par Eva Bouillon

Figure omniprésente chez les humoristes et dans les comédies, ce personnage récurrent serait-il plus problématique qu’il ne le semble? Le blédard cacherait-t-il une forme de racisme démocratisé ?

Un chauffeur de taxi n’affiche pas libre, mais il s’arrête tout de même : il y a déjà huit passagers entassés dans son véhicule. Une neuvième personne s’engouffre tant bien que mal dedans, enjambe des légumes, avant d’être embarquée vers une destination non choisie. Cette dernière, visiblement déroutée, n’est autre que Gad Elmaleh, et nous sommes en réalité en train d’assister au sketch comparant Uber au chauffeur de taxi marocain, présenté lors de son nouveau spectacle, Gad Elmaleh part en live.

Au fil de la représentation, il imitera également un père maghrébin et un voyageur d’origine arabe à la douane. Celui que ses fans attendaient impatiemment est revenu : le blédard – à savoir, un individu au lourd accent de son bled (en l’occurrence, le Maroc), risible et touchant par ses décalages culturels et ses faux pas fanfaronnesques. Chez Gad Elmaleh, le blédard se fait caméléon, incarné par un pilote, un hôtelier ou encore l’emblématique Chouchou, une prostituée nord-africaine qui remporte un si vif succès qu’un film éponyme a vu le jour en 2002. Mais qu’est-ce qu’un blédard exactement ? Petit rappel. Le terme émerge d’abord de l’argot désignant un soldat en campagne en Afrique du Nord, durant la période coloniale. Il devenait ainsi « blédard », par rapport au « bled » dans lequel il était envoyé (la région campagnarde d’Afrique du Nord, perçue comme  un « trou paumé »).

Mais Gad Elmaleh n’est pas le seul à recourir à cette figure humoristique pour rappeler d’où il vient – et là où il ne retournera plus. Les exemples récents se multiplient : on peut penser à la lettre du cousin camerounais de l’humoriste Thomas Ngijol, ainsi qu’à la mama africaine interprétée par le malien Issa Doumbia ou par l’ivoirienne Claudia Tagbo, ou le vieux sage sénégalais de Ahmed Sylla. Tous ces personnages évoqués ont peu en commun, excepté une chose : ils proviennent de l’imagination d’une nouvelle génération d’humoristes, issus de territoires ex-coloniaux. Tous font le pont entre leurs origines et la France actuelle, en imitant inlassablement un blédard, avant de revenir rapidement à leur accent parfaitement français.

Cette célébration apparente d’un multiculturalisme conçu pour le grand public à tout l’air d’une bonne nouvelle. Jusqu’au jour où les humoristes Kev Adams et Gad Elmaleh, eux-mêmes habitués à ce genre de sketchs, provoquent la polémique quand ils se déguisent en homme chinois traditionnel terriblement caricatural. Sans surprise, les internautes explosent devant une autre imitation aux airs dérangeants de Michel Leeb, accusé de racisme au fil de sa carrière pour des pastilles comme Le Touriste Chinois (1986).

Hormis la triste réalité que le racisme anti-asiatique est trop peu reconnu en France, d’autres questions surgissent. Peut-on rire de quelqu’un qui ne nous ressemble pas ? Peut-on se moquer en tant que personne occidentale, de quelqu’un qui ne l’est pas ? Quels mécanismes d’oppression reproduisent ces comédiens ? Plus exactement, le blédard cacherait-t-il une forme de racisme démocratisé ? «  Aujourd’hui, il est couramment utilisé : Antillais, Maghrébins, tous parlent de leur territoire d’origine comme d’un bled  », remarque Françoise Simasotchi-Bronès, Maître de conférences à l’Université Paris VIII Vincennes Saint-Denis, et spécialisée en littératures francophones et problématiques coloniales. Le sens du mot blédard a donc ensuite évolué, désignant toute personne issue de l’immigration. Or, le caractère réducteur du mot demeure. « Ce mot a hérité du contenu péjoratif du bled  : il vient de la «  brousse  », un endroit encore sauvage, donc en opposition à la (civilisation de la) ville », précise Françoise Simasotchi-Bronès.

L’utilisation du blédard dans l’humour remonte à loin et constitue un récit historique parallèle à la France. Le tunisien Elie Kakou mettait déjà en scène cette différence avec Madame Sarfati, une grand-mère juive aux seins lourds, au tablier perpétuel, à la tête couverte, et aux répliques cultes : «  Je ne suis pas grosse, je suis dilatée ».         À travers ce personnage, Elie Kakou évoquait également le départ du Maghreb pour Marseille de sa propre famille, dans les années 60, comme beaucoup de juifs séfarades en période d’après-guerre. Pour Jamel Debbouze, élevé à Trappes dans une famille marocaine modeste, son personnage de scène navigue constamment entre le jeune homme français qu’il est, et son appartenance à une culture discriminée. Omar Sy, quant à lui, d’origine peuhl et élevé à Trappes également, se fait connaître pour ses sketchs du service après-vente, où il imite des accents mauritaniens et sénégalais en tous genres, tantôt un « homo africain » tantôt un « blédard ouest-af » portant une coiffe en léopard. L’humour blédard serait-il un moyen d’échapper à la discrimination, en créant une forme d’autodérision permanente?

Cet humour est ambigu : d’un côté, c’est un acte de protection anticipé au racisme ambiant, tout comme une marque de fierté liée aux origines de l’humoriste en question. De l’autre, c’est un rappel que l’on a dépassé le stade du blédard, une façon de souligner sa propre intégration réussie. « Le blédard correspond à une notion de classe dans l’immigration, c’est une façon de mesurer son succès par rapport à soi, sans passer par une démonstration liée à la réussite financière », analyse la sociologue Carol Mann, qui ajoute qu’on est « toujours le blédard de quelqu’un ; en réalité, celui-ci est le début d’un processus d’intégration, une première étape stigmatisée à laquelle tout immigré voudrait échapper ».

Alors, même si ces comédiens ne voient probablement pas de mal à invoquer ces figures familières, mais étrangères pour la majorité de leur public, ils montrent – inconsciemment ou non – à quel point ils ont pu concrétiser un légitime désir d’ascension sociale ; une ascension à laquelle leurs parents n’auront jamais eu accès. En réalité, ils ne veulent pas être un blédard, ils se contentent de le jouer. Et ils donnent par la même occasion l’autorisation à leur public d’en rire.

Fadily Camara, jeune comédienne du Jamel Comedy Club a bien compris ce problème. Dans l’un de ses shows, elle décrit l’attitude qu’ont les gens envers elle : sous couvert d’un humour mal placé, ils prennent un accent (africain ?) pour lui parler. La jeune femme rétorque qu’on peut lui parler normalement. « Un accent, ça peut être un handicap. Ça vous viendrait à l’esprit d’imiter un handicapé ? ».  Rit-on avec le blédard, ou rit-on de lui ? C’est un mélange des deux, et là est le problème qui fait polémique.