Ne l’appelez plus Antony mais Anohni. Et lui qu’on appelle désormais « elle » a bien failli être le premier artiste transgenre à se produire à la cérémonie des Oscars sans une « déprogrammation » de dernière minute. Qu’à cela ne tienne, Anohni vient de livrer son premier album solo : un disque confondant de beauté et d’une infinie tristesse sur la noirceur humaine, intitulé Hopelessness, réalisé avec le concours de deux producteurs de haute volée Oneohtrix Point Never et Hudson Mohawke. Naomi Campbell prête son image pour la vidéo de « Drone Bombe Me », le visage en larmes alors que sur la pochette, on peut lire en substance : « Comment sommes-nous devenus un virus ? » – sous entendu, pour la planète.

C’est dans une chambre cossue du Park Hyatt que son label me donne rendez-vous afin de rencontrer Anohni, et c’est après 1 h 30 d’attente que mon entrevue se confirme car, comme me le dit son attaché de presse avec un air entendu « l’espace-temps est toujours différent au Park Hyatt… »
Finalement, nous y sommes. Je m’apprête à passer un moment d’exception avec un artiste d’exception car Anohni est un être à part, comme il est d’ailleurs un artiste à part, de la même veine que les Björk, Laurie Anderson ou Marina Abramović qui font d’ailleurs partie de son cercle d’amis et l’ont toutes encouragé et conseillé lors de la réalisation de cette nouvelle œuvre magistrale.

anohni modzik

A : Bonjour, me dit-elle. Quel est ton nom ?

J : Bonjour Anohni, je m’appelle Joss, enchanté.
A : « D’ou viens-tu ?

J : « Je suis originaire du Jura mais je suis Parisien depuis une vingtaine d’années, le temps passe si vite…
A : Oui il passe tellement vite, la vie est courte, terriblement courte. As-tu perdu des amis au cours de ta vie ? »

J : (la question me désarçonne quelque peu par son côté très direct et inattendu mais je me rassérène pourtant et je lui réponds avec un air entendu) : Oui, comme tout le monde je crois hélas. On a tous perdus des êtres chers. (elle fait certainement ici référence à l’épidémie du VIH). Et de plus je connaissais des gens présents au Bataclan lors des terribles événements.
A : Cela te fait changer tes perspectives sur la vie n’est-ce pas ? C’est étrange de perdre ses amis de cette manière.

J : (j’essaie de reprendre la main sur cet entretien qui démarre bien étrangement) Nous nous voyons donc aujourd’hui pour un tout nouveau projet et sous un tout nouveau nom, qui plus est !
A : Je suis toujours la même personne. C’est comme lorsqu’une femme se marie : elle prend le nom de famille de son époux mais reste la même personne. C’est la même chose pour moi: je change juste de nom. C’est comme un nom spirituel que je choisis, plus en adéquation avec qui je suis. Durant toutes ces années, mon prénom masculin n’était approprié mais c’est celui que j’avais. Il s’est imposé à moi et j’ai pris cette décision il y a environ six mois. Cela faisait aussi partie d’un processus créatif autant que d’une quête spirituelle.

