En 2013 le monde découvrait, emerveillé, les australiens de Jagwar Ma. Adulé par la critique et approuvé par The XX, Foals ou Noel Gallagher, leur premier album Howlin avait fait grand bruit. Les enfants terribles, aujourd’hui exilés au Royaume-Uni, reviennent le 14 octobre avec Every Now & Then. Une bonne occasion de rencontrer leur leader, Jono Ma pour une longue interview.

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Jono Ma : (…) tu me rappelles mon ami, Sam du studio à La Briche, dans la campagne française.

Modzik : Sérieusement ? Tu es comme chez toi ici alors ! Heureux d’être en France ?

Absolument, c’est toujours un plaisir !

Justement, pourquoi avoir décidé de revenir en France pour enregistrer votre second album ?

J’imagine qu’on a un lien personnel fort avec cet endroit, le studio de La Briche, parce que j’ai passé un long moment à aidé Sam à le construire.

Combien de temps ça vous a pris ?

Heum… 6 mois, peut-être plus !

En travaillant chaque jour ?!

Oh non pas tous les jours… Tu as déjà passé un moment dans la campagne française ?

Oui, bien sûr !

Tu y as grandi ou tu as grandi à Paris ?

Je viens du Nord de la France, oui.

Ok, alors tu comprendras, c’est comme ça quand tu cherches à construire quelque chose dans la campagne, on se disait à chaque fois : ok, on a besoin de planches de bois alors commandons-en, le délai de livraison est d’une semaine, très bien, ah oui mais c’est leurs vacances, attendons une semaine de plus alors, mais merde on aurait pu commander la semaine dernière en même temps que les câbles et donc tu perds trois semaines sans t’en rendre compte. Tu dois attendre deux semaines de plus pour qu’un électricien vienne faire les raccords électriques. Et puis on faisait des prêts à la banque aussi, il y avait des délais…

Il y a comme une paresse ambiante à la campagne, pas forcément négative d’ailleurs.

Un tempo différent en fait.

En parlant de tempo, il semblerait que vous produisez vos albums en trois parties distinctes. En Australie pour l’écriture et les idées, en France pour l’enregistrement, et en Angleterre pour le mastering et les finitions.

Absolument correct !

Pourquoi ?

Howlin a été conçu sur un processus similaire, et à la fin de l’enregistrement, qu’importe à quel point l’album nous plaisait c’est surtout le processus créatif qui nous a plu. Alors pourquoi en changer? Surtout que mon sentiment envers les studios de Sydney et de La Briche est différent, La Briche est mon endroit, mon studio. C’est un endroit où on peut se relâcher.

C’est ta maison.

Ouais, si tu vas dans un studio professionnel, le temps c’est de l’argent, tu payes le temps et c’est compliqué de te focaliser réellement sur ton travail. Londres n’est pas pareil, on a déjà l’album, le mastering n’est justement plus qu’une question de temps. C’est pour ça que j’aime beaucoup ce travail en trois actes, ça permet de changer d’environnement et je suis content que la France soit le corps de la conception, la mise en forme du projet.

Vous avez des repères qui vous confortent.

Ouais c’est ça, dès qu’on a le corps on sait que l’étape suivante est Londres, qu’on va pouvoir aller polir notre travail, lisser le tout et finaliser. End of the road.

L’album sonne comme s’il avait été conçu pour le live, vous avez d’ailleurs testé certains morceaux sur scène il me semble. Beaucoup d’artistes passent en studio, enregistrent puis livrent leur album tel quel. Pourquoi avoir cet œil sur l’avenir durant la conception ?

On a toujours eu ce rapport à la scène, on adore être sur scène. Avant d’être Jagwar Ma on était scène, scène, scène avec nos groupes respectifs. On vient de la scène. Je suis passé à la production et la MAO (musique assistée par ordinateur, ndlr) par la suite. Mais pour répondre à ta question je ne pense pas que cela relève du fait d’avoir un œil sur le futur mais plutôt d’une question de dialogue entre la musique et l’audience. En studio c’est seulement toi et la musique, alors qu’en live, le public s’ajoute à l’équation et la complexifie. C’est pour ça qu’on fait de la musique. Pour nous certes, mais aussi pour cette addition qui est de proposer ta musique à ton public.

