Dépassant les notions de style et de bon goût, la mode s’accroche de plus en plus à la triste réalité de son époque pour construire sa modernité, en dépit des clichés de superficialité et de futilité qui lui collent à la peau. Entre t-shirts à message comme au temps du bon vieux Che et défilés à la mise en scène plus proche du manifesto que du catwalk, les créateurs veulent refléter diverses problématiques de société. Plus les collections passent, plus la mode se taille une place sur l’agora avec des engagements politiques parfois consistants, loin de la vanité qu’on lui prête. Et si la mode œuvrait à un monde meilleur ?

Depuis le début de la course à la Maison Blanche, les médias scrutent les habits de Melania Trump pour savoir qui a osé habiller la First Lady au mari tant décrié. Sophie Théallet, la créatrice française qui a habillé Michelle Obama, le célèbre Tom Ford et bien d’autres créateurs ont clamé leur refus d’habiller la nouvelle première dame. Certains ont choisi une forme différente de résistance, plus active, en s’exprimant de plein fouet dans la presse pour manifester concrètement leur opposition. Si la polémique liée à la femme du nouveau chef d’État peut sembler risible, les élections américaines et leur résultat ont engagé les créateurs de manière inattendue sur le terrain parfois glissant de la politique. Alors Vogue US s’engageait en faveur d’Hillary Clinton pendant la campagne présidentielle, Balenciaga a affiché avec sa collection homme de l’automne-hiver 2017/18 son soutien – certes un peu tardif – pour l’ex-candidat Bernie Sanders. L’industrie du luxe revendique une certaine évolution vers un engagement politisé, encore à ses balbutiements, mais décidément bien présent  : la mode et la politique feraient-ellesdésormais  bon ménage ?

Il semble bien que oui ; les créateurs s’avancent désormais sur le champ politique par le biais du vêtement. Un véritable défi qui consiste à matérialiser des revendications en allant plus loin que les mots, sans forcément les abandonner. Suivant le sillon nauséabond semé par Trump, les créateurs répliquent aux propositions les plus problématiques du nouveau président des États-Unis. Il faut avouer qu’entre la remise en cause du droit à l’avortement, les mesures anti-LGBT et les lois anti-immigration, le nouveau Président leur donne du fil à retordre. Au travers de leur marque Namilia, le duo de créatrices Nan Li et Emilia Pfohl font passer leurs revendications avec des accents féministes grâce au slogan « My Pussy My Choice » (collection printemps-été 2016), revendiquant avant tout leur position pro sexe au sein du féminisme, avec un phallus comme motif récurrent. Pour l’hiver prochain, une armée de motardes guerrières, à mi-chemin entre Mad Max et le salon du Tuning, se tiennent « prêtes pour la Trumpocalypse », comme le clamaient leurs tops. De son côté, Diesel vient aussi au front avec sa campagne flowerpower 2.0 « Make Love not Walls » pour le printemps été 2017. Le mur frontalier avec le Mexique promis par Trump cristallise aussi l’engagement chez le créateur Ashish Gupta qui, aidé de la make-up artist Isamaya Ffrench, a maquillé les visages de ses modèles en masque de catcheur mexicain pour son défilé automne-hiver 2017/18 à Londres. Tous se rallient en faveur d’un futur plus ouvert d’esprit, une lutte qui est désormais devenue une affaire personnelle pour certains créateurs.

Évidemment, la mode n’a pas levé le poing uniquement pour faire face aux conflits liés à l’arrivée au pouvoir du président Trump. La marque HypePeace, dont le simple nom dévoile le programme, détourne les logos des marques pointues pour faire passer un message politique sur des hoodies et des t-shirts et reverse l’ensemble des profits à des associations en faveur des causes défendues. Avec sa ligne Pray pour les Syriens, elle reprend le cœur de Comme des Garçons tandis qu’un logo aux couleurs de la Palestine devient la réplique engagée du triangle de Palace, sauce HypePeace. En plaçant dans le quotidien des opinions sur des conflits éloignés pour une partie de la population, la mode fait plus que passer un message et offre la possibilité d’une prise de conscience. Ainsi, elle s’inscrit d’office dans le champ politique, soit précisément un avis exprimé aux yeux de tous, en place publique.

Mais pour entrer dans le champ politique à long terme, la mode doit composer avec son besoin de créativité et de renouvellement, quitte à faire face au reproche de récupération. Entre les clichés et le fonctionnement de son industrie, sa mobilisation peut vite être perçue comme une forme d’opportunisme. Les dents avaient déjà grincé lors du défilé Chanel pour la saison printemps été 2015. Un défilé présenté sous forme d’une manifestation de rue aux accents féministes. Les mannequins y brandissaient des pancartes aux slogans politisés, mimant la geste de la contestation. Aujourd’hui, c’est Maria Grazia Chuiri, nouvelle directrice artistique de la maison Dior – et toute première femme à la tête de la maison de luxe – qui choisit de mettre le féminisme en avant au moyen de ses premières collections, histoire de remettre la mode entre les mains des femmes. Avec Chimamanda Ngozi Adichie assise au premier rang de ses défilés et des bribes de son discours TEDx de 2013 inscrites sur les créations de Chiuri, la cause féministe portée par l’auteure nigériane semble avoir largement inspiré la directrice artistique italienne. Côté vêtement, le new look est au t-shirt blanc manifesto « We should all be feminist », aujourd’hui vendu pour un prix à trois chiffres. Nous devons tous être féministes, oui, mais à quel prix ? Cet écart entre le message inclusif et le panel forcément restreint des consommatrices et consommateurs possibles n’a pas manqué d’être pointé du doigt, questionnant la démarche de la créatrice. Qui était réellement visé par cette déclaration ? Toutes les femmes et hommes émancipés du monde, ou le portefeuille bien garni de la clientèle Dior ? Si l’industrie redonne petit à petit la main aux femmes à la tête de maisons de couture, à l’instar de Clare Waight Keller nommée chez Givenchy pour succéder à Ricardo Tisci, la politique féministe à l’échelle du consommateur suscite beaucoup plus de polémique.

