Le sexe fait vendre et la mode n’est pas la seule à avoir fait de la chair un concept marketing juteux pour ses affaires. Mais elle a choisi d’aller plus loin dans la provocation en flirtant avec le porno. En mutation constante, celui-ci finira-t-il par devenir un objet de tendance comme les autres ? Décryptage Not Safe for Work.

Éloignés de prime abord, la mode et le porno sont unis par la nature de leurs productions : tous deux travaillent sur l’image. Pour Ludivine Demol, chercheuse en sciences sociales, le porno se dé nit comme « une production culturelle mettant en scène des représentations explicites de la sexualité sur des supports divers. On a tendance à dire qu’elle a vocation à exciter le consommateur ou la consommatrice – une réception qui n’a pas forcément lieu ». La mode, elle, produit des représentations visant le désir et la consommation de vêtements. Deux mondes au fonctionnement pas si différent qui se rencontrent régulièrement depuis près de vingt ans. Le porno chic, tendance chérie de la mode au début des années 2000, tire son origine des productions pornographiques des années 70. Poussés par des lois restrictives, les films se parent d’une valeur artistique pour échapper aux poursuites en justice. De ces tentatives naissent Deep Throat, Debbie Does Dallas et autres films au succès légendaire qui font entrer malgré lui le porn dans la pop culture. Musique, littérature, dessin, cinéma légitime et mode flirtent sans complexe avec le porno à l’aube du 21ème siècle. Tom Ford et Gucci s’enfoncent dans cette brèche juteuse pour en faire une signature visuelle devenue un modèle du genre. À bien y regarder, cette imagerie explicite n’a rien de très porno mais la mise en scène irréelle tient bien de la représentation.

Tom Ford, 2007

Depuis, le porno a évolué. Aux physiques formatés par les clichés hétérosexuels, on privilégie la ‘girl next door’, fantasme au succès flamboyant. Beaucoup ont aujourd’hui claqué la porte des studios car l’industrie n’est pas tendre avec ses actrices. Cachets revus à la baisse, réalisateurs et acteurs peu scrupuleux, elles sortent désormais de l’ombre et participent à la relative disgrâce des bons vieux studios porn, qui continuent pourtant de prospérer. Entre temps, les actrices Sasha Grey, Stoya ou Jessie Andrews ont fait leur bout de chemin dans la mode. Publicités pour American Apparel, shootings photos léchés pour magazines de mode, la ‘girl next door’ séduit au-delà du porno. Un croisement proli que comme en témoigne le jeu en ligne Fashion or Porn ? de NSS Magazine qui teste notre capacité à distinguer photos porno et mode, un challenge plus dif cile qu’il n’y paraît. Mais cet engoue- ment pour un type de pornstar révèle les doubles standards de la mode et de l’industrie du X, pas si tolérants. D’un côté, le X, qui, malgré des physiques moins typés, conserve des choix de ‘girl next door’ conventionnels. De l’autre, la mode qui ne s’encanaille qu’avec des actrices en phase avec ses canons de beauté.