J : Et la musique est-elle aussi venue durant ce processus ?
A : De manière séparée ! (me sourit-elle) Ce sont deux projets différents, même si mon nouveau nom est sur la pochette, bien sûr ! Mais mon nom est quelque chose de personnel alors que ma musique est un projet intense et bien considéré. Cet album est très politique. Il relève d’une approche très différente de tout ce que j’ai pu faire auparavant.
J : Pour ce projet, tu as radicalement changé de paysage musical. Comment as-tu pris cette décision ?
A : J’ai commencé à travailler avec Daniel Lopatin (Oneohtrix Point Never) sur un projet que nous pensions devenir une bande son avec un environnement électronique. Mais ensuite, après avoir discuté de manière amicale avec Hudson Mohawke, il s’est mis à m’envoyer des titres et j’étais très excitée par la nouvelle dynamique qu’il apportait à ce projet. C’est là que ce dernier a pris une nouvelle tournure. Les morceaux d’Hudson ont un tel pouvoir, ils sont comme des hymnes joyeux. Cela m’a semblé comme le parfait contrepoint vis-à-vis des thèmes très durs et sombres que je voulais aborder dans mes chansons. Il y a beaucoup de colère dans les paroles et je savais que sa musique avait le pouvoir de galvaniser les gens et donnerait ainsi plus de poids à mon propos. Mes textes avaient besoin d’un environnement musical vigoureux, une musique pastorale et symphonique et celle que je faisais avant n’aurait pas fonctionné ici. Désormais, nous écoutons tous de la musique underground mais aussi Beyoncé et Kanye West. Ce n’est plus comme il y a trente ans où la musique symphonique était presque comme une sous-culture. Quand tout le monde écoutait de la new wave dans les années quatre-vingt, c’était presque considéré comme une attitude punk d’écouter du violon ! Maintenant, tout est mélangé et accessible à n’importe qui et c’est très bien comme cela ! Je voulais utiliser l’audience que l’on m’accorde afin de participer à cette conversation sur la destruction de la planète par l’Homme. Mon envie était de réaliser un album de « plastic pop » recelant un propos très dense et sérieux.

J : Le titre même de ton album est très frappant et montre du désespoir. Tu n’as plus foi en l’humanité ?
A : Ce titre m’est venu il y a longtemps et je savais qu’il serait le titre de l’album dès le début. C’est quelque chose qui m’a frappé intimement en observant le monde. Voir comment le pouvoir est organisé, mes années de réflexions sur les questions de l’environnement… tout cela a pu me faire parfois tomber dans une certaine dépression. Le désespoir n’est pas un fait mais une émotion. C’est quelque chose que je voulais partager car je ne suis pas le seul à faire ce terrible constat, à ressentir cela en regardant le monde et en songeant au futur de la planète et de l’humanité. D’un côté, je sais que mon attitude est un peu risquée. Bien sûr, si je sombrais vraiment dans le désespoir, je pense ne pas avoir été en mesure de faire encore des disques. Comme je le disais, cet album est plein de rage et tu n’exprimes pas de la rage lorsque tu es réellement désespéré. Le désespoir, c’est lorsque tu baisses les bras, tu abandonnes, et le fait même de réaliser cet album montre que je n’abandonne pas. Je veux ici partager diverses facettes du désespoir que j’ai pu éprouver dans mon existence en regardant le monde tel qu’il est aujourd’hui.

J : Si ton album comporte des parties explicitement politiques comme les titres « Execution », « Obama » ou « Drone Bomb Me », tu évoques aussi largement les plaies que nous imposons à la Terre comme dans le morceau « 4 Degrees ». Quels sont les problèmes le plus inquiétants selon toi ?
A : En fait, je pense que séparer les problèmes est illusoire et il faut bien se rendre compte que c’est le dysfonctionnement global de notre système qui induit ces troubles à divers niveaux, qu’ils touchent la flore, les animaux, la température de la planète, les ravages de la guerre, la condition humaine et jusqu’à la question du genre qui nous est imposé par les codes de notre société. Bien sûr, je pense que le réchauffement climatique est le plus préoccupant.

