Le super-groupe d’Afrique du Sud du moment sort son premier album Musica Da Terra aujourd’hui, sur le label Teka Music. Carla Manteiga, Spoek Mathambo, et Aero Manyelo se sont entourés d’autres artistes et l’ont enregistré au Mozambique, en Angola et en Afrique du Sud. Cette identité propre à Batuk est en osmose avec l’air du temps. On ouvre les barrières pour mieux (re)trouver l’Autre. Sur fond d’afro-house et de percussions enivrantes, leur musique fait autant danser que réfléchir. Pour l’occasion, on a parlé musique engagée, dancefloor et inspirations.

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Vous avez inauguré votre tournée européenne à Paris, vendredi dernier au Petit Bain. Que ressentiez-vous avant et après le concert ?
Carla : J’étais super bien ! C’était un bon lancement. Les gens étaient plein d’énergie et d’excitation, ce qui nous a fait ressentir la même chose. C’était un bon moment où j’ai pris plaisir et je me suis amusée.
Aero : Je me suis senti bien ! J’étais très touché par le rendu de l’événement. Les gens prenaient tant de plaisir. C’est ce que je veux voir, des gens qui profitent et apprécient.

Qu’est-ce qui vous a poussé à former Batuk ?
Carla : J’ai toujours admiré Spoek Mathambo et Aero Manyelo, j’écoute leur musique depuis des années. Ce sont des producteurs de génie. L’opportunité est venue quand j’ai pu expérimenter ma voix et produire en studio avec eux. La magie s’est installée et tout est parti de là. Mon intérêt pour la musique a toujours été présent.

On est intéressés par des styles de musique complètement différents, d’influences des quatre coins du monde. C’était excitant de tout assembler.

Spoek : À propos de Batuk… je pense qu’on aime la house music avant tout. C’est de là qu’est venu notre plus grand intérêt. J’ai commencé à voyager dans le monde il y a plus de 10 ans maintenant. C’est hyper cool de voir la réaction des gens à la musique électro sud-africaine partout sur la planète.
D’aller aussi dans des lieux comme l’Angola, le Mozambique, où on est influencés par leur musique. J’adore l’échange qui se fait. Mon intérêt de travailler sur Batuk était de poursuivre ce dialogue. Faire de la musique nouvelle et intéressante, issue de cultures et de sons divers.
Aero : Je faisais mes propres projets dans la musique depuis quelques années. Et j’étais au point où j’avais besoin de les emmener à un niveau au-dessus : d’être dans un groupe ou un collectif. Quand Spoek Mathambo est venu avec l’idée de Batuk, je me suis dit « voilà, c’est là que c’est supposé être ».
Carla : Voilà ! (rires)

batuk live modzik

Batuk est un instrument, une chanson et une danse. Pourquoi avoir choisi ce symbole pour nommer votre collectif ?
Spoek : On a pensé à tellement de noms ! Mais celui-ci collait à la première chose qu’on souhaitait faire : se focaliser sur des rythmes et cultures de plusieurs parties du monde.
Avec la colonisation, l’Afrique a dû se diviser en terres, colonisée par les Arabes, les Français, les Portugais, les Anglais. Et puis nous avons les langues africaines, qui partagent aussi des choses. On voulait créer un projet qui fonctionne avec chacun. Carla parle portugais et elle a un héritage shangaan. Je parle sotho, zoulu, xhosa. Eric (Aero) parle sotho, zoulou, shangaan. Nous avons aussi l’anglais. Donc nous créons quelque chose d’assez riche.
Et Batuk était quelque chose d’intéressant, venant de plusieurs lieux (au Brésil le batuk partage le même héritage). Pour certaines personnes c’est même une religion. Avec les signes religieux, la musique… Ça sonne bien, j’apprécie vraiment (« Batuk », dit-il en imitant le son de l’instrument).
 
À ce propos, pourquoi mélangez vous plusieurs langues (portugais et anglais notamment) ? Est-ce pour toucher plus de monde par exemple ?
Spoek : Je pense que par-dessus tout, on ne mixe pas vraiment les langages. On collabore avec les gens et tout le monde parle sa propre langue. On ne crée aucune règle qui dicte laquelle on devrait parler.
Carla : Le portugais est parlé dans toutes les musiques et sur tous les continents. Beaucoup de personnes parlent portugais au Brésil, en Europe, en Amérique du Sud, en Afrique du Sud. Etant du Mozambique, c’était bien de l’utiliser.
Spoek : Je ne peux te promettre qu’à ce niveau, on peut avoir une chanson dans telle langue.

Aero : Sur notre album nous avons déjà des langues du Congo, d’Ouganda, du Soudan. Si nous venons ici et trouvons un bon vocaliste Français, on le fera chanter en français !

Spoek : En fait, tout ça c’est nos langages. Une part est due à la colonisation, mais la réalité est plus riche. C’est beau.

