Une nouvelle vague d’artistes se réclame de la chanteuse disparue il y a 16 ans : elle aurait décloisonné le R’n’B ainsi que les normes de genre du milieu musical. État des lieux.

par EVA BOUILLON

En décembre dernier, Missy Elliott célébrait les 20 ans de l’album One in a million d’Aaliyah, sur son Instagram. « Il n’y a pas un jour sans que tu inspires de nouveaux artistes par ta musique et ton style intemporels » – l’éloge de la MC, ancienne amie et collaboratrice, à la chanteuse disparue en 2001 sonne toujours juste. En effet, Aaliyah, symbole d’un R’n’B des années 2000 et pionnière d’un look androgyne et sexy, n’a jamais été aussi d’actualité, tant chez les anciens qu’à travers la nouvelle génération mode et musique. En 2016, Drake sort « Talk Is Cheap », morceau basé sur des enregistrements inédits de la chanteuse, et énième collaboration fictive du rappeur, qui s’est déjà tatoué son visage dans le dos.

Tommy Hilfiger, quant à lui, dévoile une collection capsule aux bandeaux et crop-tops autrefois portés par la chanteuse, alors égérie de la marque. Sans compter l’hommage du rappeur Fabolous, qui porte un maillot de basket marquée de son nom – réplique exacte d’une pièce de son vestiaire – sur le tapis rouge des MTV Video Music Awards en 2016. Les stars Rihanna et Kylie Jenner, arborent récemment une parka militaire réversible, clin d’oeil aux vestes camouflages de la musicienne.Cependant, le réel héritage de la princesse du R’n’B n’est pas uniquement fait de références directes. Si Aaliyah est aujourd’hui plus présente que jamais, c’est parce que son style a su s’actualiser au climat actuel : un look androgyne faisant écho à l’implosion de la question du genre dans la mode, ainsi que des sonorités hybrides, s’accordant avec l’éclectisme des artistes hip-hop aujourd’hui.

Engagée, malgré elle

1994 marque le début de sa carrière avec l’album Age ain’t nothing but a number, produit par R.Kelly. 6 millions de copies vendues plus tard, et c’est le début d’une ascension et d’une renommée jusqu’ici éternelles. Plus que favorables, les critiques de l’époque vantent cet album – il aurait redéfini le R’n’B, éloge toujours d’actualité lorsque des artistes la cite, pour mieux réinventer ce genre musical. « Aaliyah entretient un mythe, on ne cesse de se demander ce qu’elle aurait fait si elle était toujours là », explique Eloïse Bouton, journaliste et créatrice de Madame Rap, site promouvant la visibilité des rappeuses. Aaliyah s’impose comme une (re)créatrice de normes musicales.

Loin des modèles ultra-féminisés à la Destiny’s Child, sa singularité était d’offrir une autre image de la femme noire : « Elle avait une corporalité ambigüe et donnait à voir autre chose qu’un portait de femme noire avec des gros seins et des grosses fesses. En somme, elle représentait l’inverse du cliché de la fille sexuellement active », argumente la journaliste. L’ambiguïté est au coeur du style vestimentaire d’Aaliyah. Selon John Christopher Farley, auteur du livre Aaliyah : More than a woman « Aaliyah naviguait avec aise entre deux mondes […] Elle pouvait traîner avec les mecs, sans leur faire oublier qu’elle était une femme, elle réconciliait ces deux pôles opposés du milieu […] et mettait toute l’industrie musicale face à ses propres contradictions », dévoilant ainsi combien l’industrie reposait sur des stéréotypes à la fois racistes et sexistes. Ce modèle de jeunesse alternative – rappelons qu’elle avait 15 ans en 1994 – participait ainsi à l’établissement d’une figure d’empowerment (ndlr : prise de pouvoir), concept devenu clé dans les milieux afro-féministes. D’une instrumental rock à une tenue gothique, elle déconstruisait les normes, et posait les bases d’un engagement pop noir primordial dans le contexte américain.

Casser les codes, décloisonner les genres

Ainsi, Abra, l’interprète du hit « Fruit », qui la cite comme une de ses influences premières, a grandi en écoutant des groupes de rock tels que Green Day ou Linkin Park, qu’elle fusionne aujourd’hui avec des sonorités R’n’B rétro. Ses mashups ne sont pas sans rappeler les productions mêlant house, rock et techno de celle qu’on appelait « Baby Girl ». Idem pour la rappeuse canadienne Tommy Genesis, membre du même label, qui reprend des arrangements punk et métal, sur lesquels elle rappe, dans des clips qu’elle réalise elle-même en arborant des t-shirts Motörhead. FKA Twigs, artiste londonienne, défie les frontières en incorporant des sons industriels, trip-hop et des arts vivants dans ses chorégraphies. Cette nouvelle génération remet à jour une musique hors-norme, refusant d’être catégorisée par la couleur de celle qui la chante et les attentes allant avec : « F***k le R’n’b et le Alt’ R’n’b, si j’étais blonde aux yeux bleus vous ne mettriez jamais ma musique dans une case ; je suis métisse et soudain, cela détermine mon style musical », s’exclame Twigs sur les réseaux sociaux, se défendant d’une créativité hybride.

Cette explosion se vit aussi du côté du genre masculin, où l’influence androgyne d’Aaliyah permet à une génération de chanteurs de s’exprimer autrement que par des refrains virilistes. Dès lors, Frank Ocean – qui a d’ailleurs repris un titre d’Aaliyah (« At your Best ») lors de l’anniversaire de sa mort en 2016 – est l’une des incarnations de cette sensibilité libérée et décomplexée. Avec ses balades parlant de vie intime et de parcours spirituel, ses falsettos, et son admiration pour des figures féminines comme Erykah Badu, il produit un résultat doucement queer et assumé. Quant à Miguel, par son look très emo, sa délicatesse et ses références à Prince, il a su aussi se détacher des attentes masculines des chanteurs du genre. Tous remercient à leur façon la chanteuse pour les graines qu’elle a semées à son époque.

Icône musique et mode, Aaliyah transcende le temps, comme ces artistes jeunes morts au sommet de leur gloire. Sensibilité queer, politique, elle révèle pour mieux démanteler l’intersection entre race, classe et sexe. « I stay true to myself and my style, I am always pushing to be aware of that and be original » a-t-elle dit, et c’est plus vrai que jamais.

En bonus, nos 2 remixes préférés – Grosse ambiance à la rédaction :