Oubliez le sable fin, les bikinis et autres clichés bob-marleyisant : Kingston s’inscrit dans l’ultra-contemporanéité et la diversité en dévoilant son nouveau visage au pouvoir tout aussi multiculturel que global.

Texte : Alice Pfeiffer
Photos : Kacey Jeffers 

En France, une chose aussi simple qu’aller chercher un colis à la Poste ou changer le nom sur sa boîte aux lettres devient une affaire de bureaucratie, d’interrogations dignes du KGB, et de sourcils froncés. En Jamaïque, il suffit d’un coup de jerk fish magique pour qu’un petit déjeuner mène à un édito de mode impromptu, à faire saliver Diana Vreeland au zénith de sa décadence. Revenons au début du printemps. Elisabeta Tudor, votre chère et tendre rédactrice en chef et ma fidèle amie, collègue et sœur de complaintes existentielles quotidiennes, et moi-même, étions à Kingston pour des vacances en amoureuses (ou presque). Ackee and Saltfish en bouche, nous hurlions notre amour partagé pour Rihanna et son clip venant alors de sortir, « Work », au beau milieu de la salle de repas. Fraülein Tudor me lance, sur le ton d’un « Cap ou pas cap », «Chiche! Je fais un shoot comme dans le bar à rhum du clip [tourné à Toronto, nous apprendrons par la suite à notre grande déception]. Ou sinon on part s’acheter la robe-filet jaune verte rouge que porte Riri.» Notre enthousiasme ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd. S’approche de nous un joli jeune homme, qui répond au nom curieusement familier de Kacey Jeffers. Ce photographe de mode originaire de l’île de Niévès est un habitué de i-D, Wonderland Magazine ou encore du New York Magazine, pour ne citer qu’eux. À notre enthousiasme, il voit déjà une solution (à l’édito Bad Gal-isant, pas la perspective de voir deux roumaines pâles comme des meringues se glisser dans des robes-jambonneau). Il est partant, et disponible jusqu’à ce soir. Le compte à rebours commence. En deux temps trois mouvements, l’agence de mannequinat Saint International, l’équivalent d’Élite pour les Caraïbes, nous déniche trois New Faces, une poignée de vêtements de créateurs locaux – et voilà la fine équipe en route pour Down Town Kingston. Jeffers n’a évidemment pas recréé le clip de Rihanna, fort conscient qu’entre hommage et appropriation, il n’y a qu’un cheveu (cf. les locks de Justin Bieber). Ce que le photographe et son équipe ont conservé, c’est l’esprit hybride et affranchi de tout cliché de la chanteuse de la Barbade.

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Autrement dit : un shoot en Jamaïque, ok. Avec des mannequins locaux, génial. Mais hors de question de créer des images qui suggèrent « exotisme », « ethnique » ou « sensualité sur plage brûlante ». Jeffers a ainsi voulu inscrire Kingston dans un paysage de mode globalisé et métissé, ou l’allure, le style, le swag, priment sur tout a priori racial. Ça vous paraît évident ? À moi aussi. Et pourtant le luxe patauge dans les clichés discriminatoires, parfois même sans s’en rendre compte. Jusqu’à très récemment, les mannequins noires avaient le choix entre deux stéréotypes – le style « Warrior » ou « Hip-hop » – à tout jamais emprisonnés entre un fantasme africanisant colonisateur ou une vision réductrice des Afro-Américains. «Un mannequin black par défilé, pas deux, ça pourrait brouiller le message», ai-je entendu dire des directeurs de casting, sans gêne aucune. De quel message parlait-il exactement ? De la blancheur de rigueur quand on vend un logo, enrobé d’un fantasme de reconnaissance occidentale ? Il faut le croire, puisqu’environ 80 % des podiums sont dominés par des visages blancs, selon le dernier Diversity Report du Fashion Spot.

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Oui, une femme peut écouter de la musique industrielle et avoir perpétuellement l’air de sortir d’un after au Berghain, sans être blonde aux yeux bleus

C’est précisément là qu’intervient Deiwght Peters, fondateur de l’agence de mannequins Saint International, qui avec Kacey Jeffers et son équipe, a rendu ce shooting mode possible. Aux marques de mode et de luxe les plus white washed, il trouve le physique et l’aura métisse et noire équivalente à leur vision laiteuse. Oui, une femme peut évidemment porter du Céline en se noyant dans du thé tiède et du Wittgenstein, sans être couleur beurre demi-sel. Oui, une femme peut écouter de la musique industrielle et avoir perpétuellement l’air de sortir d’un after au Berghain, sans être blonde aux yeux bleus. Voici une nouvelle génération de mannequins jamaïcains adoubée par le Vogue US, qui «montre l’immense diversité au sein d’une race» dixit Deiwght. Aujourd’hui, il se bat pour un monde où les goûts musicaux et les choix vestimentaires soient plus définissants que la carnation. Pour une industrie du mannequinat et une image de la femme où la grâce, le panache, le raffinement et un port de tête dit aristocratique sont des qualités universelles, et non pas une façon de perpétuer un privilège blanc. Voilà où nous en sommes : dans la réécriture des fantasmes, pour un quotidien plus inclusif, qui élargira la réalité autant que les rêves. modzik_kacey_jeffers16-2