Revoilà notre couple/duo new-yorkais, Jason et eleanore, de retour sur le devant de la scène avec un second album sous le bras : plus dense, plus texturé, plus homogène aussi, certainement plus sombre, mais pourtant teinté de… rouge ! explications…

Dans quelles conditions a commencé la genèse de cet album ?

Jason : Au moment du premier album, on apprenait encore à écrire ensemble, on se faisait écouter l’un à l’autre des morceaux que l’on aimait, et on essayait de mêler tout cela avec nos personnalités. Cette fois, avec les tournées que l’on a effectuées ensemble, on se connaît beaucoup mieux et on a développé notre propre style en tant que groupe.

Eleanore : Cette fois, on était moins excités par les chansons pop : on cherchait quelque chose de différent. Quand on jouait en live les morceaux du premier album, cela n’était pas aussi pop qu’en studio, mais plus texturé, plus noisy en quelque sorte.

Jason : Nous avions, également, abordé chaque titre du premier album, comme étant le centre d’un univers spécifique. Dans ce second opus, nous avons vraiment un format album, les morceaux s’imbriquent plus les uns aux autres et se répondent. C’est voulu. De fait, l’ensemble est plus homogène, quoique…

Vous voulez donc dire qu’écouter Red Night, c’est comme entrer dans un univers à part entière ?

Jason : Oui, enfin c’est dans cet esprit que l’on a travaillé en tout cas. C’est un vrai tout, plutôt qu’une collection de morceaux…

L’histoire de cet album semble suivre aussi votre vie personnelle qui a connu quelques secousses…

Eleanore : On ne s’est jamais séparés, mais on fait tellement de choses ensemble, entre notre vie de couple et la musique, qu’il nous a fallu remettre quelques pendules à l’heure entre nous. Nous avons connu des moments durs. Nous nous sommes aussi laissés happés par le travail et la musique, au détriment de notre couple et, bien sûr, cela a rejailli sur tout l’ensemble.

Jason : Oui, on a connu de ces périodes où l’on a comme un nuage au- dessus de nos têtes, mais on s’en est sortis. Et si le ton peut sembler sombre aujourd’hui, ce n’est pas non plus 100 % autobiographique.

Eleanore : Simplement, notre état d’esprit, à certains moments, nous emmène vers des sujets plus sombres.

Jason : L’an dernier, nous avons aussi subi les pertes consécutives de Trish Keenan, chanteuse de Broadcast, des suites d’une pneumonie, et de Gerard Smith, bassiste de Tv On The Radio et ami, et cela nous a inspiré « Empty Stations ». Nous étions partis de l’idée que lorsque tu passes d’une station radio à une autre, il y a une sorte de résonance qui, selon certains, fait écho à un autre monde qui nous est inconnu.

Quels sont les thèmes qui vous ont inspirés pour ce nouvel album ?

Eleanore : Je dirais : le métro la nuit, une sensation de flottement sous l’eau, l’obscurité bien sûr…

Jason : Un morceau comme « Faded », par exemple, parle d’une solide amitié que j’ai entretenue longtemps avec un bon ami, mais qui s’est arrêtée car il est tombé dans la drogue et cela a tué ce qu’il y avait entre nous. Mais même lorsque ces morceaux nous ont été inspirés de faits réels, que nous avons connus l’un ou l’autre ; j’écrivais la première partie et Eleanore écrivait la suivante, donc il n’était plus question d’autobiographie, mais de sensations, d’émotions. Red Night est un long voyage au cours de la nuit, avec des bons moments et des moins bons, tels que la vie peut nous en réserver.

Pourquoi avez-vous choisi d’explorer spécifiquement cet aspect obscur de la vie ? Vous avez un appétit particulier pour cela ?

Jason : Non, pas vraiment. J’aime Buster Keaton, tu sais ! [Rires]

Eleanore : Bien sûr, on aime ce qui est drôle et amusant dans la vie mais, lorsqu’on y regarde de plus près, cela va néanmoins de pair avec un certain côté sombre. On adore l’humour noir, façon Beetlejuice.