Bien que contesté, à son échelle, ce simple t-shirt participe ainsi à créer un engouement autour de l’empowerment de la femme – à savoir l’autonomisation des femmes à travers l’acquisition et l’accroissement de leur pouvoir en société – mais il semble également surfer sur la vague d’un phénomène qui a mis plusieurs décennies à se construire. D’un autre côté, a-t-on le droit de douter de la sincérité d’une telle revendication, surtout lorsqu’elle émane d’une femme ? Son statut de marque de luxe doit-il prendre le pas sur l’engagement de ceux qui façonnent et font évoluer la maison Dior ? Premier pas d’un engagement, la diffusion d’un message devrait logiquement se doubler d’actions pour réaffirmer la teneur féministe de la démarche. Prabal Gurung s’est engagé lui aussi sur la pente glissante des t-shirts à message édités en version luxe lors de son dernier défilé, rendant tout de même hommage à la musicienne et militante féministe Alix Dobkin, immortalisée en 1975 par la photographe Liza Cowan. Le t-shirt emblématique d’Alix comme de Prabal au slogan « Future is Female » (crée pour l’ouverture de la première librairie new-yorkaise dédiée aux femmes) reste malheureusement d’actualité, preuve qu’on court toujours derrière le futur. Le créateur américain saisit cependant l’occasion pour faire passer d’autres messages sur t-shirt lors du même catwalk. Avec « I have a dream », il se rapproche ainsi d’une pensée militante antiraciste, toujours avec légèreté. Si les prises de conscience politique de ce milieu privilégié devant les problèmes qui touchent le reste du monde au quotidien sont à saluer, elles n’en changent pas pour autant la face du monde.

Pour celles qui n’ont pas les moyens d’affirmer leur engagement en Dior ou en Prabal Gurung, la fast-fashion n’a pas manqué de réagir promptement, livrant sa propre version tout aussi inclusive du féminisme. Avec sa campagne She’s a Lady pour l’automne-hiver 2016/17, H&M souhaitait célébrer les femmes dans leur diversité. Sauf que certains n’ont pas oublié que, malgré leur bonne volonté marketing de rallier une clientèle variée, H&M exclut d’une les grandes tailles de leurs rayons mais assure aussi ses petits prix grâce au travail de femmes mal payées. Avec une majorité d’employées dans des usines situées au Cambodge et en Inde, elles travaillent dans des conditions déplorables et, en retour, ne reçoivent certainement pas de quoi se payer un t-shirt de la marque comme le dénonçait le rapport de l’Asia Floor Wages Alliance en 2016. Les sweat-shirts « Squad Goals » ne suffiront pas à faire entrer le Suédois au panthéon des défenseurs de la cause féministe. En dehors de la lutte initiale qui oppose le féminisme à une société sexiste, c’est la prise de position des marques et leur légitimité sur ce terrain qui ont été remises en question. Le luxe politisé qui se veut fédérateur tout en étant accessible qu’à une élite, ainsi que les vêtements aux messages émancipateurs qui ne semblent pas prendre en compte la cause des femmes qui les fabriquent, nous montrent ainsi que les marques se heurtent à leurs propres contradictions, malgré leur bonne volonté. Et si le fameux t-shirt au message politisé, finissait au fond d’un placard d’ici quelques saisons ? Une insinuation qui lie l’engagement politique des marques de mode à la simple volonté de profits et ferait donc de la politique une simple tendance passagère.

Une porte de sortie semble cependant se dessiner. Lorsque les bonnets roses de la Women’s March de janvier dernier, signe de ralliement à l’initiative des citoyennes, s’invitent chez Missoni qui reverse une partie des profits aux associations American Civil Liberties Union et UN Refugee Agency – s’occupant respectivement des libertés civiles ainsi que des réfugiés – l’engagement politique vestimentaire prend un nouveau tournant. Celui d’une mode où le vêtement est autant le vecteur d’un message qu’un moyen d’action. Pour l’avenir, on lui conseille le programme suivant : un engagement politique toujours plus fort, tout en se donnant les moyens de remettre en question son propre modèle pour résoudre les problématiques qui la minent, du capitalisme dévorant au gaspillage, sans oublier un manque de diversité criant.

Article originellement publié dans le numéro #51 de MODZIK, disponible ici.