleine expansion à l’époque, et posait les bases d’une union pas si évidente au départ.

Autre forme d’union, la génération Black, Blanc, Beur de l’équipe de France de football ramène la première Coupe du Monde au pays en juillet 1998, quand le supergroupe 1, 2, 3 Soleils (composé de Khaled, Faudel et Rachid Taha) remplit Bercy un soir de septembre. La France nage allègrement dans le vivre-ensemble en cette année d’or.

La fusion

“On ne voulait pas d’un truc communautaire. Il fallait que cette compilation soit visible de tous” – DJ Kore

Un début de millénaire austère et une conjoncture sociale favorable à la rupture nous amène doucement mais sûrement à l’accident électoral de mai 2002. Le vivre-ensemble étant vite oublié, le Raï intéresse de moins en mois les masses. Dans l’ombre, Kore et Skalp, deux hommes présents depuis 1997 sur la scène du rap underground, produisent pour les rappeurs du moment tels qu’Eloquence ou la Scred Connexion, avant de signer chez Sony Music en 2001 et de produire par la suite pour de plus grosses pointures, citons très logiquement Rohff et Booba. En 2004 leur vient l’idée du siècle, ou ce qui se révélera en tout cas comme le coup de poker musical de la décennie 2000-2010 (bien aidé en 2005 par le lancement de la TNT et avec elle les premières chaînes nationales et publiques dédiées aux clips musicaux – Europe 2 TV, Virgin 17, …) : Mêler le rap et le R’n’B, bande-son préférée de la jeunesse, surtout banlieusarde, depuis le milieu des années 90, et le Raï, avec qui la France a lié à jamais et depuis longtemps son destin. “J’avais conscience que ça pouvait être un gros projet, mais je ne voulais pas surfer sur les clichés. On ne voulait pas d’un truc communautaire. Il fallait que cette compilation soit visible de tous. J’ai donc bataillé ferme avec Sony parce qu’il voulait la ranger au rayon ‘World Music’. On savait que Skyrock et NRJ allaient suivre, ça aurait été dommage et réducteur d’associer la compilation aux albums de Youssou N’Dour. Moi, je la voulais aux côtés de Beyoncé ou Fat Joe dans les bacs.” nous apprend DJ Kore dans une interview donnée à Noisey.

La première compilation Raï’n’B Fever voyait le jour, comportant déjà son lot de tubes en puissance : “Un Gaou à Oran” (113, Magic System et Mohamed Lamine) ou “L’orphelin” (Willy Denzey et Kader Riwan). Trois compilations supplémentaires paraîtront jusqu’en 2011, et plus de 40 artistes, dont la Sexion d’Assaut, 113, Rohhf, Big Ali, Sniper, Amel Bent et même Kelly Rowland contribueront à l’histoire d’amour entre le rap et le raï sur les compilations Raï’n’B Fever dont le morceau le plus connu, “Sobri” (Leslie et Amine), est une métaphore parfaite à l’histoire tumultueuse qu’auront connu les deux genres : un mariage entre passion et raison. Mais peut-être était-ce les deux à la fois ?