Jason : Pour moi, ce disque traite de la manière dont nous pouvons nous affranchir de ce côté sombre qui nous entoure. Et habituellement, c’est tout simplement l’amour qui peut vous sauver ! Donc, même si l’on parle de mort et d’obscurité, il s’agit bien d’amour ici, en fait.

On peut aussi avoir l’impression d’un disque sur New York la nuit, c’est presque palpable, qu’en pensez-vous ?

Eleanore : En fait notre home studio n’a pas de fenêtre, c’est juste une cave, donc lors de nos longues sessions, qu’il fasse jour ou nuit, on ressentait cette plongée au cœur de la nuit.

Jason : Dans Red Night, nous avons imaginé une sorte de roadtrip d’un couple dans la nuit, dans une ville vide de gens : dans le métro, les tunnels, les rues étroites, entre les bâtiments, dans la pénombre… En fait, c’est vrai que cela rejoint des thèmes à la limite du fantastique. Et parfois, ce n’est pas la nuit, mais le brouillard…

Vous êtes basés à Brooklyn, où l’on retrouve beaucoup d’artistes. Faites- vous partie d’une bande d’amis artistes du coin ?

Jason : Le hic, c’est que nous passons tellement de temps hors de New York, en tournée et déplacements, lorsque nous rentrons à la maison, nous apprécions de nous retrouver. Nous avons néanmoins notre bande : The Rapture sont des amis de longue date, Jacques Renault, qui a remixé en son temps « Dressed in Dressden », vient souvent nous voir au studio, Nick de Chick Chick Chick, également.

Et comment avez-vous décidé : oui, cette fois, l’album est terminé ?

Jason : En fait, on a fait venir Nick, et on lui a fait écouter plein de morceaux et de versions pendant des heures, en lui demandant son avis. eleanore : Il a été tellement patient. Jason en rajoutait ensuite : « On a une autre version de ce titre. Je vais te la faire écouter ! ». Nous, à force, on ne savait plus où l’on en était, mais il nous a bien fallu trancher.

Jason : Ce qui est génial avec Warp, c’est qu’on ne ressent aucune pression de la part de notre label pour faire tel ou tel compromis. Dans ce contexte,on a vraiment de la chance car l’album est à 100 % comme on le souhaite. Ils nous imposent seulement une date butoir, sinon nous sommes complètement maîtres à bord.

Depuis le début de cette entrevue, vous me parlez d’obscurité et de noirceur… Pourtant, l’album s’intitule Red Night. Comment cette notion de rouge s’est-elle imposée à vous ?

Eleanore : En fait, il y avait cette chanson « Red Night », l’une des premières, qui nous a profondément marqués, alors qu’on poursuivait la composition de l’album.

Jason : Ce morceau représente, pour nous, le cœur de cet album. Quand on revenait sur l’album en lui-même, il nous semblait évident que c’était le plus important. Il donne aussi le tempo à l’album, tout en étant le moment le plus doux et romantique dans cet univers un peu obscur et torturé.

Eleanore : Et c’est assez évident aussi, pour tout ce que le rouge peut évoquer : le sang, le sexe, le feu, quand les lumières de la ville colorent le ciel… Tout cela fait partie de notre propre mythologie.

Peu importe que les titres soient plus arrangés rock, pop ou atmosphériques, l’un des dénominateurs communs réside dans les effets sur la voix d’Eleanore. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Jason : Sur le premier album, Eleanore aurait souhaité encore plus d’effets sur les parties vocales. C’est peut-être notre péché mignon, c’est vrai.

Eleanore : Je pense que la tonalité générale de l’album a aussi impliqué cela. Et puis, cet effet nous a semblé tellement naturel et approprié. D’autres éléments, comme les guitares, ont aussi connu des traitements sonores particuliers.

Vous écoutez d’autres artistes ?

Jason : Oui bien sûr, mais assez peu car nous n’avons pas de chaîne hi-fi dans notre studio, ni à la maison. On aime beaucoup le côté dub de Broad- cast, par exemple.

