Faisons monter sur le ring deux poids lourds du rap américain. Après avoir collaboré ensemble pour accoucher du génial Watch the Throne, les deux potes Jay Z et Kanye West pensent à nouveau en solo. Magna Carta Holy Grail et Yeezus, sortis à deux semaines d’intervalle, marquent chacun un nouveau temps fort dans la création musicale. Analyse.

Jay Z a sorti en juillet dernier son 12ème album Magna Carta Holy Grail, distillant ainsi son rap avec charisme (comme d’habitude). Il fait suite au troisième opus de la saga Blueprint, sorti quatre ans auparavant. Réalisé avec les participations de Justin Timberlake, Pharrell Williams, Timbaland, Frank Ocean ou encore Rick Ross, le disque est puissant bien que peu innovant. Les morceaux old-school Heaven ainsi que l’emblématique Somewhere in America en sont les titres les plus réussis. On pourra néanmoins déplorer le fait que l’artiste autrefois assez humble, se rapproche de plus en plus de la mégalomanie connue de son acolyte. En effet, le rappeur n’hésite pas à annoncer sur le titre Crown : “You in the presence of a king / Scratch that, you in the presence of a god”. Il se compare à son tour à divers défunts artistes, comme Jean-Michel Basquiat. Dernier élément en date, Jay Z installait fièrement une énorme jaquette de son album aux côtés de l’authentique et illustre œuvre Magna Carta à la cathédrale Salisbury en Angleterre. On a vu plus délicat. On ne s’étendra pas non plus sur l’accord financier juteux avec Samsung, offrant aux possesseurs de téléphone de la marque l’accès à l’album trois jours avant sa sortie officielle. Celui qui était autrefois la « voix des jeunes » avec son tout premier single In My Lifetime sorti en 1997, s’en éloigne aujourd’hui de manière légèrement regrettable. Le rappeur vient de terminer la tournée Legends of Summer aux Etats-Unis en compagnie de Justin Timberlake, avec qui il vient tout juste de sortir le clip pour Holy Grail qui fait l’ouverture de l’album.

Kanye West a quant à lui créé la surprise en sortant le dernier album Yeezus en un temps record. Véritable successeur de l’acclamé My Beautiful Dark Twisted Fantasy sorti trois ans plus tôt, ce sixième album a en effet été réalisé en moins de trois mois. Annoncé au travers de projections simultanées sur les murs de 66 lieux connus à travers le monde, ce nouveau disque ne précède que de quelques jours la surprenante tournée de l’artiste, alors grimé en homme des neiges devant un décor panoramique de blizzard. C’est à l’intérieur d’une pyramide de verre géante que le rappeur défend sa dernière production. L’album est bien plus sombre que les œuvres de ses débuts, comme l’optimiste College Dropout (2004), le tubesque Graduation (2005) ou encore l’auto-tuné 808’s and Heartbreaks (2007). Rick Rubin aux manettes, Kanye West est le chef d’un véritable brainstorming artistique auquel participent Justin Vernon (de Bon Iver et Volcano Choir), Hudson Mohawke (du duo TNGHT), Mike Dean ou encore Noah Goldstein pour ne citer qu’eux. Un concentré de réflexion et d’inventivité. Brutale et à la fois imagée, l’œuvre prend à revers les codes du marketing en sortant aucune pochette, délibérément. On salue l’oeuvre hybride complexe, qui ne dévoile pleinement sa magie qu’après de nombreuses écoutes.

Les deux hommes savent bien s’entourer. Jay Z, ancien protégé de Big Daddy Kane au début des années 90, a parcouru beaucoup de chemin en se joignant aux grands noms du milieu hip-hop, comme Notorious Big ou Rick Rubin. Un moment directeur de l’énorme label Def Jam Recordings, le rappeur a fondé en 2008 le label Roc Nation. Jay Z a récemment fait parler de lui à travers sa prestation marathon de 6 heures sur le titre Picasso Baby au Moma de New-York en compagnie de nombreux guests réputés. L’évènement a été retransmis sur la chaîne câblée HBO. C’est sur la chaîne concurrente Showtime que sortira cette fois le 11 octobre le documentaire Made in America réalisé par Ron Howard à propos du festival du même nom supervisé par le rappeur. Kanye West est quant à lui devenu l’expert des collaborations, que ce soit pour la réalisation de ses clips vidéo (Nabil, Spike Jonze et Romain Gavras en tête) ou dans l’interminable liste de samples, de Daft Punk à Otis Redding et Nina Simone, qui seraient trop longs à énumérer. Fort de son influence sur le milieu du rap, Kanye West s’est également lancé dans la production en fondant en 2004 le label G.O.O.D Music, dont l’acronyme signifie Getting Out Our Dreams. Il a récemment fait signer le prodige Hudson Mohawke. On attend beaucoup de la nouvelle compilation Cruel Winter réunissant l’ensemble des artistes du label, qui devrait faire suite à l’épisode estival. Les rumeurs annoncent une sortie en fin d’année.

En véritables touche-à-tout, les deux artistes s’immiscent également dans le domaine de la mode. Jay Z a fondé en 1999 la société Rocawear, récemment devenue partenaire de celle de Pharrel Williams nommée Billionaire Boys Club. Auteur d’une collection relativement critiquée lors de la Fashion Week 2011 à Paris, Kanye West vient quant à lui de s’allier avec la marque française A.P.C. pour une nouvelle collection capsule très sobre qui a rencontré un fort succès commercial. Le sport n’est pas en reste. Jay Z, producteur de la dernière fournée du jeu NBA 2k, continue sur sa lancée en devenant en juin dernier agent de joueurs de basket-ball américain. Kanye West se défend également sur ce terrain. Il faisait son apparition dans une récente campagne de pub pour Nike avec l’étrange mais amusant court-métrage Black Mamba de Robert Rodriguez, où il jouait le grand méchant de l’histoire. Mi-2012 sortait en édition limitée la paire Air Yeezy II, avant une troisième version prévue pour 2015. Les deux rappeurs effectuent leur immersion jusque dans nos styles de vie. Jay Z, avec son site Life and Times réalise un réel blog de tendances actuelles à l’instar de Kanye West qui vient de lancer Donda, son agence artistique orientée design, titrée en référence au prénom de sa mère. Les deux artistes touchent donc à tous les domaines. Gare cependant à l’égarement et l’éventualité de créer un certain effet d’écœurement.

Sur le plan strictement musical, avantage à Jay Z qui semble plus stable et dont la longue carrière ne laisse pas transparaître d’erreurs majeures. L’artiste est également mieux considéré que son homologue dont les facéties et l’ego peuvent légitimement en irriter plus d’un. On saluera néanmoins la volonté de Kanye West de se renouveler sans cesse, quitte à prendre des risques conséquents. Quoi qu’on puisse en dire, le rap actuel a été grandement influencé par l’œuvre de ces deux artistes.

Par Benjamin-William Mauries