J : T’es-tu auto-censurée à un moment donné lors de l’écriture de cet album concernant tel ou tel sujet ?
A : J’avais peur de faire cet album. Peur de parler si vigoureusement dans des chansons et que le public n’adhère pas et rejette ce projet. Je n’avais jamais évoqué ces thèmes et encore moins chanté cela. On parle de ces choses-là dans les journaux mais pas dans la musique habituellement. Il y avait pour moi quelque chose de très fort à chanter ces mots et à adresser mon point de vue via mes chansons. J’ai encore peur aujourd’hui. J’ai déjà connu cette crainte d’aborder certaines sujets. Mais ressentir ce sentiment m’a pas appris que c’était une signe que quelque chose de puissant se trouvait derrière, quelque chose d’intéressant à exprimer. Alors je me suis fait violence. Je ne saurai que plus tard si c’était une erreur mais je me dis que toute action est utile à un degré plus ou moins fort et quoi qu’il advienne, si mon disque peut faire réfléchir quelques personnes et avoir un impact sur leurs vies, alors mon objectif aura été une réussite. Il y a peu d’artistes de renommée internationale qui ont aujourd’hui un message et un impact, comme M.I.A. ou Laurie Anderson. En Amérique, on évoque des questions tels que le seuil de pauvreté ou les problèmes raciaux mais je m’intéresse à quelque chose de plus global. La chanson « Hopelessness » traite de ce grand dessein. La question demeure : comment moi, être humain si beau et plein de ressources – l’humanité est magnifique – je peux être la cause de la fin, non seulement de notre espèce mais aussi de notre biosphère ? Et comment, connaissant cette tragédie annoncée et mon implication puis-je continuer dans cette voie ? Je ne pense pas qu’une espèce ait eu à se confronter à un dilemme pareil auparavant : être prêt à abandonner un certain niveau de vie afin d’assurer la pérennité de sa race et de son environnement. Tout réside dans nos mains aujourd’hui. C’est le grand enjeu de notre temps. Mais je pense qu’historiquement, cela résulte de tellement de cassures intersociales, à tellement de niveaux…

J : Penses-tu avoir un point de vue plus affuté que la plupart des gens ?
A : Je pense qu’en tant qu’individus transgenres ou de couleur, nous sommes plus en phase avec l’écologie car nous subissons d’une certaine manière les mêmes blessures, venant du système ou de la société. L’industrie des armes et le monde de l’agro-alimentaire exercent une pression sur la planète équivalente à celle que nous subissons de la part de la société. L’humanité porte en elle sa propre destruction mais elle peut l’empêcher si elle s’en donne vraiment les moyens : l’humanité est un virus pour la Terre en quelque sorte, comme le fut le sida pour l’Homme. Ce parallèle est utile pour comprendre que notre espèce malade, cassée, porte en elle-même les germes de sa disparition… Il y a quelque chose de très suicidaire dans notre comportement social. Je ne sais si mon album permettra aux gens d’ouvrir les yeux et je n’ai pas cette prétention mais il aura au moins le mérite d’encourager ceux qui sont déjà dans cette optique et qui pourraient se sentir seuls ou abandonnés. Dans quelle mesure je peux ouvrir une fenêtre sur la réalité, je ne sais pas. Et je refuse de croire au fantasme qu’il existe deux réalités, l’une conservatrice et l’autre libérale. Il n’y a qu’une réalité. Et il y a les gens qui mentent.

J : Tu as failli te produire sur la scène des oscars. Puis tu as été assez inexplicablement déprogrammée. Comment as-tu vécu cela ?
A : J’étais très en colère : je suis restée invitée à cette cérémonie mais j’allais me trouver en proie aux conversations sur ma participation ou plutôt ma non-participation au show. Pour ma part, je trouve logique qu’ils aient évincé une artiste transgenre devant chanter une chanson intégrée à la BO d’un documentaire mettant en avant le désastre écologique. Ce n’est pas très « Oscars et tapis rouge », vois-tu ? Mais la manière dont cela a été géré médiatiquement est assez pitoyable. Donc j’ai préféré écrire une lettre ouverte que j’ai publiée sur mon site et qui expliquait mon point de vue et les implications de ce qui s’était passé. Fort heureusement, une partie des médias a au moins reproduit mes propos plutôt que de digresser à loisir sur la question.
Hopelessness est un album à la fois dense et beau, aussi dérangeant qu’envoûtant. On pourra l’entendre aussi en live dans la tournée qui a commencé le 18 mai au Park Avenue Armory à New York où Anohni a chanté devant un écran où des visages entonnaient ses chansons de manière aussi vibrante qu’il est possible. L’album évoque la fin du monde tel que nous le connaissons et, en cela, c’est aussi tragique que terrible. Mais la musique vous enveloppe d’une manière incroyable. Écouter Hopelessness c’est vivre une expérience qui vous change, qui vous met peut-être mal à l’aise par moment mais qui vous sidère par sa beauté.

ANOHNI
Hopelessness
(Rough Trade)
anohni.com

Article originellement publié dans le numéro 48 de Modzik, disponible sur notre e-shop.