Eleanore : On a tellement joué des disques l’un à l’autre lors du premier album, que pour celui-ci, on voulait s’affranchir de tout ça et ne conserver que ce qu’on avait dans la tête. J’ai le souvenir, par contre, de la performance de cette artiste – dont j’ai oublié le nom – où elle avait installé 40 enceintes dans une pièce, de manière à recréer le même environne- ment sonore que si tu te trouvais en présence d’un chœur d’église. Chaque enceinte a sa propre bande son, sa propre voix, et l’ensemble est un chœur religieux. C’était une expérience saisissante qui nous a tous les deux beau- coup marqués, lorsque l’on travaillait sur le son même de l’album. C’est plus, ce genre d’inspiration qui nous a guidés, plutôt que d’autres artistes musicaux. Ce genre d’expérience a nourri notre disque.

Jason : On enregistre piste de voix après piste de voix, ensuite on les ré- échantillonne à nouveau. Ce qui en advient ensuite, quand on les rassemble, est tout à fait étourdissant, comme une symphonie de voix. Voilà, l’un des défis que nous nous sommes lancés sur cet album. On utilise la voix comme un instrument à part entière. Nous avons également utilisé ce procédé pour des parties instrumentales, comme les guitares. Tout cela participe de cette densité sonore que l’on voulait avoir sur l’album.

Eleanore : On aime aussi prendre des sonorités jusqu’à les tordre, au point qu’on ne puisse plus savoir ce que c’était au départ. Cette idée nous plaît beaucoup et on a joué avec également.

Vous aimez partir en tournée ?

Eleanore : En fait, cela nous donne une vie entre le Yin et le Yang : entre notre vie à Brooklyn, avec nos amis et notre couple, et la folie de la tournée, où tu vas dans des pays ou des villes dans lesquels tu ne pensais jamais aller. Nous rencontrons plein de gens, et surtout plein de gens qui aiment notre musique et c’est carrément génial. Je dirais que le seul bémol, c’est que l’on reste rarement assez longtemps pour vraiment découvrir la ville dans laquelle on se produit. On aimerait bien, d’ailleurs, se poser à Paris et en faire notre quartier général pour l’Europe, et éviter les traversées de l’Atlantique trop incessantes.

Jason : J’ajouterais surtout que n’importe quel endroit pour se produire en Europe est un million de fois mieux qu’aux Etats-Unis ! Je dis cela, surtout, en raison des trop grandes distances entre deux concerts quand on est aux Etats-Unis. On adore l’hospitalité européenne et la manière dont on est reçus.

Depuis votre premier disque, vous apportez un soin tout particulier à la présentation de vos albums. Cette fois, sur la pochette, les titres sont écrits à l’envers, mais de telle sorte que l’on puisse les lire… Pouvez-vous nous en dire plus ?

Jason : Pour la photo de couverture, il s’agit d’une collaboration avec un artiste new-yorkais, dénommé Justin XXX, qui a utilisé un procédé comparable au nôtre pour la musique, mais appliqué à l’image en prenant le scannage, la photo sur écran. Ce qui donne des effets différents, comme nous avec les pistes sonores. Mais c’est un autre artiste – berlinois cette fois – qui nous a proposé cet effet sur le lettrage du texte de l’album.

Les arts graphiques, visuels, sonores semblent être une grande source d’inspiration pour vous ?

Eleanore : Nous allons plus souvent voir des expos que d.es concerts, c’est vrai ! C’est d’ailleurs dans ce cadre, qu’une partie de notre site Web est dédiée à des artistes qui marient à la fois art et musique.

Chronique

Proposer un second album est toujours un peu périlleux, mais thith s’en sort haut la main. Red Night est un album d’une classe folle, au charme à la fois mystérieux et inquiétant, mais addictif. La précision de la production n’est pas un vain mot ici, et l’œuvre se livre peu à peu, écoute après écoute. Ce n’est pas un album d’avant-garde, mais un disque résolument ancré dans le présent, dans un présent pérenne. Red Night est d’emblée l’un des disques les plus importants et emblématiques de cette année. Cet album sent le soufre, et les impuretés des textures sonores sont ici transcendées.

The Hundred In The Hands, Red Night (Warp Records) www.thehundredinthehands.com

Propos recueillis par Joss Danjean
Photos Cédric Viollet
Réalisation Clémence Cahu