La solitude du studio peut te méprendre, le perfectionnisme aussi. Tu peux te perdre en pensant avoir fait des erreurs. C’est une manière de garder un ancrage dans la réalité en somme ? 

Ou te perdre en pensant que tu as tout bon ! Quand tu joues en live, tu peux regarder dans les yeux d’un spectateur et analyser sa réceptivité face à un morceau inédit. C’est un savoir infini sur le projet qui est à portée si tu soumets ton travail en cours à ton public. C’est une expérience. Et je pense aussi que quand tu es sur scène, tu peux tout de suite sentir si une partie d’un morceau est trop longue, ou trop faible. Tu peux aisément sentir ces choses-là. Et prendre les décisions en conséquence.

Est-ce qu’il y a une raison particulière à cette forte présence rythmique sur l’album ? C’est très intéressant, mais ça risque d’en refroidir certains face à ce trop-plein.

Je vois ce que tu veux dire, énormément de pop et d’électronique en ce moment est construite de manière assez spacieuse, en downtempo, pour un effet easy-listening. Et c’est cool, mais j’aime beaucoup faire les choses différemment et je vais donc souvent à contresens de la tendance. J’ai beaucoup écouté Paul’s Boutique, l’album des Beastie Boys, et le travail des Dust Brothers en tant que producteur des Beastie Boys donc, mais aussi de Beck. De réelles influences, comme le remix de Andrew Weatherall pour My Bloody Valentine. J’aime énormément cette noyade de drums qui finissent par se répondre en écho. Le chaos a du bon parfois.

Il y a toujours quelque chose à entendre et à percevoir dans l’album, c’est un joyeux bordel plein de sens.

Oui, c’est de l’empilage sur de l’empilage, malgré ça j’aime beaucoup, tu peux te concentrer sur des parties différentes à chaque écoute. Tu as raison cependant, je pense que certaines personnes ne percevront que du bruit et auront du mal à comprendre.

C’est comme pour le café, il faut en boire plusieurs fois pour apprécier !

Le vin mec, le vin français !

Quel idiot ! C’est un album solaire que vous nous présentez. Est-ce qu’un jour il y aura un peu de noirceur dans un album de Jagwar Ma ?

Solaire ? Comme estival ? Joyeux ?

Oui, et quand j’y pense Gabriel (le chanteur, ndlr) a une voix très heureuse, très enthousiaste.

Je comprends ta question mais ces choses là ne sont pas conscientes, on est pas toujours heureux loin de là, mais on vient d’un endroit du monde où le soleil est omniprésent, avec du temps et de l’espace aussi. Pour tout te dire, j’ai commencé l’écriture à Londres, c’est là-bas que j’ai trouvé un tas d’idées initiales pour cet album, et Londres n’est pas nécessairement un endroit joyeux. C’est même un endroit dur, et gris, très occupé, dense et sale aussi. Il y a beaucoup de pauvreté là-bas.

Donc cette sonorité solaire peut être perçue comme une médication en fait ?

On réagit généralement à son environnement direct, en se l’appropriant ou en le combattant. Et depuis le début de mon histoire avec la musique, je ne te parle pas de la musique que tes parents écoutent et à laquelle tu es confronté, je te parle du moment où tu commences à écouter de la musique par toi même, j’écoutais énormément de musique que je rejouais sur ma guitare. Ce n’était pas des temps heureux pour ma part, mes parents venaient de divorcer et ça avait été une séparation très moche et très dure, et la musique, pour mon frère et moi, est devenue comme tu l’as justement dit une médication en ces temps troublés. Voilà le pourquoi je pense, quand tu fais de la musique joyeuse et que tu rends les gens joyeux alors tu as le sentiment de faire quelque chose de positif. Il y a déjà assez de misère dans le monde, mais peut être que le prochain album se composera de plus de désespoir et de misère, qui sait ?