Faye Reagan pour American Apparel

Alors que les actrices exposent les drames du porno au grand jour – comme Stoya dénonçant le viol de son collègue et compagnon James Deen – certaines ont choisi de changer l’industrie à leur manière, œuvrant depuis plusieurs années déjà. Adieu les studios Brazzers, Evil Angel, Digital Playground et autres Bang Bros, trop mainstream pour être honnête. Le raffinement est de mise avec LustCinema, Four Chambers, Lucie Blush, Inside Flesh ou Pink and White Productions. Maîtrisant parfaitement productions et communication, ces studios ont gagné le marché avec leur révolution éthique et esthétique. Tournées en haute qualité, avec une lumière plus flatteuse qu’un filtre Snapchat, leurs productions n’ont rien à envier à celles des meilleurs vidéastes. « Les nouvelles technologies ont permis de créer du contenu à coût moindre, favorisant la création à petite échelle, et notamment la création de marge, car on n’a désormais plus besoin de capital financier préalable pour créer », ajoute Ludivine Demol. Une contrainte de moins qui permet au porn d’être plus politique : « Les impératifs ne sont plus les mêmes donc les objectifs changent ». Un embellissement qui plaît par sa qualité d’image et ses représentations des sexualités diversifiées : plus réalistes, inclusives et respectueuses, avec un positionnement féministe et pro-sexe. Erika Lust explore les fantasmes du quotidien avec talent, Four Chambers, de son côté, propose un porn plus abstrait, presque artistique. Plus belle, mieux intentionnée, cette scène porno a tout pour plaire : « Elle se rapproche de l’art et parle à un autre public. Elle peut aussi se voir comme une volonté de se démarquer du porn classique et participe à la déculpabilisation de la consommation car elle se justi e autrement. On peut dire que c’est l’image qui nous intéresse et pas seulement parce que ça nous excite » précise Ludivine. Idem pour l’aspect politique, qui réconcilie lui aussi désir intime et opinion publique : « On a d’un côté des films qui ne répondent pas aux idéaux politiques d’une classe sociale et de l’autre, des productions qui montrent que le consommateur est sensible à l’esthétique, qu’il a eu accès à une culture ».

De son côté, l’industrie de la mode a revu elle aussi ses préférences. Porno chic et ‘girls next door’ remplissaient à merveille les contraintes marketing mais traînent un héritage trop sexiste pour être des modèles de renouvellement et d’ouverture. Suivant la même voie que le porn, la tendance est aux corps réels avec leurs défauts. Un éloge du banal qui inclut la sexualité et le porn, de la routine intime aux productions arty. Pour le printemps-été 2016, Vivienne Westwood affichait Colby Keller dans sa campagne, acteur bien connu du porno gay et Diesel s’offrait un espace publicitairesur le plus célèbre des tubes (les plateformes de porn en streaming gratuit), Pornhub. Le défilé printemps-été 2017 de Hood by Air était sponsorisé par le même site. Si le lien avec le porno est direct, la provocation s’arrête ici et l’acte sexuel est mis de côté. D’autres ont choisi de jouer le jeu à fond comme BCALLA, designer queer basé à New York. Lui aussi avait choisi Colby Keller comme égérie pour sa campagne vidéo de l’automne-hiver 2015 mais dans le feu de l’action plutôt que comme simple mannequin. Au même moment, Eckhaus Latta sortait sa campagne vidéo avec un corps masculin nu, le sexe couvert de saumon fumé. Aujourd’hui, la marque s’est jetée dans le grand bain avec une campagne plus porn qu’arty, 100% explicite et réaliste. Les couples normaux de toute orientation photographiés par Heji Shin en plein acte sexuel ont suscité leur lot de réactions sur Internet et les réseaux sociaux. La même localisation numérique qui a permis aux nouveaux studios d’émerger. Accessibles plus rapidement aux consommateurs, le porno passe de la sphère privée aux plateformes d’échanges. « La technologie permet de diffuser et de passer à une consommation partagée : on like une vidéo sur un tube, on la commente sur Twitter et on crée ses propres gifs porno sur Tumblr ». Comme le porno chic, le X d’aujourd’hui se popularise à grande vitesse, inlassablement récupéré par la pop culture et la mode. « Il va certainement apporter une norme supplémentaire à la consommation porno, sans pour autant remplacer les autres » explique Ludivine. Plus consensuel, ne risque-t-il pas de perdre l’odeur de souffre qui plaît tant aux communicants ? Du chic au vulgaire, il n’y a qu’un pas que le X franchit à l’appréciation du consommateur. Mais la sexualité elle aussi évolue. « Les dessins de pin-up d’hier étaient du matériel pornographique, aujourd’hui elles sont à peine érotique » rappelle Ludivine. Seul le temps peut avoir raison du X – la mode elle se contente de jouer avec.

Eckhaus Latta SS17