 

 

Comment travaillez-vous ensemble ? Racontez-nous le moment où vous créez un morceau.
Carla : On approche chaque chanson sur un angle propre. Ça pourrait être Aero qui sort un bon rythme qu’il partage avec nous. Spoek Mathambo contribue, il rajoute sa touche et je me dis « OK, c’est ce que je ressens » et j’écris.
On commence sur différentes bases. Je peux avoir une idée et ils y ajoutent de la musique par-dessus.

Spoek : Pour « Puta », on se promenait dans un quartier à Berlin et un mec a déboulé en vélo vers Carla, lui a frappé les fesses et a dit « puta ! ».

Il t’a frappée ?!
Carla : Ouais… et il m’a dit « puta ! ». C’est l’inspiration derrière ce titre. C’est à propos de ces hommes qui se croient tout permis avec les femmes. C’est de là que cette chanson est partie : de ce mec et d’un vélo !
Spoek : On n’a même pas vu ce qui arrivait. Mais elle n’arrêtait pas d’en parler. On s’est dit qu’il fallait créer un beat (qu’il reproduit en beatbox) et « Puta ! ».

Et comment as-tu réagi ?
Carla : J’étais choquée et puis j’ai ri, parce que déjà, on est à Berlin et ce mec dit « puta », qui est portugais donc j’ai compris ce qu’il disait. Il était en vélo, j’aurais pu courir après lui.
Je suis réalisatrice au théâtre également, et j’aime mettre mes expériences sur le papier, en faire quelque chose. Je n’ai pas eu le temps de réagir, donc je le mets dans mon travail.

 

 

Certains comparent votre style à Major Lazer…
Spoek : Ah oui ?!

Oui ! Mais je vous assimile plutôt à M.I.A. et Buraka Som Sistema. Vous sentez-vous proches de ces artistes ?
Aero : J’ai commencé à entendre parler de Buraka Som Sistema après qu’on ait commencé notre projet. Je connaissais Branko depuis quatre ans car on communiquait par mails sans que je sois au courant de Buraka.
Je ne suis pas vraiment sûr qu’on sonne comme eux.
Spoek : Aero fait son truc professionnellement en Afrique du Sud depuis presque 10 ans. Il a des sons qui ont une putain d’influence dans le monde entier. Donc c’est plutôt ces gens qui sonnent comme Aero Manyelo.
Moi c’est depuis 2004.
Carla : Sans dire qu’on peut être comparés, à mon avis on a les mêmes intérêts et styles. Mais de là à dire « oh, ils font le même son qu’eux », non.

Je parle justement du processus. Car vous utilisez des rythmiques similaires venues d’horizons différents, vous retournez à vos origines-mêmes etc.
Spoek : Oui, totalement.

Mais vous étiez surpris à propos de Major Lazer ?
(rires)
Spoek : Oui, c’est assez drôle.
Aero : C’est plutôt ragga.
Spoek : Des fois, oui. Le ragga utilise d’ailleurs les mêmes drum kicks que nous.

J’ai entendu parler de votre clip pour « Gira » (ndlr : en portugais « tourne », un titre contre les guerres en Afrique) qui aurait été réalisé par un fan. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Spoek : Au début de l’idée, la chanson, la volonté d’avoir cette vidéo… ça capture vraiment l’essence de quelque chose de positif et de beau.
Carla : Je pense que c’est vraiment important pour les artistes, chacun avec son médium, de passer des messages positifs au lieu de dire combien ils sont riches…
Spoek : « Ass, tities ! Ass, ass, tities, tities ! »
Aero : « I’ve got money in the bank ! »
(rires)
Carla : …On a aussi la responsabilité de diffuser des messages.
Spoek : Et puis notre musique fait danser. On veut faire bouger les gens en soirée, dans les clubs. Et on peut faire plus.

Carla : C’est assez intéressant quand tu vois par exemple des gens qui connaissent « Gira » et la signification de la chanson sur le dancefloor et ceux qui ne comprennent pas. Ceux qui en prennent conscience s’arrêtent et « ouais mec, c’est ça ! On doit arrêter cette guerre. »

 