Je ne te parle pas de désespoir à proprement parler mais plutôt d’une noirceur propice à apporter une profondeur, quelque chose d’assez subtil pour ne pas tomber dans le larmoyant.

En dehors de Jagwar Ma je fais beaucoup de musique électronique, sous un alias pour éviter de saboter le groupe, et c’est une opportunité pour déverser cette noirceur dont tu parles. Je l’identifie comme ça maintenant qu’on en parle.

On parlait de Londres tout à l’heure pour le mixage, c’est de nouveau Ewan Pearson qui s’y est collé ?

Effectivement ! Comme tu le sais il avait mixé le premier album, il y avait même fait quelques retouches additionnelles, c’est un très bon ami désormais alors il s’implique sincèrement. Et puis il était là aussi pour certains enregistrements. Il était un très bon catalyseur pour mon chaos dont nous parlions tout à l’heure, il sait comment épurer et embellir sans perdre l’essence des morceaux. C’est pourquoi j’aime beaucoup travailler avec lui.

J’ai connu Jagwar Ma grâce à la musique électronique justement, et plus particulièrement grâce aux Pachanga Boys qui ont remixé Come Save Me. Un magnifique remix non ?

J’adore ces mecs. C’est ma chanson favorite dans laquelle je suis impliqué, vraiment. Ils ont le génie de faire des remixes avec très peu d’éléments. Sur celui-ci ils ont pris la voix, l’arpeggio et la drum line. Ils me l’ont envoyé avant que tout le monde ne l’entende, ils s’apprêtaient à partir au Burning Man…

Ils l’ont joué sur la Robot Heart ! Tout le monde est devenu dingue.

Savoir qu’un morceau que tu as fait puisse sublimer un moment comme ça est un sentiment incomparable.

Vous êtes très proches de certains vrais producteurs de musique électronique, j’aime à prétendre qu’il y en a des faux, et tu viens de m’avouer que tu en composes toi même en secret. Est-ce important d’avoir un œil sur ce qui se fait de nos jours, surtout en terme de musique électronique qui est devenue la bande-son de notre époque ? Et de ce fait, est-ce que le groupe tend vers quelque chose de plus électronique ou, puisque tu aimes te démarquer, revenir vers quelque chose de plus acoustique en termes d’instrumentalisation ?

Très bonne question. Je pense que c’est un moment propice à l’observation de la musique. C’est à double tranchant car ça n’a jamais été aussi simple de faire de la musique qu’avec les nouveaux outils à disposition. N’importe qui peut télécharger une copie de Ableton, des samples et des plugins. C’est une bonne chose je pense, regarde la techno de Detroit et les gamins de banlieue qui ont eu accès à des 303, des 808 ou des 909 pour rien parce que les vrais musiciens trouvaient que ça ne sonnait pas comme de vraies basses ou de vraies batteries. C’est l’intention qui est devenue importante depuis, et l’expérience de la création musicale en solo. On en vient au double tranchant : tout le monde peut faire de la musique, mais tout le monde ne devrait pas faire de la musique. On a perdu le naturel du processus, la patience, la passion. Et certains arrivent à sonner très bien, mais en coulisse la sincérité à malheureusement disparu.

J’ai justement parlé de la musique sans âme avec Erol Alkan, dans cette même pièce. Et il me disait qu’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise manière de faire de la musique, seulement des différentes. Pure sagesse n’est-ce pas ? Et j’ai donc reconsidéré le fait de parler de musique de merde en me disant que c’était seulement de la musique pour d’autres gens.

Parfaitement, tout dépend de la fonction que l’on veut prêter à la musique. Ça dépend aussi de l’objectif de l’artiste et de son intention. On a le besoin que l’on mérite, non?

Certaines personnes ont juste besoin de musique simpliste, facilement appréhendable.