J’aimerai maintenant aborder la réforme de la SABC (ndlr : South African Broadcasting Corporation, qui a décidé de diffuser dorénavant 90% de musique locale sur les 18 radios publiques qu’elle détient).
Spoek : 90% mama !
Carla : C’est vraiment bien.
Spoek : On n’a pas encore notre part du fromage !
Carla : Je parlais avec Aero l’autre fois et les 90% ne veulent pas nécessairement dire qu’ils diffuseront de la musique nouvelle mais qu’ils chercheront plutôt dans les archives de vieilles chansons. Je pense qu’il y a beaucoup de déception sur la musique de nos jours.
Spoek : Si tu écoutes de la musique à la radio comme on le fait, il y a beaucoup de nouvelles productions qui ne ressemblent pas à du oldschool. Metro, 5FM passent la plupart du temps de la musique urbaine, jeune.
Aero : Ils ont mis ces nouveaux artistes qui font du jazz, de la soul. Ça ne sert donc à rien pour eux de payer pour les mêmes vieilles chansons.
Spoek : Mais en même temps, on est heureux. C’est une super opportunité.
Carla : C’est un grand pas.
Spoek : Certains disent que c’est la chose la plus révolutionnaire pour l’Afrique du Sud d’aujourd’hui. La réalité, c’est que programmer de la musique étrangère à la radio correspond à un agenda de coopération. Les majors payent pour nos fuseaux de communication nationaux au gouvernement (à qui on paye des taxes). Les corporations reçoivent de l’argent et en donne pour eux en avoir en retour.
Donc aujourd’hui, c’est un bon pas en avant.
Carla : J’aimerais y être pour écouter la radio maintenant !
Spoek : Mais ça craint, parce que Batuk n’est pas à la radio.

Pas encore !

Aero : Je pense que les meilleurs shows de dance music sont ceux où on passe énormément de musique parce que les DJs de dance veulent jouer leur dernier morceau. Mais notre culture a vu l’arrivée du jazz…
Spoek : Hip-hop
Aero : Oui, le hip-hop est aussi nouveau. Hormis ces nouveaux genres, ils ont vraiment besoin de mettre du son frais. On ne dit pas qu’ils ne doivent plus mettre les chansons anciennes. Mais on est dans cette génération où les gens doivent survivre parce qu’ils ont des rêves.
Spoek : Les jeunes comme toi !
(rires)

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Pensez-vous que la musique africaine (en général) peine à s’imposer localement ou internationalement ?

Spoek : Beaucoup de musiques africaines se portent bien. Elle est juste de plus en plus en train de grandir, comme l’Afrique grandit elle-même, en devenant indépendante.

Carla : L’accueil que Batuk a reçu en Europe a été plus grand qu’en Afrique du Sud, d’où l’on vient. Je parlais à des gens à Lisbonne qui disaient que même là-bas, les musiciens sont plus attirés par l’extérieur que par leur propre territoire. Je ne sais pas comment ça se fait. Les hommes sont spontanément attirés par ce qu’il se passe en dehors.
Spoek : Je n’y crois pas vraiment. Je trouve que la musique sud-africaine marche bien en Afrique du Sud depuis très longtemps.

En parlant d’Europe, tout va très vite pour vous ces deniers temps. Etiez-vous sûrs d’avoir du succès ici ou plutôt surpris ?
Carla : Je pense que si tu travailles dur, tu dois voir les résultats. Donc je suis heureuse d’en être là.
Spoek : D’une certaine manière, ça n’a pas été si rapide. Au final, ça a commencé il y a 10-15 ans. Ça fait un bail. C’est comme si des connections et des liens avaient été tissés. De toutes ces choses compressées, certaines viennent d’autres momentums et les cultures se sont vite enrichies.
Ce n’est pas que ce soit allé vite pour nous. Les choses se sont développées lentement pour tout le monde.
Mais oui, désolé de le dire de cette manière mais j’étais sûr qu’on serait reconnus ici : les beats sont intenses, la musique est positive, les visuels sont marquants.

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Souhaitez-vous montrer une part de votre Histoire à travers la musique ? Je vois encore des personnes qui ne comprennent pas qu’un Blanc puisse être Africain, par exemple. Serait-ce un moyen de combler les parties de l’Histoire qui leur ont échappé ?
Spoek : De partager pourquoi les Blancs sont des Africains aussi ? On devrait appeler notre prochain album comme ça : White Guys Are African Too ! (rires) C’est comme ça que les Young Fathers ont appelé leur album (White Men Are Black Men Too).
Carla : Je pense qu’on a d’autres histoires à raconter.

Aero : Personnellement je veux réellement partager notre Histoire avec le monde. Je pense que je suis là pour ça.

Spoek : Tu es là pour partager l’Histoire de l’Afrique du Sud ? T’entends ça ? « C’est pour ça que je suis ici, dans cette vie ! »
(rires)
Aero : Quand tu voyages n’importe où, tout le monde parle de la musique sud-africaine. J’en suis fier parce que le nom d’ « Afrique du Sud » va perdurer jusqu’à la prochaine génération. Dans 50 ans on parlera de Batuk, Batuk quoi !

Quelle est la prochaine étape ?
Spoek : Un projet immédiat avec l’expérience de Carla dans le théâtre. On a fait de la musique pour un spectacle de danse qui va tourner dans 10 villes en Allemagne. Carla est réalisatrice et actrice donc on peut apporter notre vision sonique à ses compétences dramatiques.
On a également des performances en art (photographie, vidéos courtes) – voulant travailler de plus en plus sur des films.
Carla : C’est pour cela qu’on préfère être qualifiés de collectif plutôt que de groupe.

On peut, et on fera tout.


Musica Da Terra, sortie le 27 Mai
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