C’est comme ce désir collectif que les jeunes ont, ce besoin de sauter partout sur de la musique boing tututu prshhhh boing boing avec un drop toutes les trente secondes, un besoin influencé par les substances qu’ils ingèrent pour faire la fête, des besoins et un mimétisme créés par internet d’ailleurs. Et pour parler de la vraie musique électronique donc, j’ai partagé un studio à Londres avec Erol Alkan, je l’ai vu en interview là-bas et à la question : qui est le meilleur DJ de tous les temps? sa réponse a été Andrew Weatherall, et si tu veux mon avis j’aurais répondu la même chose parce qu’il est l’un des seuls sur cette voie, il possède une telle connaissance, il a compris la naissance et l’évolution de la musique électronique. C’est marrant il a une émission mensuelle sur NTS, Music’s not for Everyone. Personne ne sait vraiment ce qu’il veut dire par là, mais je pense que la meilleure signification serait de traduire par personne n’est supposé aimé la musique. Une autre interprétation, plus tordue, serait personne n’est censé aimé la même musique. Donc si un morceau était conçu pour plaire à tout le monde, ou même un burger, je pense que l’on perdrait l’individualité. Et c’est la force de tout le monde d’avoir ces individualités.

Ce serait comme gommer les caractères de chacun, pour ça il faudrait un morceau épuré, stérile.

Oui, ou bien sucré au possible. C’est pour ça que les petites choses, les sous-cultures, sont importantes. Et c’est ce que Andrew veut dire : la musique doit garder une part d’exclusivité.

Il me reste deux questions, plus légères. Premièrement j’aimerais m’inspirer et savoir quel album tu écoutes en ce moment ? Celui sur Repeat.

The Avalanches est probablement celui que j’ai le plus écouté en boucle, Since I Left You qui était sorti en 2000. Mais en ce moment…

Le tien ?

Ah non surtout pas ! Non non non, je connais des artistes qui s’écoutent, je l’écoute pendant la création mais une fois commercialisé hors de question d’y mettre une oreille. Je crois que ça doit faire mal d’entendre les erreurs ou les oublis ou d’avoir une nouvelle idée génialissime sur un produit fini. Pas de retour en arrière tu vois ?

Je te rassure, je vais avoir beaucoup de mal à écouter notre enregistrement vocal.

C’est une chose intéressante car je ne sais pas si c’est propre à chacun ou universel, j’ai un réel plaisir à écouter un album pour la première fois mais quand par exemple nous avons reçu le test pressing de notre album on avait déjà entendu dix versions d’un morceau, huit d’un autre. Alors oui, on a fait un album, un objet qui fait partie du monde désormais mais j’ai vraiment du mal à nous réécouter en fait.

Et ma dernière question, facile pour moi, beaucoup moins pour toi : Profitons de leur absence, est ce que tu as un petit secret bien sale sur tes deux acolytes ?

Oh merde, ils vont me tuer. J’en ai un sur Jack, il va me tuer… Jack adore cramer ses pets. Avec des allumettes ! Il fait ça tout le temps. On a des centaines de vidéos de lui en train de faire ça. Je pense que je peux en trouver pour Gab aussi.

Un seul suffira !

Ce n’est pas un horrible secret mais il est obligé de jeter des fruits. Partout. Avant chaque show il jette des trucs, s’il y a un plateau de fruits il en fait un bordel !

Pour évacuer le stress ?

Ouais je pense qu’inconsciemment une part de lui même en a besoin.

Et ton truc à toi pour le trac ?

Une partie de ma famille est chinoise du côté de ma mère, et quand j’étais plus jeune je faisais du kung-fu avec mon oncle, je ne dis pas que je fais des arts martiaux avant la scène mais j’invoque plutôt le self-control que t’apportes cette pratique. Gab manque de self-control justement. Je pense que beaucoup d’artistes ont ce problème et tous les trois on en apprend beaucoup sur nous même au fil du temps.


Jagwar Ma sera en tournée mondiale et passera par la France en novembre les 18 à Tourcoing, 19 à Paris, 20 à Nantes et 22 à Bordeaux. Leur album Every Now and Then sortira le 14 octobre et est d’ores et déjà en précommande sur leur site internet.